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matrix, le film le plus « woke » des 20 dernières années ?

Matrix, le film le plus « woke » des 20 dernières années ?

« Ta vie est la somme d’un reste d’équation mal équilibrée propre à la programmation de la Matrice. Tu es l’éventualité d’une anomalie que, malgré mes efforts, je n’ai pu éliminer de ce qui est, sans cela, une harmonie d’une précision mathématique. Ce tracas est mis de côté mais pas imprévu, et reste dans une certaine mesure contrôlable. Ce qui t’a conduit inexorablement… ici. »

Vous vous souvenez sûrement de cette scène. Enfin, vous vous souvenez qu’elle existe. Si, comme moi, vous n’étiez encore qu’un jeune ado en 2003, quand vous l’avez vue pour la première fois au cinéma, nul doute que le sens de ce dialogue vous est passé trois kilomètres au-dessus de la tête. Cette séquence est tirée de Matrix Reloaded, le deuxième volet de la trilogie culte des Wachowski dont l’entame, Matrix (1999), fête ses 20 ans cette année. Elle oppose Neo, joué par Keanu Reeves, et l’Architecte – comprenez l’entité qui a créé la Matrice, cette simulation contrôlée par une Intelligence Artificielle, qui soumet les hommes sans qu’ils ne le sachent, et que notre héros et sa bande de rebelles tentent de renverser.

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L’intrigue de la franchise était traversée par l’idée que les hommes devaient se réveiller pour combattre l’emprise des machines. Malheureusement, cette scène précise aura eu l’effet inverse : endormir les spectateurs sous un flot de pensée faussement érudite, cachant une réflexion digne d’une dissertation lycéenne inspirée. On tient là tout le paradoxe de Matrix : la plus grande qualité de Matrix – son incroyable ambition – est devenue, au fil des trois opus, son talon d’Achille. L’intelligence de la trame initiale a bouffé les deux réalisatrices (encore réalisateurs à l’époque, nous y reviendrons), qui ont fini par se faire engloutir par leur propre matrice.

Car si l’on peut rire de la philo de comptoir de la fin de la trilogie, le premier film reste une incontournable référence du cinéma de science-fiction, du cinéma tout court et de la pop culture globale. Pourtant, les thèmes de Matrix n’ont rien d’innovant. Dans les années 1990, le cinéma cyberpunk américain n’aura eu de cesse d’explorer l’idée de monde simulé. Un an avant la sortie de Matrix, un joyau de la science-fiction voit discrètement le jour. Dans Dark City, film noir par excellence, un héros se réveille un jour dans son bain, frappé d’amnésie, et réalise petit à petit que sa réalité et ses souvenirs sont manipulés par un groupe d’extraterrestres à la conscience collective. Puis la même année que Matrix, en 1999, sort eXistenZ. Le film de David Cronenberg s’articule autour d’un jeu vidéo qui se connecte au système nerveux des joueurs et les fait pénétrer dans un monde virtuel cauchemardesque. Là où, dans la trilogie des Wachowski, réalité et matrice sont clairement différenciées, eXistenz fait savoureusement planer le doute.

Alors pourquoi l’épreuve du temps préfère-t-elle Matrix à ces cousins plus subtils ? D’abord parce que Matrix s’assume dans ce qu’il est avant tout : un film d’action. C’est en marquant des points visuels que le film a éclipsé ses voisins. Les combats de kung-fu en suspension, les fusillades irréelles en bullet time, les lunettes de soleil, les longues tenues de cuir, l’inventivité de la mise en scène, les emprunts assumés à l’animation japonaise. C’est – au moins – ce qu’il fallait pour faire avaler à une génération d’ados un scénario basé sur la philosophie de Baudrillard, que dans les couloirs de Warner Bros les producteurs appelaient eux-mêmes « le film dont personne ne comprend l’histoire ». Matrix, c’est la vulgarisation ultime. L’œuvre dont nous rêvions tous secrètement.

L’autre force du film (parce que les effets spéciaux, ça vieillit très vite), c’est d’avoir réussi à planter une histoire dystopique, dont le réalisme n’aura cessé se renforcer depuis 1999. Alors rassurez-vous, les sentinelles ne gouvernent pas en sous-main nos réalités quotidiennes, et nous ne vivons probablement pas dans une simulation, encore qu’Elon Musk n’en est pas si sûr. Et même si les avancées de l’IA et ses potentielles dérives ont de quoi faire frémir les esprits les plus cartésiens de la planète, pour l’instant pas d’Agent Smith à l’horizon. Les échos actuels à Matrix sont plus subtils que tout ça.

Depuis quelques années, la jeunesse – principalement afro-américaine mais pas seulement – travaille à être « woke » (« réveillée »). Née dans le giron du mouvement Black Lives Matter en 2013, l’expression traduit le besoin d’être conscient, des inégalités, des oppressions systémiques à l’œuvre autour de nous. D’ouvrir les yeux, se renseigner pour comprendre le monde tel qu’il est. En gros : arrêter de manger la pilule bleue tous les matins et s’éveiller à la réalité, aussi froide et dure soit-elle. En ce sens, forcément, être woke aura plus de sens pour les minorités, celles sur qui s’exerce quotidiennement la violence, quelle qu’elle soit. Et cela n’est pas un hasard : les Wachowski en sont.

En 1999 quand sort Matrix, ils sont encore Larry et Andy Wachowski. Aujourd’hui, après leurs transitions respectives il y a plusieurs années, elles sont Lana et Lily Wachowski, deux femmes trans. En 2016, après avoir été violemment poussée au coming-out par un journaliste, Lilly s’exprimait en ses propres termes : « Être transgenre n’est pas facile, nous vivons dans un monde binaire, imposé par la majorité. Ce qui signifie que quand vous êtes transgenres, vous devez faire face à la dure réalité qui consiste à vivre le restant de votre vie dans un monde ouvertement hostile. » Et plus loin : « Je continuerai à être optimiste en m’adonnant au combat de Sisyphe qu’est le progrès et, dans mon être, à devenir un exemple de la probabilité d’un autre monde. » Une quête de liberté, un espoir à trouver, malheureusement dans la douleur. Dans le cas des sœurs réalisatrices, la binarité était (est encore) une matrice de laquelle il fallait s’extirper, et que tous leurs films (et leur formidable série Sense8) tentent de remettre en question.

Aucun cinéaste n’aura filé le thème avec autant de constance, de brio et d’inventivité que les deux soeurs. Le cinéma post-genre des Wachowski dessine la possibilité d’un autre monde, parce qu’elles-mêmes ont été, et sont peut-être encore, des êtres enfermés dans un système trop petit pour leur vision. Tous leurs films, de Matrix à Speed Racer et de Cloud Atlas à Jupiter Ascending, sont marqués par l’idée de révolution, dont on peut trouver le mode d’emploi dans la scène culte qui voit Morpheus demander à Neo de choisir entre pilule bleue et pilule rouge. Entre l’ignorance et la connaissance, la servitude et le libre-arbitre.

Matrix est un film intemporel parce que cette idée de monde simulé, soporifique, irréel, cette idée de servitude volontaire sera toujours au centre de nos préoccupations. Encore plus aujourd’hui, à l’heure où les lignes entre réalité numérique et réalité tout court se chevauchent dangereusement. À l’heure où toute une génération, d’une certaine manière, vit dans cette matrice d’internet, de réseaux sociaux, dont les promesses idéalistes se ternissent d’années en années. À l’heure où, via les curations appliquées de nos comptes Instagram nous devenons les Architectes de nos propres matrices.

Mais à l’heure, surtout, où l’état du monde nous force à regarder les choses en face. À être à la fois conscients de cette matrice et conscients qu’il faut en sortir, imaginer une autre manière de vivre, plus libre, moins superficielle. L’incroyable dernière scène de Matrix est l’illustration de cette double conscience. Neo est désormais conscient du véritable monde qui l’entoure, mais encore loin de l’avoir détruit. Avant que « Wake Up » de Rage Against the Machine ne retentisse, il retourne dans la matrice et s’adresse directement à elle : « Je sais que tu es là, je te sens. Je sais que tu as peur de nous. Tu as peur du changement. Je ne suis pas venu te dire comment les choses vont se terminer, je suis venu te dire comment elles vont commencer. Je vais montrer à ces gens ce que tu ne veux pas leur montrer. Je vais leur montrer un monde sans toi, sans règles, sans contrôle, sans frontières, sans limites. Un monde où tout est possible. »

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