Food

Manger des Crocs et des rouleaux de PQ

Cover Trompe Oeil

Vous êtes devant un bête rouleau de PQ et vous avez un peu baissé la garde quand, soudain, une lame s’abat sur le papier toilette et révèle l’impensable : les feuilles triples épaisseurs goût menthe forment en fait un gâteau de tout ce qu’il y a de plus classique. L’effet est garanti : vous riez et Internet avec vous aussi. Le PQ est bientôt remplacé par un pot de fleurs qui s’avère être aussi un marbré et le « phénomène web » s’étend.

Toujours à la pointe de l’investigation, le New York Times s’est penché sur la tendance. À l’origine ? Une publication de Buzzfeed Tasty, bien connu pour ses recettes un poil aguicheuses, qui réunit plusieurs extraits de vidéos de l’artiste culinaire turque Tuba Geçkil, spécialisée dans les sculptures de cake en forme d’objets du quotidien – si par quotidien vous entendez celui de quelqu’un qui porte des Crocs au premier ou au second degré.

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Face à la qualité des trompe-l’œil de Tuba, qui façonne aussi des gâteaux-bustes à l’effigie d’Angela Merkel ou de Neymar (moins réalistes mais capables de donner une autre dimension à vos goûters d’anniversaire), les internautes ont fini par s’interroger comme dans un bon sketch des Monty Python : si cette bouteille de gel hydro-alcoolique est comestible, pourquoi les autres objets qui m’entourent ne le seraient pas aussi ? D’ailleurs, qu’en est-il des êtres humains et de la planète ?

En cuisine, la pratique du trompe-l’œil n’est pas nouvelle, peut-être ne remonte-t-elle pas aussi loin que l’utilisation du procédé en peinture, mais dès l’Antiquité, le dressage des plats inclut cette notion de mise en scène. C’est Apicius qui propose par exemple une recette de poisson séché sans poisson séché et qui l’accompagne d’un exquis « personne ne reconnaîtra ce qu’il mange ». C’est aussi Pétrone qui fait le récit dans son Festin chez Trimalcion du service d’un porc « non vidé » en fait farci de saucisses et de boudins, simili entrailles qui se déversent au grand étonnement des convives.

Aujourd’hui, ils sont encore nombreux à pratiquer cet art culinaire ; chefs étoilés ou pâtissiers amateurs qui nourrissent leurs réseaux sociaux de « gâteaux nature morte » ou de très poétiques pizzas en forme d’animaux. En France, la culture du trompe-l’œil en cuisine a connu une seconde jeunesse avec Cédric Grolet, pâtissier star de palace parisien et coqueluche des foodies, qui a acquis sa renommée avec ses imitations de noisette et de mandarine, gâteaux reconstitués sous la forme du fruit qui les composent, comme une réaction au nihilisme des tartes déconstruites (ou à Derrida).

« Quand j’étais jeune, je m’amusais à sculpter du chocolat pour le fun. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de faire mes créations (…) Brosser du chocolat, sculpter des desserts, personne ne l’avait fait avant moi, c’est vraiment une création personnelle. (…) Mon idée était de travailler avec les saisons, c’est pour ça que j’ai choisi les fruits », confiait Grolet. Le pâtissier, qui ne s’embarrasse pas de l’histoire avec un grand H dans sa conquête du marché international, est parvenu in fine à associer son nom à l’exercice, faisant rire jaune certains cuisiniers qui rappellent que le trompe-l’œil existait avant le petit prince du Meurice.

Ce qui n’était qu’exception est d’ailleurs devenu une norme dans le milieu culinaire, un tour de passe-passe aussi efficace et prévisible qu’un dribble de Garrincha, gimmick qu’Atabula s’est d’ailleurs amusé à recenser. Le trompe-l’œil a ses propres épreuves dans Top Chef, où les participants tentent de séduire le jury en proposant du salé sous la forme du sucré et vice versa. Concept repris par un restaurant qui sert un tartare de veau sous forme de religieuse.

Comme dirait Eater, le trompe-l’œil est un peu devenu la « dad joke » du monde de la bouffe. Comprendre : une blague pas super subtile que même les grands chefs, petits cabotins devant l’éternel, utilisent à plus ou moins bon escient. À l’Osteria Francescana, menu à 290 balles par tête de pipe, Massimo Bottura propose son « Lentils Are Better Than Caviar » (les lentilles sont meilleures que le caviar), qui consiste, comme son nom l’indique, à présenter des lentilles dans une boîte généralement réservée aux célèbres œufs d’esturgeon – pour un effet similaire à Eddy Murphy déguisé en « pauvre » dans Un prince à New York.

Bien sûr, il y a des chefs qui poussent le trompe-l’œil un peu plus loin comme René Redzepi au Noma, ou Andoni Luis Aduriz au Mugaritz. Ce dernier va au-delà des considérations esthétiques et se concentre plutôt sur les vertus pédagogiques de la pratique soulignait Libération. Le chef basque reprenait à son compte les études scientifiques sur le trajet du goût jusqu’au cerveau et l’impact de la perception du plat sur ce chemin. Résultat, un boudin présenté sous la forme d’un macaron couleur chocolat pour séduire ceux écœurés par le sang. « Du temps des Homo sapiens et jusqu’à il y a quelques centaines d’années, manger était dangereux, et le cerveau a enregistré cette information, car sa fonction première est de nous protéger », expliquait Aduriz en servant des pommes de terre roulées dans l’argile et semblable à des cailloux devant lesquels le client ne sait pas s’il va perdre ses dents.

Peut-être qu’il y a dans notre relation au trompe-l’œil cette peur grandissante de manger des choses qui ne sont pas ce qu’elles sont – une crainte qui rappelle cette scène du premier volet de Matrix entre l’agent Smith et Cypher. Peut-être que ce petit doigt qui appelle à la méfiance tente de nous prévenir que, comme Hansel et Gretel séquestrés dans une maison de pain d’épices, nous sommes coincés dans un monde fait de gâteaux, sur le point d’être méticuleusement dépecés par une sorcière qui nous a imposé un régime hyper-calorique.

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