Chaque année près de 30 000 enfants voient le jour à Paris.
Chaque année près de 800 restaurants ferment leurs portes dans la capitale.
Coïncidence ?
Un bon moment au restaurant avec des enfants ne peut venir que d’un alignement favorable des planètes. Le lieu doit pouvoir proposer une offre spéciale qui évite au gamin d’avoir à faire des choix et aux parents de le convaincre. Il faut une cuisine riche, rapidement expédiée, difficile à disséminer. Et assez de bruit autour de la table pour s’offrir le luxe d’un repas incognito.
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Beaucoup de bruit si possible. Le bruit préserve la tranquillité des parents.
Aîné d’une famille nombreuse, j’ai dû attendre une tardive émancipation pour profiter des joies de la restauration parisienne. Avant cette date, mes expériences à table s’apparentaient plutôt à un mélange d’engueulades, de honte et de plats froids.
Mes seuls bons souvenirs gastronomiques en famille furent à feu la Pizzeria Gipsy dans la ville de Vendôme, sur la route des vacances. Bavoir d’or du restaurant pour enfants grâce à son menu composé de pizzas, frites molles et coca à volonté. Mais aussi grâce à ses sets de table coloriables permettant à mes parents de s’éviter les fourches caudines des autres clients.
Fort de mes expériences passées, j’ai fait le tour des tables parisiennes avec Alix, 6 ans, déléguée officielle du Syndicat des Gastronomes en Culottes Courtes (le SGCC).
Tartare de petits pois sur lit de nuggets de poisson fourré à la frite
On a commencé fass (comprendre « facile », abréviation en vogue dans les cours de récré) en invitant Alix déjeuner chez The Sunken Chip. Le pitch ? Du poisson frais et frit à la panure légère et croustillante, accompagné de frites maison et d’une purée de petit pois. Le menu enfant est à 10 euros.
En plus du fish’n chips, Alix reçut une brique de jus de fruits mais, à la vue de sa tête constipée, le serveur dû se résoudre à lui proposer une alternative. Il opta pour une citronnade hypersucrée et teintée rose grâce à un malicieux apport de betterave qui arracha ni plus ni moins qu’un « hum, délicieux ! » de la bouche de l’enfant prodigue. Elle n’en boira tout de même pas plus d’une gorgée.
L’attente constitue l’un des plus grands risques quand on déjeune avec des enfants. Quelques minutes de trop et c’est la fin des haricots. Et les haricots c’est pas bon.
Huit minutes à peine se sont écoulées entre le moment où nous avons passé commande et celui où Alix a commencé à disséminer les petits pois un peu partout dans le restaurant. On est sûrement près du délai satisfaisant, le délai optimal étant que les enfants aient directement la bouffe dans la bouche.
Au rayon des points kidsfriendly chez The Sunken Chip, on notera le Ketchup en forme de tomate, rigolo à secouer, les petits couverts en bois qui ne coupent pas, l’amabilité et la patience du serveur et les longs bancs qui permettent à l’enfant de ne pas avoir forcément à s’asseoir correctement. Par ailleurs il semblerait que la hauteur de la table ait été conçue de manière à ce qu’Alix n’ait plus qu’à tirer la langue pour s’empiffrer son menu enfant. À moins que ce soit la hauteur des enfants qui ait été conçue ainsi.
À peine servie, Alix se met en tête de confectionner avec ses doigts un tartare de petits pois sur lit de nuggets de poisson fourré à la frite dont le rendu final ressemblait à s’y méprendre à un toucan.
Alix a adoré le fish’n chips et a pris soin, grand soin, de finir tous ses petits pois, exception faite de ceux restés collés sur son visage.
Avec un taux de finissage d’assiette de près de 75 % ce n’est pas peu dire que la petite s’est régalée. Si laisser la moitié de sa barquette de frites après avoir étalé du Ketchup dilué dans du vinaigre et des restes de petits pois vous paraît être du gâchis, c’est clairement que vous n’êtes pas prêts à être parents.
On aura fini de manger à 13 h 17 soit très exactement vingt minutes après avoir été servis. Emballé, c’est pesé.
Les enfants n’ont pas leur place dans le monde des épicuriens moustachus
Quid d’une bonne vieille brasserie ? La Fontaine de Belleville joue la carte tradi-cool et propose des croque-monsieurs jambon Prince de Paris, comté 18 mois d’affinage, beurre Beillevaire, servi avec salade verte et jus de fruits saugrenus (coing / cranberry). La salle résonne à blinde, le sol carrelé dissimule les tâches, les clients ne viennent pas là pour être tranquilles, ça tombe bien nous si. Mais à part la chaise bébé en exemplaire unique, rien n’a été pensé pour les enfants. Pas de menu dédié, pas d’effort à la tête du client. Alix veut un croque et moi aussi. Je trouve ça délicieux. Elle n’en avale qu’une bouchée.
Je l’encourage à manger.
Elle renacle. Ça refroidit.
Je l’enjoins à manger.
Je finis mon plat. Je la force à manger.
Caprice.
Je ne céderai jamais.
(…)
Je finis son plat.
Où comment s’assurer un Dad Bod avant même d’être père.
Curieusement Alix a encore faim pour un dessert. À la carte : sablé thym-citron (« Non ! ») crème chocolat-verveine (« Berk ! ») pain d’épices maison bio locavore (« Pouah ! »).
C’est déjà fatigant de s’occuper d’un enfant, mais essayez avec deux croque-monsieurs, une Suze-tonic-citron et trois desserts à digérer. La patience me quitte. J’en conclus hâtivement que les enfants n’ont pas leur place dans le monde des épicuriens moustachus.
« Attends, j’ai raison : on joue au superhéros ! »
Un proverbe dit « posez une grenouille sur un trône en or, elle sautera de nouveau dans la mare ». Fini concept-shop et autre bistronomie. Je décide d’emmener Alix au Super Café, rue de Fontarabie dans le vingtième. Un restaurant spécialement conçu pour la marmaille.
Une place piétonne donne sur le charmant jardin de Vitaly et prolonge la terrasse du Super Café. Pas de voiture, plein de soleil et de gamins. Des moutards en tricycle, à quatre pattes, qui rampent en bavant, en chaussettes ou en couches. On se croirait dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, c’est parfait. L’intérieur s’articule en L avec salle de jeux et salle à manger « comme à la maison qu’on aurait eue à Berlin ». Sofas dépareillés, bancs vintages et affiches chinées. On pourrait croire au chaos, on pourrait croire devoir subir le brouhaha continu d’enfants survitaminés : pas du tout. Outre un accueil charmant, l’espace est agréable et les enfants très vite canalisés. Mille activités leur sont proposées : une cabane avec des poufs en forme de bûches, des crayons pour dessiner et des jeux à gogo. Les parents peuvent tranquillement se payer une bonne bière (la Bise de Jenlain, un vrai bonheur) et la possibilité de se dorer tranquillement la pilule en terrasse en draguant la maman d’à côté comme au bac à sable. Car les enfants ont ceci de supérieur aux grandes personnes qu’il ne leur faut qu’un gros tas de poufs pour sympathiser. De notre arrivée à 13 h 25 au service vingt minutes plus tard, nous n’avons plus revu Alix, partie explorer les recoins du Super Café avec ses nouvelles « supers amies » dont elle avouera plus tard ne pas connaître les prénoms, nous épargnant ainsi le pénible temps de latence entre la commande et le service. Tout juste avons-nous eu à répondre à quelques « Coucou maman ! Coucou Victor ! Coucou maman ! Coucou Victor ! » à la fenêtre de la cabane. Nota Bene : la moins bonne place du restaurant est située sous la cabane susnommée, où les flopées de moutards hèlent leurs parents comme des oisillons sortis de l’œuf.
Tous les plats du Super Café se déclinent en version enfant. Sans la moindre hésitation Alix choisit un œuf bio à la coque, pommes de terre façon Grand-Mère avant de disparaître dans la cabane avec ses nouveaux amis sans noms. L’œuf et ses mouillettes beurrées sont pondus rapidement et Alix finit son assiette et sa glace doulché dé létché.
Il apparaît que le meilleur restaurant dans lequel vous puissiez aller avec des enfants est le restaurant où vous les verrez le moins. Pour leur bonheur, comme pour le vôtre, mieux vaut leur laisser leur liberté.
Face au succès attendu mais surprenant du Super Café et surpris d’avoir, nous aussi, passé un bon moment, on demande à Alix, faussement naïvement, de ce ton mielleux qu’on emploie avec les enfants, ce qu’elle en pense, si elle préfère ce restaurant aux autres. Elle répond sans ambages « c’est ici le mieux ! Mais c’est pas le plat que je préfère, c’est la dé-co-ra-tion ! ».
Alors on pense, pour la science, à lui demander son conseil, sa critique suprême : où est-ce qu’elle aura préféré déjeuner ?
Sa réponse tombe comme une assertion culinaire à l’usage des parents « à la maison parce que c’est « fait maison » alors que dans les restaurants, les plats sont cuisinés par des gens qu’on ne connait pas ». Moralité : les enfants sont d’adorables petits nazis et, en ce qui concerne la restauration, on se quittera sur cette citation de Lacan : « L’amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. »
Victor Coutard est auteur chez Gallimard jeunesse et co-fondateur du bureau créatif Cerveau Service.