Ukraine pologne Bertrand Vandeloise
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Société

Échapper à la guerre : le récit d’une course pour fuir l’Ukraine

Boulanger dans le Jura, Éric a tracé en voiture jusqu’à la frontière avec l’Ukraine pour aider ses amies à quitter le territoire.
BV
Brussels, BE

Je suis arrivé à la frontière polonaise cette semaine pour y documenter la guerre en Ukraine. Ça fait environ 15 ans que je suis photoreporter, notamment pour l’agence Hans Lucas – je documente pas mal les mouvements migratoires aux portes de l’Europe, ainsi que l’histoire des gens que je rencontre. 

Mercredi matin, alors que je prenais des photos à la gare de Przemyśl, là où débarquent les réfugié·es qui fuient l’Ukraine, un homme m’interpelle en français : « Excuse-moi, je t’ai entendu parler au téléphone, t’es francophone ? » Il s’appelle Éric. Sous sa veste Royal Wear, il porte un training aux couleurs de l’Ukraine. Il me dit qu’il a quitté la France la veille. Il a roulé 18 heures d’une traite pour arriver ici.

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Éric me raconte qu’il est patron de trois boulangeries dans le Jura. La première fois qu’il est venu en Ukraine, c’était il y a une quinzaine d’années : « C’était en 2007. Je suis directement tombé amoureux du pays. Aujourd’hui, je peux dire que je suis davantage Ukrainien que Français. Ma fille s’appelle Odesa, avec un seul “s”, parce que c’était la condition posée par mon ex-femme pour lui donner ce prénom. Et ma boulangerie s’appelle “Le fournil d’Odessa.” »

Il poursuit en m’expliquant les raisons de son voyage : « Je suis venu chercher des amies qui veulent partir de l’Ukraine. J’ai un appartement où je peux les héberger en France. Par contre, mon fils et mon ex-femme ne souhaitent pas quitter le pays et veulent rester à Odesa, par patriotisme pur et dur. » Son fils a 12 ans aujourd'hui, c’est son anniversaire. Quand je demande à Éric s’il n’a pas peur pour lui, il me répond qu’il est fier de lui et que s’il n’était pas père de deux autres enfants en France, il serait probablement resté aussi. « Mais si les troupes tchétchènes débarquent en Ukraine, il faudra que je discute avec mon ex-femme, poursuit-il. Ce sera hors de question que mon fils reste dans ce coin, ce sera trop dangereux. »

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Éric me confie aussi qu’il n’a pas dormi pendant les trois jours qui ont suivi le début de la guerre. « J’étais en lien avec tous les gens que je connais en Ukraine, remet-il. Le vendredi, j’ai décidé que j’allais bosser à fond dans ma boulangerie pour pouvoir partir le lundi. » Le week-end, il apprend que deux de ses potes sont morts au combat : « J’ai pas hésité une seconde à prendre la route. » Sur le trajet, il s’est notamment arrêté dans une grande surface pour y acheter des vivres à distribuer dans les camps de réfugié·es improvisés le long de la frontière. Il dit aussi avoir croisé deux familles ukrainiennes, pour qui il a contacté des amis allemands dans l’idée de leur trouver un appartement à Berlin.

Ensemble, on quitte Przemyśl pour rejoindre Medyka, une ville pas loin. Depuis ce matin, des messages s’accumulent sur son téléphone et l'heure d’arrivée de ses amies à la gare de Medyka est sans cesse repoussée : « Elles devaient arriver hier mais sont coincées à la frontière. Il y a une file de plusieurs trains qui doit se faire contrôler. Les douanes font descendre tout le monde et contrôlent passeport par passeport. Ça prend un temps fou vu que les gens arrivent par milliers. » La nuit tombe et le stress commence à monter, Éric doit reprendre le travail et la route vers la France est longue.

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Depuis l’après-midi, il a perdu contact avec ses amies. Son anxiété se fait ressentir et il fait plusieurs fois le tour de la gare en courant et demande aux gens des informations sur les trains qui arrivent d’Ukraine, sans succès. Par moments, il s’improvise interprète pour aider d’autres personnes.

Il est quasi 21 heures quand il reçoit enfin un message vocal : le train est toujours bloqué à la frontière. Il commence à faire froid et les esprits s’échauffent, les gens sont à cran. Sur place, on parle d’une arrivée autour de 23 heures. À minuit, c’est le trop plein de fatigue, on décide de trouver un coin pour dormir quelques heures. En 3 minutes, Éric se met à ronfler comme un ogre à côté de moi.

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Vers 2 heures du matin, son téléphone sonne et nous réveille en sursaut. C’est un numéro polonais. Elles arrivent. On enfile notre veste et on repart dans le froid de la nuit polonaise. Éric court dans les quatre coins de la gare. Katarina, sa sœur et sa nièce sont enfin là.

« On repart directement vers la France, enchaîne Éric. J’ai promis à Katarina de lui trouver un travail. Sa sœur reviendra en Ukraine dès que la guerre s’arrêtera. Heureusement, sa petite pourra jouer avec mes deux enfants, ils parlent le russe couramment, elle sera pas dépaysée. »

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Dans 18 heures, Éric sera de retour dans son atelier pour faire du pain. Pour ses amies, c’est une nouvelle vie qui commence.

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De mon côté, je pars vers l’Ukraine pour continuer à documenter la situation.

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