Tous les étudiants du monde ont cette fameuse table basse noire Ikea où s’étalent des parties de beer-pong, des ateliers de roulages de joints ou des plâtrées de pâtes carbo un soir sur deux. Mais il n’y a pas que les étudiants fauchés qui meublent leurs apparts du mobilier produit en masse par la multinationale suédoise. En 2015, 771 millions de visites ont été enregistrées dans les magasins des 50 pays dans lesquels est implanté le groupe. Les plus poétiques disent qu’“un Européen sur dix serait conçu dans un lit Ikea”. Pas étonnant donc que la déco très “personnelle” de votre logement entier ne soit qu’une variante de celle de vos potes, de votre frère, de votre voisin ou de votre couchsurfeur danois.
La photographe américaine Margeaux Walter n’est pas la première à se moquer et à dénoncer la consommation de masse — que ce soit la production infernale des produits du quotidien ou les moutons que nous sommes. Mais avec sa dernière série, Sign Language, elle le fait avec un sens tout particulier de la parodie, dans des mises en scène affreusement géométriques où rien ne dépasse. Si vous ne voulez pas finir par vous transformer en meuble à votre tour, on ne saurait que tro vous conseiller de vous fournir ailleurs ou, mieux, fabriquez votre déco tout seul.
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The Creators Project : Bonjour Margeaux. Comment as-tu eu l’idée de ta dernière série ?
Margeaux Walter : Sign Language a commencé avec ma création Cocoon. J’ai fait un croquis dans un carnet après avoir terminé une courte vidéo d’horreur avec du mobilier Ikea et le célèbre coussin-cœur comme personnage principal — j’étais donc un peu plongée dans le monde du mobilier produit en masse. L’idée de Cocoon était de créer une image où les protagonistes se fondraient complètement dans un décor domestique fait d’objets produits en série, où le mobilier aurait plus d’“identité” que les personnes. Depuis, j’ai continué à développer la série de différentes manières, avec un intérêt constant pour la transformation d’un espace en trois dimensions en un motif plat, à l’image d’une peinture. Souvent, les mobiliers, les tapis, les sols que je vois m’inspirent pour la composition et les motifs. Mais certaines ont commencé avec le motif comme base lui-même — par exemple, Primary est en quelque sorte tirée d’un tableau de Mondrian.
C’est quoi l’idée derrière Sign Language ?
C’est une série de photos qui fait basculer la vie ordinaire dans une forme d’abstraction. Les images parlent de la fragilité de l’identité en lien avec la production commerciale. La série est focalisée sur l’excès, notamment les excès de la culture de consommation, des médias et de notre besoin constant de saisir l’instant et elle montre comment ces excès influencent l’identité et l’expression personnelles.
Comment as-tu conçu chaque image — le thème, la mise en scène, etc ?
Chaque image commence avec un croquis, souvent inspirée par un motif, une scène ou un meuble. Je choisis des moments familiers qui font partie de la vie courante — une scène chaotique dans la cuisine, un moment de repos dans le salon, un repas, etc. Pour chaque scène, j’ai voulu que les figurants aient peu d’interaction entre eux, pour donner un sentiment d’isolation. Une fois que j’avais l’idée du motif et de la scène, la mise en scène découlait de la recherche de meubles spécifiques qui correspondraient à mon croquis.
J’imagine que ça n’a pas été facile à réaliser, ça doit demander de la minutie et de la patience.
Chaque photo a effectivement demandé beaucoup de patience et de temps. Pour chacune, j’ai collecté tous les accessoires et j’ai monté les mises en scène dans mon studio. Je pose aussi comme personnage, donc les séances ont été une sorte de performance très minutieuse. Je ne peux pas voir ce que je photographie et je dois être parfaitement alignée avec le décor. Pour avoir cette vue d’en haut, je monte mon appareil photo — un Hasselblad avec un dos numérique — sur un trépied avec un très long bras. J’ai photographié la plupart des scènes en les découpant, assemblant les images pour que le rendu final soit en très haute résolution. Les tirages sont très grands — jusqu’à 180 x 270 cm — pour donner au spectateur un sentiment à la fois d’abstraction ou de détails en fonction de la distance à laquelle il se trouve face à l’image.
Tu as des assistants ou tu as fait ça toute seule ?
En fait, j’ai réalisé toutes ces photos sans aucune aide. Il y a quelque chose à travailler seule qui rend le processus plus méditatif et me permet de vraiment me concentrer sur chaque partie de l’image — en passant du temps dans chaque costume, en explorant la scène, les personnages, les gestes et les personnalités imaginaires que je développe au fur et à mesure de la séance. J’ai utilisé un retardateur et une télécommande sur mon appareil pour photographier et prendre la pose en même temps.
J’ai regardé tes précédentes séries et la minutie qui fait l’intérêt et le charme de Sign Language semble être une constante : serais-tu maniaque aussi dans la vraie vie ?
C’est marrant parce que personnellement je suis en fait plutôt bordélique, et même le processus de mise en scène peut être vraiment chaotique. Mais dans les images, tout est aligné avec précision et on dirait que j’ai un penchant pour la symétrie. Dans la plupart des séries, le but est de transformer le chaos en ordre, c’est quelque chose qui m’intéresse aussi en dehors de ces images.
Tu as quoi de prévu pour la suite ?
J’ai quelques projets à venir mais c’est encore trop tôt pour rentrer dans les détails. De temps à autre, je fais une nouvelle photo pour la série Sign Language.
Ok, merci Margeaux.
Pour suivre les projets de Margeaux Walter, rendez-vous sur son site.