Mai 1968 : « Les affiches proposaient une contre-information »

« CRS = SS ». Un trait de crayon et 5 petites lettres – et c’est tout mai 1968 qui se trouve ainsi résumé. C’est dire combien l’histoire du mythique mouvement contestataire est liée aux affiches auxquelles il a donné naissance. La légende raconte qu’elles sont tout droit sorties de l’imagination – et des mains – des étudiants eux-mêmes. Rien n’est plus faux. Dans un livre qui vient tout juste de paraître, Mai 1968, l’affiche en héritage (Editions Alternatives), l’historien Michel Wlassikoff rappelle justement qu’elles sont l’œuvre de dessinateurs, graphistes et plasticiens professionnels ayant mis leurs compétences au service du mouvement.
L’école des Beaux-Arts de Paris a été le catalyseur de cette effervescence politico-créative puisque c’est dans un de ses ateliers qu’ont été imaginées et fabriquées la plupart de ces affiches devenues cultes. Retour en image – et en interview – sur cette liaison fructueuse entre art et politique.

VICE : Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux affiches de mai 1968 ?
Michel Wlassikoff : Je les ai toujours trouvées très belles, elles sont le fruit d’un travail graphique exceptionnel. Je m’y intéresse depuis les années 90 mais, cinquante ans après mai 1968, j’avais envie de poser la question de leur postérité : ces affiches sont-elles un cliché du passé ? Étaient-elles des marqueurs de la lutte ? Une telle production pourrait-elle se renouveler ? Et je voulais aussi explorer le mythe qui entoure la fabrication de ses affiches…

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De quel mythe parlez-vous ?
Et bien, l’idée selon laquelle ces affiches seraient une émanation du mouvement étudiant est une pure mythologie. Bien sûr, rien n’aurait été possible sans la mobilisation étudiante. Mais il ne faut pas oublier l’apport des dessinateurs et des graphistes professionnels qui ont mis leurs compétences au service du mouvement. Sans eux, il n’y aurait pas eu autant d’affiches.

Quelle est la place des affiches durant mai 1968 ?
Comme beaucoup de Français, un certain nombre de graphistes, plasticiens ou illustrateurs ont été secoués par la répression du mouvement. Alors, ils se sont demandé comment ils pouvaient aider. Ils ont pris leurs pinceaux ou leurs crayons pour mettre en avant – et en valeur – leurs revendications et leurs coups de gueule. Une vraie dynamique s’est alors créée et grâce au bouche-à-oreille, elles se sont propagées dans les rues.

Peut-on dire que ces affiches se sont un peu substituées aux médias pendant cette période ?
Oui et non. La presse écrite était beaucoup plus puissante à l’époque et y avait une certaine liberté d’expression dans les journaux. D’ailleurs, c’est à ce moment-là que des journaux comme Action et L’Enragé ont vu le jour et dans leurs colonnes s’y exprimaient des gens comme Cabu ou Siné. Mais oui, les concepteurs de ces affiches entendaient proposer une contre-information. Notamment grâce à leur présence constante sur les murs. D’ailleurs, les Parisiens les voyaient comme des chroniques.

Ont-elles eu une réelle importance sociale à l’époque ?
Oui ! D’autant plus que ces affiches n’ont pas seulement été collées dans le quartier Latin, poumon de mai 1968, mais dans tout Paris, puis en région parisienne et dans certains bastions ouvriers, comme à Boulogne. Des comités d’action allaient aux Beaux-Arts et en repartaient avec des affiches sous le bras. Les affiches ont aidé à rallier les gens autour d’une cause commune. D’ailleurs, les Beaux-Arts ont été attentifs à ne pas avoir de slogans trop révolutionnaires : soutien et unité étaient les maîtres-mots, il fallait être solidaire du mouvement, tous derrière les grévistes. Le plus important était de réaliser des affiches à l’aide de slogans simples et efficaces. Je pense notamment à l’affiche de Gérard Fromanger CRS//SS. Il s’est appliqué à faire une belle affiche textuelle qui parle aux gens.

Le pouvoir n’a-t-il pas tenté de mettre à mal la propagation des affiches ?
Non, le gouvernement Pompidou voulait laisser faire le mouvement. Et puis sur le moment, le pouvoir ne pouvait pas intervenir : la mobilisation était trop puissante et ça aurait dégénéré en affrontement. De toute façon, la France était paralysée : les autorités avaient bien d’autre chose à faire que de s’occuper des colleurs d’affiches.

Une telle campagne d’affichage aurait-elle le même impact aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux ?
J’ai l’impression qu’une tradition se perpétue. En 1986, lors des manifestations contre la loi Devaquet, et après la mort de Malik Oussekine, il y a eu des affiches. D’ailleurs, certaines dataient de mai 1968 ! Mais je remarque aussi que les réseaux sociaux ont apporté toute une nouvelle variété visuelle. Il y aura toujours des affiches et des créateurs derrière elles. Pour preuve, ça n’est pas un hasard si c’est un graphiste qui a créé le logo « Je suis Charlie ».