On s’en est rendus compte un matin, sans raison : déjà 10 ans que Les Georges Leningrad, légendaire trio Montréalais, ne sont plus. Mai qu’était Les Georges Leningrad au juste ? Un animal ? Une maladie contagieuse ? Un coup d’un soir qui nous hante encore 10 ans après ? Comment est-ce qu’on assure le service après-vente de ce genre d’objet compliqué ?
Pendant un mois et demi, je suis allé à la rencontre des trois membres qui ont composé le groupe, Mingo l’Indien, Bobo Boutin et Poney P, pour passer leurs souvenirs au tamis et voir où ils en sont aujourd’hui, 10 ans après leur disparition – annoncée en mars 2007 et concrétisée lors du fameux concert in articulo mortis de Suoni Per Il Popolo, quelques mois plus tard.
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Mingo L’Indien
La première fois que j’ai vu Mingo, il portait une casquette sur laquelle était écrit au marqueur « Fondation Robert Morin » [illustre réalisateur québécois]. Probablement au Zoobizarre, sur la Plaza Saint-Hubert.
Mingo habite aujourd’hui un loft industriel de 110 mètres carrés. Un gros vivarium où l’on trouve les fondements de son imaginaire : des affiches de films, des guitares rétro, la bio de Pierre Harel, les œuvres complètes de Cioran, des disques de Soft Machine et un juke-box qui a réussit à mettre James Chance de bonne humeur, pendant un after, lors de son dernier passage à Montréal.
L’affiche du film de Jean Beaudin Le Diable est parmi nous me rappelle qu’après Les Georges Leningrad, Mingo a participé à Érotique PQ, un projet de Ken Fortrel, du groupe Call Me Poupée, qui reprenait des trames sonores de films érotiques québécois des années 70.
« Avec les Georges, on n’a jamais caché notre attachement envers ce Québec-là. Y a trop de gens pour qui des types comme André Forcier, Plume, Offenbach, Aut’Chose ou Richard Desjardins, c’est pas important. Pour moi, c’est le contraire. Je suis fier de ça. »
Un studio d’enregistrement scinde le loft en deux. Travaillant dans le milieu du cinéma depuis quelques années, Mingo a aussi composé des musiques de film, notamment pour Quatre soldats et Un paradis pour tous, de Robert Morin. On a aussi pu le voir et l’entendre se prendre des beignes dans Maudite poutine, de Karl Lemieux.
Ses projets ? Il s’apprête à se construire un chalet sur un terrain qu’il partage avec Robert Morin, Bernard Émond et quelques autres. Besoin de repos. Un peu comme après la mort des Georges. Ce qui ne l’avait pas empêché d’enfiler les projets, dont Quatro, son groupe prog/space disco, fondé avec Rakam et des membres de Duchess Says.
« Quatro, ça a commencé lorsque Satan Bélanger a voulu rééditer les disques de Jean-Pierre Massiera. On a préparé un show de reprises. C’est parti de là. »
Comme les autres membres des Georges, Mingo a voyagé pas mal ces dernières années. Après quelques tournées avec Duchess Says, il a accompagné les artistes visuels Pil & Galia à la première biennale d’art de Tel-Aviv.
« Beaucoup de riches, beaucoup d’argent, beaucoup de drogues et beaucoup de Russes racistes. » Un contraste flagrant avec les Palestiniens qu’il dit savoir en train de souffrir à 300 km des Mercedes. « Mais il y a une résistance israélienne. Ils ne sont pas tous comme ça, évidemment. »
Depuis quelque temps, Mingo joue dans le duo Ellemetue, avec Nunu Métal, une artiste visuelle et réalisatrice qui est également sa compagne. « Tout ce qu’on fait aujourd’hui, chacun de notre côté, c’est encore et toujours du Georges », explique-t-il, avant de me glisser : « J’ai encore plein de titres inédits du groupe. Je vais voir si les autres sont d’accord; on pourrait en déterrer un. »
Bobo Boutin
Bobo n’a pas le téléphone. Il sort d’une rupture amoureuse et vient de retrouver l’univers des 1 ½ dans lequel il vivotait à l’époque des Georges. « Bobo vit dans un bloc », m’avait-il écrit, quand je lui avais demandé son adresse, pour entamer une correspondance avec son alter ego « brochuriste », Gilles Robert.
Après quelques semaines à lui courir après, il a enfin eu accès à internet. Je lui ai suggéré de me donner rendez-vous dans un bar où il avait ses habitudes, histoire d’être à l’aise.
J’arrive 15 minutes en retard. Il s’est trompé de coin de rue et m’a donné rendez-vous au Yisst. « C’est pas là que je voulais aller. C’est quoi ça, le Visst ? Ouache. Nous autres, on fait du gonzo, on va pas là-bas. »
Bobo est resté une sacrée créature, malgré les années. Il retire son couvre-chef et je vois que le gris commence a pris le pas sur le brun. Il commande deux pintes, puis me montre les dents qu’il a perdues la semaine dernière. « Vais me faire arracher tout ça, esti. »
Après Les Georges, il a connu une espèce de moment de gloire involontaire, lorsque Gab Roy l’a désigné comme le « hipster du siècle ». L’ennemi à abattre. Les insultes et les « ma fille pourrait dessiner comme lui » ont suivi. Comme quoi le quotient intellectuel est soluble dans le taux de clics.
Entre les gorgées de bière et la bluette qui sort d’un juke-box atteint d’encoprésie, Bobo me raconte sa version de l’histoire des Georges. Leur rencontre chez Publicité Sauvage : « Les Georges, c’était notre sketch de Noël. » Le groupe était formé de deux couples. Quatre créatures donc : Bobo, Poney, Mingo et Toundra LaLouve… laquelle a pris la tangente assez vite.
« Chloé Lum [future membre d’AIDS Wolf] était présente à cette fête. Elle fréquentait un gars avec qui on travaillait et se disait qu’on collerait bien avec son groupe Da Bloody Gashes. On a fait notre deuxième show avec eux. Puis notre troisième avec Neil Hamburger. »
Un gusse un peu éméché s’approche de notre table : « C’est lequel des deux qui a mis du patchouli ? » Bobo lui répond qu’il ne porte que de l’ambre de Tunisie : « Ben Ali ta vie pis garde l’autre pour Jésus. » Belle erreur.
Un croyant, c’est insupportable. Presque autant qu’un athée, surtout sous kétamine. Après 15 minutes d’âneries sur son passé de thanatologue et son présent de plombier à la Ville de Montréal, le filou retourne jouer aux machines à sous, en levant toute ambiguïté sur son cas : « Ch’loin d’être un cave, moé, Messire. »
C’est tentant, l’argent, ça se voit et ça s’entend. Sans-emploi durant des années, Bobo, lui, a développé un goût pour ce qu’il appelle la « caniculture » [le ramassage de canettes vides]. Il a travaillé au noir, comme concierge dans un bar réputé : « J’avais tout un business avec ça. Je suis allé en Argentine, faire une résidence d’artiste, avec l’argent des canettes que je ramassais ! »
Il a documenté cette obsession dans le court métrage Précis de finances. Il est comme ça, Bobo. Et sa production artistique est tellement imposante qu’elle justifie ses anciennes prestations d’aide sociale.
« J’étais devenu irrécupérable. À la fin, j’ai dû aller dans le bureau de la grosse madame du BS. J’avais deux choix : soit je me trouvais une job chez éco-vélo-trou-de-cul, ou soit je devenais concierge dans un centre pour personnes âgées. J’ai choisi les personnes âgées. »
Bobo travaille désormais comme préposé à l’entretien, mais aussi comme animateur et comme père Noël, dans un milieu de vie où il côtoie des gens du troisième âge venus d’un peu partout dans le monde.
Les bouteilles sont vides. On se lève, la serveuse fait remarquer à Bobo que sa blonde n’est pas là… Comment lui dire ? Il me remet en cadeau un exemplaire d’Orage d’acier, d’Ernst Jünger, et on discute autodéfense, en allant prendre le métro.
Poney P
Deux semaines avant de la retrouver, je prenais un mezcal avec Poney [Dominique Pétrin, de son vrai nom] pour discuter de sa collaboration avec Banksy et de la création d’une chambre au Walled-Off Hotel, à Bethléem. Crevée, encore sur le décalage horaire d’un voyage en Terre sainte, elle m’avait demandé : « Peut-on parler des Georges un autre soir ? »
– Évidemment, mais c’est toi qui invites.
Quinze jours plus tard, elle m’attend au Bar Sportivo, quartier de la Petite Italie. Aucune autre femme en vue dans l’établissement. J’entre et elle aborde le sujet de la dissolution du groupe : « C’est ici qu’on s’est rencontrés pour se le dire. J’ai dit aux gars “j’peux plus” et ils ont dit “nous autres aussi”. »
Alors que Bobo me parlait du dernier album des Georges (Sangue puro, paru en 2006) comme la sortie de trop dans leur discographie, Poney préfère revenir sur leur dernier concert, à Suoni Per il Popolo :
« Deux semaines avant le show, Louis [Bobo] ne voulait plus le faire. Je me souviens être entrée dans une colère noire et être allée chez lui. J’ai ouvert la porte, j’ai attrapé les fruits dans le bol sur sa table et je les lui ai lancés, en lui criant : “Tu vas le faire, t’as pas le choix, tu peux pas nous faire ça”. »
Pour elle, l’aventure Georgesque a été une performance non-stop de sept ans. Beaucoup de boisson, beaucoup de tout le reste. Lors du dernier show du groupe, elle a vécu une expérience extrasensorielle : « Je me suis vue sortir de mon corps. Je me suis vue comme une espèce de “Fat Elvis” des années 70. » En d’autres mots : tout sonnait bien, tout était glam, mais l’esprit n’y était plus.
Elle me parle des relations du groupe avec la presse. De la fois où le groupe s’est filmé, alors que Bobo était déguisé en Olivier Lalande [ancien journaliste à l’hebdomadaire ICI]. « On a filmé ça, fait une VHS et envoyé la cassette au journal. C’était notre première interview. »
« Ç’a sonné à ma porte, explique Lalande, joint par email. Une camionnette a démarré en trombe au moment où j’ai ouvert, avec du monde derrière qui riait fort en faisant salut la main, comme dans une BD. Et ils m’avaient laissé une vidéocassette en guise d’”entrevue. Si je me souviens bien, mon papier se contentait de décrire la scène plus que les propos contenus dans la cassette. »
Après Les Georges, Poney a monté un projet avec Juini Booth, membre de la Sun Ra Arkestra. Trop beau pour être vrai… mort dans l’œuf. Elle a aussi joué dans Les Enfants Sauvages. Puis sous hypnose, avec l’artiste Georges Reboh : « J’ai commencé à sortir avec Georges, alors même que les Georges se terminaient. C’était très étrange. »
La fin du groupe a été le pire divorce de sa vie. Quelque chose qui ne la quittait plus. Elle avoue que l’aventure au sein d’un groupe de gars n’est pas toujours simple. Et puisqu’elle n’était pas musicienne au départ, il y avait toujours cette espèce de pression qui pesait sur elle. « Je referais peut-être de la musique, mais dans un groupes de filles, je sais pas. Je n’arrive plus à chanter depuis la fin des Georges. »
Malgré cette hésitation sur ses talents musicaux, Dominique demeure cependant l’une des artistes visuelles les plus en vue à Montréal, représentée par la galerie Antoine Ertaskiran. Son téléphone ne cesse de sonner depuis son retour de Cisjordanie, il y a deux mois.
Le propriétaire du bar vient nous voir, constatant notre fascination pour les photos qui tapissent les murs. Il nous explique à quel point il est apprécié des vedettes qui fréquentent occasionnellement le quartier. Il baragouine quelque chose qui sonne comme « Céline Dion », puis revient nous porter des photos. Tiens, une photo de lui avec des membres du Parti libéral, tiens, une autre. Il repart, mais en oublie une sur la table. Tiens, une photo de lui avec Stéphane Dion. Ah, oui… Stéphane, pas Céline…
La conversation se poursuit dans un autre bar, où Dominique se fait offrir une tournée dès son arrivée. Le surlendemain, elle m’envoie un mail : « L’ironie du sort est qu’après t’avoir affirmé que je ne chanterais plus jamais […], pour la première fois en dix ans [hier] j’ai chanté. Je suis dans un nouveau groupe ! »
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Écoutez « Sleek Answer (Pipistrello Outtake) », un morceau inédit que Les Georges Leningrad nous ont envoyé, ci-dessous.