« Ce midi, je mange des cèpes », déclare Clara en fouillant dans son sac. Ce n’est pourtant pas son porte-monnaie ou un plat aux champignons qu’elle sort de son cabas mais une bouteille avec pour seul contenu de la poudre blanche. Non, ce n’est pas ce que vous croyez, il s’agit seulement d’un substitut alimentaire appelée : la smartfood. Après avoir ajouté de l’eau pour diluer la poudre en question, Clara secoue quelques secondes et son repas est prêt. Montre en main, cela a pris 1 minute 30. Il lui faudra moins de dix minutes pour terminer le liquide marronâtre tout en restant à son bureau travailler. Clara, 28 ans et assistante marketing, ne s’accorde plus de pause déjeuner depuis maintenant presque 7 mois.
Avec ses quelques bulles et grumeaux, le repas de Clara ne met pas l’eau à la bouche et ses collègues lui font bien comprendre au vu des regards qu’ils jettent à sa boisson. Si elle a choisi d’arrêter d’acheter des repas à emporter, c’est principalement pour gagner du temps : « C’est super rapide à préparer et à boire, c’est un gain de temps incroyable je n’ai pas à faire la queue 20 minutes pour m’acheter un plat qui ne me fait pas envie. Dans tous les cas, je mange devant mon bureau alors autant que ce soit quelque chose que je peux consommer tout en continuant à travailler. C’est dur de manger des pâtes réchauffées et de continuer à taper sur son clavier en même temps », dit-elle en riant. Tous les mois, elle passe commande pour presque 100 euros de poudre.
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Pour éviter les railleries des collègues, elle amène ses propres bouteilles pour que la marque de la smartfood ne soit pas visible. « Au début, j’achetais des bouteilles avec le logo et beaucoup de mes collègues se moquaient de moi. Ils me disaient que ce que je mangeais avait l’air immonde, que c’était un produit de régime, que ce n’était pas suffisant pour un repas complet. Pourtant il suffit de s’intéresser un peu à la composition pour voir que c’est bien meilleur pour la santé que leurs sandwichs et leurs pasta box », affirme Clara. L’une des marques phares de smartfood assure sur son site « qu’il n’y aucun risque à se nourrir exclusivement de nos produits, si vous le souhaitez vraiment, vous pouvez vous nourrir exclusivement de repas liquides. » La marque précise tout de même « qu’une alimentation liquide ne vous causera pas de problèmes de santé mais vous risquez peut-être de vous lasser. »
« Le corps est vu comme une machine dans laquelle il faut mettre du carburant »
Derrière ce marketing bourrin sur les bienfaits de la smartfood, la liste des ingrédients n’inspire pourtant pas confiance. Seuls quelques éléments restent lisibles comme la farine d’avoine, les cèpes en morceaux (1% seulement) ou encore les arômes. Le reste nous fait plus penser à une recette de dentifrice : anti-agglomérant, isomaltulose ou encore molybdate de sodium… On est loin de la promesse de produits sains et naturels. Le médecin spécialisé en nutrition, Didier Chos, met en garde contre la smartfood : « Il y a ce qu’on nous vend et la réalité. On nous fait croire à du pseudo naturel avec de l’ultra transformé. Dans ce genre de produit, le corps est vu comme une machine dans laquelle il faut mettre du carburant. Sauf qu’il ne suffit pas d’ajouter des nutriments et des vitamines pour rendre un repas parfait. Le corps ne reconnaît pas les aliments transformés, il a l’habitude de nutriments naturels. Là c’est une formulation chimique et un aliment ce n’est pas que ça. »
Qu’importe pour Clara, elle y trouve son compte car elle n’a plus de fringale dans la journée et se déclare plus productive qu’avant. « J’ai vraiment cette sensation de satiété que je n’avais pas avant et je n’ai pas de coup de barre l’après-midi, goûtez, vous allez voir ». Elle me prépare donc une version chocolat. L’odeur fait penser à n’importe quelle boisson au chocolat mais la texture me donne le haut-le-coeur. J’ai l’impression de boire une mauvaise pâte à gâteau pleine de farine qui mériterait vraiment de passer au four. Le liquide me paraît pâteux et lourd en bouche et il y a une explication à cela : « Pour arriver à un sentiment de satiété, il faut mâcher pour que l’information arrive au cerveau et là c’est impossible, raconte le docteur Chos. Dans ce genre de produits ils ajoutent des gélifiants qui gonflent dans l’estomac pour que vous ayez la sensation d’être plein, c’est un leurre. C’est une manipulation alimentaire et en plus on joue avec des figures de la gastronomie comme Thierry Marx pour les présenter. Non, ils n’ont pas trouvé de recette miracle, contrairement à ce qu’ils disent ».
Ce qui pourrait être qualifiée de vie infernale par certains peut être le paradis pour d’autres. Dans la smartfood, tout est une question de rentabilité. Le repas est devenu une corvée qu’il faut rendre la moins chronophage possible. Les substituts de repas rencontrent un franc succès chez les startuppers et les jeunes patrons en manque de temps. Un jeune chef de projet en startup se confie sur sa nouvelle manière de déjeuner : « Je ne mange vraiment que lors de déjeuners d’affaires et le soir chez moi. Autrement, je mange toujours une barre ou une bouteille. Pour les bouteilles, je prends seulement des goûts sucrés, le côté salé froid me dégoûte un peu. »
Si les consommateurs de ce genre de produits se font encore rares en France c’est à cause (ou grâce) à notre culture culinaire. L’art de la table, les spécialités culinaires françaises et notre goût pour la bonne bouffe fait de la France un mauvais client pour les marques de smartfood qui ont pour principales cibles les jeunes cadres et les geeks. L’historien de l’alimentation, Jean-Pierre Lambert, voit dans la smartfood la fin de la sociabilité qu’apportent les repas : « Les personnes qui consomment de la smartfood sont dans une approche fonctionnelle de l’alimentation, il faut nourrir le corps tout simplement. C’est une pensée très répandue dans les pays scandinaves et en Amérique du Nord qui est pour l’instant en marge de la pensée française. Dans l’hexagone, le repas est source de plaisir et de convivialité. Dans ce genre de cas, je pense que les personnes qui consomment ce genre de produit subissent une vraie pression au travail et sont très stressées. Ils veulent réduire au strict minimum leur temps de pause pour travailler plus. »
Parmi ces amateurs de repas en poudre, quelques-uns ont poussé le concept à l’extrême. Simon*, graphiste freelance de 34 ans, consomme de la smartfood, matin, midi et soir. Il a même choisi d’arrêter toute pause repas, à chaque petite faim il prend une gorgée de sa mixture. « Je n’aime pas cuisiner et manger tout seul me saoule. La vie est trop courte pour la passer au supermarché. Lorsque j’ai entendu parler de la smartfood, j’ai tout de suite voulu essayer », raconte-t-il.
« Au début il faut avouer que j’avais du mal à chier »
Dans les placards de Simon, il n’y a presque plus rien à part des sachets de poudre, quelques barres nutritives et du café. Face à ce choix draconien, on ne peut s’empêcher de s’inquiéter pour sa santé. Simon affirme pourtant que tout va bien : « À mon dernier check-up, je n’avais aucune carence. J’ai un peu perdu en gras mais pas tant que ça en poids donc c’est parfait. » Pourtant, de nombreuses études prouvent que manger liquide provoque de graves problèmes de santé. En consommant seulement du liquide, vous ne mâchez plus, ce qui engendre de gros problèmes de digestion. Les dents ne sont plus sollicitées, ce qui risque de perturber le tube digestif. « Je n’ai pas l’impression d’avoir un de ces problèmes mais au début il faut avouer que j’avais du mal à chier. Mais mon organisme a fini par s’y faire » raconte-t-il. À force de boire de la smartfood toute la journée, Simon ne ressent plus la faim.
Le docteur Didier Chos appelle les consommateurs à se poser les bonnes questions : « Manger plusieurs fois par jour de la smartfood, qui plus en est sous forme de poudre, c’est perturber l’acte alimentaire en général et la sociabilité qui en découle. Lorsqu’on se nourrit exclusivement de ça, on devient forcément plus sédentaire, l’alimentation n’est plus réfléchie et bien sûr elle n’est plus diversifiée. Les gens se rassurent avec l’argumentaire qui affirme que c’est bon pour la santé mais on sait tous que ce genre d’alimentation n’est pas sain. » En effet, notre cerveau n’est pas fait pour toujours manger le même aliment. Si physiologiquement parlant, il est possible d’ingurgiter pendant plusieurs années des pâtes bolo, notre cerveau, lui, est calibré pour ne pas accepter une alimentation mono-ingrédient. Lorsque l’on ressent du dégoût ou de la lassitude pour un aliment, notre cerveau nous évite certaines maladies comme le jeûne du lapin qui affecte le foie et les reins et est provoqué par une absence de nutriments variés.
Pas de course, pas cuisine, pas de vaisselle, le gain de temps est effectivement considérable avec la smartfood. Mais faut-il pour autant oublier la différence entre manger et se nourrir ? Nous n’avons pas encore été obligés de quitter la planète Terre pour survivre dans l’espace et se nourrir d’aliments déshydratés alors autant apprécier ce burger à la pause dej’, même devant l’ordi. Tant pis pour la culture française, la santé ou les collègues.
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