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Illustration de Florian Nalenne.
Santé

Dans la tête des gens qui gèrent leur vie comme un workflow

Comme une révolution silencieuse, nous confions à ces outils la gestion détaillée de notre temps et le soin de nous rappeler ce qu’idéalement il faudrait réaliser en une journée.

Quand j’arrive tout essoufflée à mon rendez-vous avec Sara, elle a déjà profité de mes cinq minutes de retard pour appeler sa mère aux États-Unis. Je sais d’emblée qu’on ne joue pas dans la même catégorie. Dans la vie, il y a les gens bien organisés et ceux qui, tout suants, courent après le temps. 

Basée à Bordeaux, Sara, 28 ans, est une neuroscientifique qui bosse dans le monde corporate pour un groupe international en Suisse. Un travail prenant, qui l’amène à voyager quasiment toutes les semaines. Sur son portable pro, elle est toujours collée à la suite Microsoft et à Jira, son outils de gestion de projet. « C’est une to-do list sous stéroïdes. Au travail, je vis et je respire par cet outil. Je jongle entre tellement de projets, je dois me souvenir de tellement de tâches. » Date, heure, cases, rappels, listes et sous listes. Un outil sophistiqué rempli à craquer, entièrement synchronisé sur l’agenda qu’elle partage avec son copain. 

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« Et maintenant, la partie un peu délirante… » Car cette manière de vivre, elle l’a dupliqué dans sa vie privée. Google Agenda, Sheets et Keep rythment ses dîners en ville, ses vacances en couple et même ses pensées. Même ses footings et ses symptômes d’endométriose sont retranscrits sur les cases des son calendrier. En un coup d’oeil, j’ai l’impression d’avoir accès à toute son intimité. « Je n’ai pas à me rappeler. Si mon portable me le dit. » Avec son partenaire, au courant via des invitations de tous ses déplacements, heures d’atterrissage et noms d’hôtels compris, elle tient un mur numérique. Par exemple, une liste de courses tenue scrupuleusement à jour. Et depuis qu’ils ont commencé à économiser pour leur mariage, leurs dépenses sont notées dans un spreadsheet. Rare sont les moments où Sara n’a rien de prévu sur ses applis. Et quand c’est arrivé le week-end précédant notre conversation, « j’ai totalement paniqué. J’ai vraiment du me rappeler : aujourd’hui est un jour de repos, pour ne rien faire. » 

Trello, Notion, Todoist, Microsoft To Do… Les applis d’agendas numériques, de to-do lists, et de gestion de projet sont myriades, et nous sommes peu à peu en train d’étendre leur utilisation dans la vie privée. Ainsi, des meetings chiants aux séances à la salle de sport, tout se retrouve écrit à l’avance, listé, bloqué. Comme une révolution silencieuse, nous confions à ces outils la gestion détaillée de notre temps et le soin de nous rappeler ce qu’idéalement il faudrait réaliser en une journée. Pourquoi ce besoin de tout planifier dans ce que les utilisateurs désignent parfois comme un « deuxième cerveau » ? 

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« J’ai les mêmes méthodes de gestion de projet pour gérer la définition de la stratégie de ma société que pour mes cadeaux de Noël. » – Edouard

Beaucoup de ces applications sont basées sur le Diagramme de Gantt, popularisé par un collaborateur de Frederick Taylor, ou sur la méthode Kanban, introduite chez Toyota dans les années 50. Des méthodes qui consistent à décomposer les tâches à faire sur de jolies cartes ou tableaux et de les classer comme « en cours » ou « terminées ». L’objectif ? Augmenter la productivité et bosser en flux tendu. Présenté comme ça, voilà qui donne plutôt envie de mettre une grande barrière sanitaire entre vie perso et le terme « gestion de projet ». 

Edouard, 34 ans, dirigeant d’une start up spécialisée dans l’apprentissage de la conduite automobile, assume totalement la pratique. Il a même fini par créer sa propre appli, qu’il a nommé Bouffeur de Cahiers, l’expression qu’il utilisait petit pour charrier les premiers de la classe. « J’ai les mêmes méthodes de gestion de projet pour gérer la définition de la stratégie de ma société que pour mes cadeaux de Noël. » Il est facile d’être horrifié si, comme moi, vous ne notez rien dans votre agenda, que votre bureau est jonché de bouts de papiers, et qu’à 10h du matin vous bavez toujours sur votre oreiller après avoir scandaleusement procrastiné toute la nuit. Mais ce qui semble être à première vue une abominable déformation professionnelle peut manifestement apporter de réels avantages en terme de bien être. « L’idée c’est d’avoir une charge mentale vide une fois qu’on s’est organisé, d’être serein. On est obligé de mêler projets et perso parce que notre cerveau est pas capable d’oublier le bureau parce qu’on est chez soi à 21h. »

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Afin de ne plus doublonner les verres en terrasse et poser des lapins à ses amis les plus prévoyants, Julien, 30 ans, qui bosse aussi dans l’univers start up à Paris, bloque maintenant tout sur un calendrier numérique. Trello et Todoist complètent son arsenal pour organiser les vacances, choisir un nouveau meuble ou noter toutes les tâches domestiques. « Les souvenirs avec tes amis et ta famille, c’est bien de s’en rappeler. En revanche que je doive acheter du PQ ou un nouveau canapé, j’ai pas envie de me polluer le cerveau avec des trucs nuls comme ça. Ça m’apporte rien. » Ne serait-ce pas génial de vivre sans l’angoisse latente d’être en train d’oublier quelque chose d’extrêmement important ?  

« Le retour principal qu’on a des utilisateurs, c’est que cela réduit le stress et l’anxiété, m’informe Amir Salihefendic, le CEO de l’application Todoist. La majorité des gens n’ont pas d’assistants. La plupart d’entre eux gardent tout dans leur tête et ça créé beaucoup plus de stress que si ils avaient un assistant qu’ils peuvent mettre à jour et utiliser. » Lui qui a « une très mauvaise mémoire », a créé son outil à 22 ans alors qu’il étudie à l’université. Il a en tête de réaliser un « centre de commande pour la vie personnelle ». L’entreprise affiche maintenant 20 millions d’utilisateurs. 

« Je suis dans un triangle où il faut que je fasse du sport, de la musique ou lire. Et si je peux pas faire l’un des trois, je culpabilise. » – François

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Pour Sara, la neuroscientifique, programmer est aussi une question de santé physique. Atteinte d’une maladie auto-immune, elle bloque aussi ses temps de pause. « Avec une maladie chronique comme la mienne, beaucoup de gens qui ont des niveaux limités d’énergie, ou des douleurs, on apprend à bien dépenser son énergie. Je suis le genre de personne qui travaille jusqu’à tomber d’épuisement. Je galérais avec mon emploi du temps, je me trouvais souvent en burn out ou malade. Pour moi le repos, c’est est quelque chose de radical, c’est des moments que je peux « voler » au boulot. » 

Au delà de la séparation entre pro et perso, il s’agit pour les aficionados d’outils en ligne de reprendre le contrôle d’une vie urbaine qui devient écrasante. « À Paris, je me faisais dépasser par le rythme du quotidien. Je subissais un peu, avec ma copine notamment. » Mathis, 29 ans, responsable financier dans un bureau d’étude, est arrivé à un point où il ne voyait plus sa partenaire les soirs de la semaine. « Je le vivais mal, c’était trop. » Il a donc cherché une application spécialisée dans l’organisation de la vie de famille. Malgré les railleries de leur entourage, ils se bloquent maintenant des soirées à deux via l’outils. « Je veux qu’on prenne le temps, exactement comme on fait avec nos potes et nos collègues. Parce qu’on vit ensemble, forcément on va se voir. Mais il y a se voir, et passer des bons moments ensemble. » 

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Le recherche de l’équilibre parfait. Une possibilité offerte par les applis pour composer son temps hors travail comme on compose le menu de la semaine. « Je suis dans un triangle où il faut que je fasse du sport, de la musique ou lire, explique François, 29 ans, manager dans l’informatique. Et si je peux pas faire l’un des trois, je culpabilise. » Son habitude de bloquer ses plages horaires lui permet aussi d’éviter le doomscroling sur son téléphone. Du temps perdu, pas productif. Patrick, graphiste en freelance, a voulu ré-équilibrer ce jonglage entre les projets pro avec de la méditation et du sport. « La satisfaction ultime, ça serait que tout soit harmonieux. De pas être submergé, de ne pas avoir la tête dans le guidon. Quand tu arrives à t’investir dans ton travail et être présent dans ce que tu fais hors du travail, ça devient intéressant. » 

Vous l’avez remarqué, il y a un dénominateur commun aux utilisateurs de ces outils : ils sont souvent cadres et habitent les grandes villes, avec un train de vie sociale plutôt soutenu. « Si on est attiré, intéressé par ce type d’application, on a les moyens d’organiser son temps. Ce qui n’est pas le cas de la caissière qui a des enfants à charge, pour prendre des exemples un peu caricaturaux. », analyse Marc Bessin, directeur de recherche CNRS et sociologue à l’Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales. « La maîtrise temporelle est un mode de distinction dans le monde. Ces applications visent quand même une population qui renvoie à une certaine vision du collectif et de l’individuel, où les personnes sont de plus en plus amenées à penser qu’elles sont responsables de leur existence. » 

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« La vérité, c’est que la majorité des gens sont très mauvais pour planifier et executer des choses. » – Amir

Planifier son emploi du temps à un tel niveau de détails reste encore un marqueur social, typique des métiers de performance. Des postes parfois exercés depuis la maison, via l’ordi, avec des collègues éparpillés aux quatre coins du globe. Pour Leah Ryder, directrice marketing chez Trello, les fonctionnalités de l’appli ont aussi été développées pour favoriser la productivité des travailleurs à distance, plus enclin au découragement et à la procrastination. « Les nouveaux modes de travail hybrides peuvent nous faire sentir plus isolés, m’explique-t-elle en partageant avec moi les tableaux de son équipe. Ils entretiennent sur la plateforme, en parallèle de leurs tâches pro, un monde de cartes colorées, de gifs, de photos de bouffe et de chat. « On l’appelle notre bureau digital » Un usage plus fun pour booster le travail en équipe quand on ne peut pas se voir ni se parler. 

Quotidien harmonieux, zéro charge mentale, succès. La promesse de ces applis fait rêver. On pourrait penser que, promues auprès d’une population plus large, elles abrègeraient pas mal de souffrance. Ce n’est pas aussi simple. « La vérité, c’est que la majorité des gens sont très mauvais pour planifier et executer des choses, révèle Amir, le CEO de Todoist, en riant. Si on regarde nos données, on a des effets boule de neige où les gens continuent d’ajouter des tâches, ne les finissent pas, les remettent à demain, et ils ont encore plus de tâches à faire le jour suivant. » 

Si les utilisateurs ne se comptent qu’en millions, c’est que, sur le marché ultra-compétitif de la gestion du temps, les développeurs n’ont pas encore trouvé la formule magique. « Si on prend Monday, Asana, Click Up, Todoist, Trello et qu’on les combine tous ensemble, on est à moins de 5% de pénétration de marché. » En Israël, Omer Perchik, CEO de Any.do, une appli de productivité personnelle, travaille depuis 10 ans sur la manière dont les gens retranscrivent leurs tâches en ligne. Contrairement aux réseaux sociaux, le but ultime serait d’amener les consommateurs à ouvrir l’appli plus souvent, mais moins longtemps. « Il y a turn over très important dans le business de la gestion de tâche. Pas parce que les produits ne sont pas bons, mais à cause de la psychologie des gens. »

Dans une société où l’organisation et l’optimisation sont extrêmement valorisées, la comparaison avec des personnes naturellement organisées peut créer des complexes. « J’ai une soeur jumelle, qui fonctionne très différemment de moi, me confie Patrick, le graphiste. « Elle a un boulot où elle gère une grosse équipe. Et pourtant elle arrive à avoir une vie perso. Elle fait ses cours de yoga, elle donne deux dîners par semaine minimum. Moi, je suis plus un rêveur… » Il espère atteindre, avec les outils, une spontanéité similaire dans l’organisation.

Pas de place pour les rêveurs ? Le sociologue Marc Bessin vient tempérer l’usage de ces applis, qu’il considère comme des procédés court-termistes dans un monde incertain. « On est passé à autre chose que du progrès, on est plutôt sur des catastrophes. On est amené à faire des activités qui doivent être marquées et dont on voit tout de suite le résultat. Donc c’est bien la logique du long terme qu’on abandonne. » Il encourage à penser davantage sur le long terme et « retrouver une logique de sens de son activité, ce qui permet d’arrêter d’être dans le court terme pour retrouver une autre maîtrise. Pas celle de programmer son temps au quotidien, mais être dans une activité qui a du sens quant à l’être au monde. »  

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