Addiction jeux vidéo
Image : Adobe Stock
Gaming

Je continue de jouer alors que je ne prends plus mon pied. Suis-je accro ?

Vous souffrez plutôt de complétionnisme, une forme d'addiction aux jeu vidéo qui vous pousse à finir toutes les quêtes subsidiaires.
Kris van der Voorn
Amsterdam, NL
Djanlissa Pringels
illustrations Djanlissa Pringels
Marine Coutereel
traduit par Marine Coutereel
Brussels, BE

Il doit être quelque chose comme 3 heures du matin et ça fait des plombes que je joue à The Legend of Zelda : Breath of the Wild, le titre publié par Nintendo en 2017. C’est le genre de jeu vidéo qui me plaît bien : il est vaste, expansif et ouvert. Mais malgré mes 300 heures passées dans le jeu, soit presque deux semaines de ma vie, je n’ai toujours pas réussi à le terminer. La raison ? Un truc appelé noix Korogu.

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Ces noix sont une sorte de monnaie d’échange secondaire dans le jeu, utilisée principalement pour agrandir la taille de votre inventaire (armes, boucliers, arcs). Il y en a 900 à collecter au total. Elles sont réparties dans tout Hyrule, le royaume imaginaire qui sert de cadre à presque tous les jeux Zelda publiés au cours des 35 dernières années. Est-ce que je prends plaisir à me lancer dans une quête interminable pour trouver tous ces trucs ? Non. Est-ce que je suis capable de m’empêcher de passer encore plus de temps à les chercher ? Non plus.

Je ne suis évidemment pas le seul à jouer de manière compulsive alors que la population humaine dort depuis des heures. Au 21e siècle, le business des jeux vidéo est en plein boom et nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir leur consacrer la majorité de notre temps et de notre argent. Conséquence : les taux de dépendance sont en hausse. Depuis 2017, l’addiction aux jeux vidéo est d’ailleurs officiellement reconnue par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et d’autres organismes de santé publique comme une forme spécifique et autonome d’addiction. Des études menées par l’OMS ont révélé que 1 à 3 % des joueurs pouvaient être classés comme souffrant d’une addiction.

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Dans l’espoir d’en savoir plus sur ce qui pousse une personne majeure à vouloir absolument collecter 900 noix virtuelles au point de renoncer à son sommeil, j’ai contacté Nastasia Griffioen, 29 ans, qui prépare actuellement un doctorat sur l’influence des jeux vidéo sur notre comportement. Nastasia travaille au sein du laboratoire GEHM (Games for Emotional and Mental Health), situé dans la ville néerlandaise d’Eindhoven. Cette plateforme rassemble des scientifiques et des chercheurs du monde entier dans le but d’étudier la relation entre le gaming et la santé mentale chez les enfants et jeunes adultes.

« Pensez à toutes les missions du jeu qui ne peuvent pas être achevées en une seule fois. Ce sont celles-là qui vont dominer notre conscience »

En tant que gameuse elle-même, Nastasia connaît bien l’impulsion qui consiste à ignorer son jugement et à continuer à jouer pour une raison totalement futile. « L’envie d’accomplir toutes les tâches d’un jeu est liée à un concept psychologique que nous appelons l’effet Zeigarnik », me confie-t-elle.

Bluma Zeigarnik, psychologue lituanienne et soviétique, était surtout connue pour ses recherches menées dans les années 1920. Celles-ci se concentrent sur les différentes pressions que peuvent exercer les tâches terminées et inachevées sur le cerveau humain. Ses études ont démontré que nous sommes plus susceptibles de nous souvenir des choses que nous n’avons pas encore terminées plutôt que des tâches que nous avons accomplies. « Les développeurs de jeux utilisent ce phénomène pour nous tenir en haleine », m’explique Nastasia. « Pensez à toutes les missions du jeu qui ne peuvent pas être achevées en une seule fois. Ce sont celles-là qui vont dominer notre conscience. »

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L’effet Zeigarnik est lié à ce que l’on appelle le complétionnisme. « Il ne s’agit pas uniquement de terminer l’histoire du jeu. Ce que nous entendons par là, c’est l’envie de collecter tous les objets possibles, d’accomplir toutes les quêtes et de découvrir tous les recoins de la carte », ajoute Nastasia.

Suivant les différents types de récompenses que les joueurs peuvent gagner en accomplissant des tâches et des défis, le complétionnisme peut parfois être appelé « trophy hunting » ou « chasse aux trophées ». Il existe pas mal de sites et de forums qui offrent à ces « chasseurs » un espace pour discuter stratégie et dévoiler leurs réalisations.

En toute logique, cette compulsion vers l’achèvement est évidemment utilisée par les développeurs pour garder les joueurs engagés dans le jeu le plus longtemps possible. Ce phénomène est à relier au principe de récompense : si je suis toujours occupé à chercher ces 900 foutues noix Korogu quitte à en devenir dingue, c’est parce que j’ai lu sur des forums que le fait de toutes les collecter permettait d’obtenir un prix. Ce prix, quel qu’il soit, a réussi à attiser ma curiosité.

D’après Nastasia, la théorie de la consommation conceptuelle, largement étudiée dans le domaine du marketing, pourrait également être importante pour comprendre le gaming. La consommation conceptuelle renvoie à l’idée que, puisque la plupart de nos besoins fondamentaux tels que la nourriture et le logement sont rapidement satisfaits dans notre monde moderne et privilégié, notre attention s’est portée sur la recherche d’un exutoire pour nos besoins psychologiques — et donc sur la consommation de concepts, d’expériences, de sensations. « Plus une expérience de jeu est rare, plus elle est agréable à vivre », explique Nastasia. « Si vous savez que peu de joueurs arriveront à collecter toutes les noix, y parvenir vous fera sentir comme l’un des élus. »

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Elle propose de diviser les gamers en trois groupes principaux. « Vous avez les joueurs occasionnels, comme moi. Je joue à un jeu aussi longtemps que ça m’amuse, puis je passe à autre chose », explique-t-elle. Ensuite, il y a les complétionnistes comme moi avec mes noix. « Enfin, il y a les speedrunners, des personnes qui veulent terminer un jeu aussi rapidement que possible », poursuit Nastasia. « Ce qu’ils recherchent, c’est une sorte d’état méditatif où ils sont tellement immergés dans l’expérience de jeu que le temps semble passer sans qu’ils ne s’en rendent compte. »

« Il faut néanmoins rester conscient de l’influence que le jeu exerce sur ta vie. C’est de cette manière que l’on peut détecter une addiction »

Nastasia explique que cet état de flow est aussi recherché par les autres types de joueurs et qu’il présente des avantages pour la santé mentale. Selon Nastasia, c’est un état qui profite à de nombreux joueurs et qui contribue également à améliorer la santé mentale. « Les médias se concentrent principalement sur les effets négatifs des jeux vidéo, mais cet état de flow a des effets positifs prouvés dans la lutte contre l’anxiété et la dépression », déclare-t-elle. « Alors que les cerveaux atteints de ces troubles sont trop souvent parasités par la réflexion sur soi-même et le monde qui les entoure, cet état immersif peut aider à réguler ces impulsions en coupant ces pensées néfastes. »

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Je connais bien ce dont parle Nastasia. Quand je ne suis pas occupé à jurer contre le jeu, la quête de noix m'apparaît comme une activité très méditative, même si ça me bouffe beaucoup de temps. Cependant, je me suis demandé s’il n’y avait pas quelque chose de plus sombre derrière mon style de jeu. Les complétionnistes ne seraient-ils pas plus susceptibles de développer une dépendance au gaming ?

« Il y a tellement de joueurs qui jouent comme toi. Tu ne cours pas plus de risque de développer une dépendance que n’importe qui d’autre », me rassure Nastasia. « Il faut néanmoins rester conscient de l’influence que le jeu exerce sur ta vie. C’est de cette manière que l’on peut détecter une addiction. Pose-toi la question : est-ce que ce comportement a un impact négatif sur d’autres parties de ta vie ? » Évidemment, le sommeil n’est pas à exclure.

Nastasia est d’avis que ma tendance à continuer à jouer même lorsque je n’y prends plus aucun plaisir n’est pas nécessairement un signe de dépendance. Même si on constate que le jeu empiète sur d’autres domaines de notre vie, on a encore le pouvoir de faire quelque chose. « Si j’étais toi, j’envisagerais, petit à petit, de faire un pacte avec moi-même pour jouer moins souvent, et je ferais preuve d’un peu d’autocompassion. Si tu remarques que tu ne t’amuses plus, ne prolonge pas ta partie trop longtemps, et tout ira bien. »

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