Avec la cheffe catalane qui cuisine l'indépendance
Photo : Natalia Santolaria

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Avec la cheffe catalane qui cuisine l'indépendance

Pour Ada Parellada, la question du séparatisme catalan se joue dans l'assiette et avec les plats de la gastronomie locale.

En Catalogne, la notion d’indépendantisme n’est pas une question de couleur politique, ni d’origine sociale ni de corps de métiers – c’est quelque chose qui s’exprime naturellement et qui s’invite dans les discussions à n’importe quelle heure de la journée. Reste une communauté qui s’est illustrée par un silence presque total : celle des chefs. Si la Catalogne est reconnue depuis quelques décennies comme le bastion d’une cuisine gastronomique avant-gardiste et de haut vol – on pense au fameux El Bulli et à la gastronomie moléculaire de Ferran Adrià – la voix des chefs catalans sur la question de l’indépendance était jusqu’à présent restée étrangement discrète.

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Il y a bien eu du mouvement du côté des frères Roca, propriétaires d’El Cerrer de Can Roca – un restaurant régulièrement tout en haut des meilleurs restaurants du monde selon le classement 50 Best : lors de la tenue du référendum de 2017 sur l’Indépendance de la Catalogne, Joan, Josep et Jordi ont fait envoyer de la bouffe aux militants qui tenaient les bureaux de vote « interdits ».

Ada Parellada dans son restaurant de Barcelone. Photo : JB Bonaventure.

Dans un tout autre registre, la cheffe Ada Parellada, indépendantiste convaincue, mène chaque jour une lutte pour sauver le patrimoine gastronomique catalan. Ce dernier, doté d’une identité bien particulière, tendrait selon elle à disparaître. Que celui qui est capable de citer instantanément au moins 3 plats purement catalans me jette la première pierre. Et attention à ceux qui parleront paëlla : si la recette est bien née en Catalogne, ici, on parle sobrement d’el arroz, le riz.

Ada m’a donc invité à déjeuner chez elle, au Semproniana, pour parler d’elle, de cuisine et de ce qui alimente les deux : l’indépendance.

L’histoire d’un amour

Photo : Natalia Santolaria

« Je suis née en 1967 dans une très vieille fonda de Granollers, à une trentaine de kilomètres au nord de Barcelone. Une fonda, c’est un établissement populaire qu’on peut trouver jusque dans les plus petits villages de Catalogne. On peut y manger à n’importe quelle heure, on peut y dormir, y prendre un café, y retrouver ses amis ou juste passer pour aller aux toilettes. Ce sont toujours des familles qui les tiennent. Et la mienne tient celle-ci depuis son ouverture en 1771, c’est la plus ancienne de toute la Catalogne. Je dois dire que j’en suis très fière.

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Une fois qu’on s’est battus toute la journée pour ses idéaux, il faut bien manger.

J’ai toujours adoré cet endroit mais les fondas sont traditionnellement données au premier fils et moi je suis la cadette d’une fratrie de huit, donc il n’y avait pas grand-chose pour moi. Ce que j’ai reçu c’est surtout l’héritage d’un savoir-faire.

El Arroz, le riz catalan. Photo : Natalia Santolaria

Mon père voulait que je sois avocate et il a tout fait pour ça, il a payé pour tout. Sauf qu’en quatrième année, je ne rêvais que d’ouvrir un restaurant. Et c’est resté un rêve jusqu’à ce que je découvre cet endroit immense, une ancienne rédaction, et que j’en tombe amoureuse. C’est mon mari, mon petit ami à l’époque, qui a pris tous les risques en se portant caution et j’ai pu emprunter 11 millions de pesetas (un peu plus de 60 000 euros aujourd’hui). Ce n’est pas grand-chose mais j’ai pu ouvrir le Semproniana et je n’en suis jamais partie. J’ai ouvert d’autres endroits et j’ai fini par les fermer, notamment à cause de la crise. Et il n’y aura plus que celui-ci. J’ai décidé de refréner ma nature car j’aime inventer, j’aime faire fonctionner les choses, cependant, j’ai parfois du mal à les maintenir. Évidemment, mon père était fou quand j’ai fait ça. Mais mes parents ne m’avaient jamais montré une autre façon de vivre que celle-là, c’est ce que je lui ai dit et il a bien fallu qu’il s’y fasse ».

Marron et plat comme la cuisine catalane

Photo : Natalia Santolaria

« Pour moi, la cuisine traditionnelle catalane est ce qu’il y a de plus important et la fonda (une auberge catalane, N.D.L.R.) de mes parents est certainement l’endroit de Catalogne qui fait la cuisine la plus traditionnelle qui soit. Ils en sont très fiers et ça aurait été très difficile de rivaliser avec ça. Mais respecter ça ne veut pas dire que la cuisine ne doit pas évoluer, au contraire. Tu dois toujours comprendre les gens, ce qu’ils veulent et t’y adapter. Mais sans jamais perdre les saveurs ni les techniques originelles.

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Aujourd’hui pour communiquer sur ta cuisine, sur les réseaux sociaux, sur Instagram, il faut de la couleur et du volume. Sauf que la cuisine catalane, c’est de couleur marron et c’est plat. J’ai donc rajouté des couleurs et des formes. Je n’ai pas peur non plus de rajouter de nouveaux produits. Barcelone est un port, par nature, il y arrive donc toujours de nouvelles choses. Or, j’ai réalisé que ce qui constitue la cuisine traditionnelle de Barcelone, c’est ce que tu peux y acheter. Ça ne veut pas dire pour autant que tu perds l’âme de la cuisine catalane, ces nouveaux produits tu peux les cuisiner comme ça se fait ici, c’est-à-dire dans une grosse marmite avec de l’oignon, de la tomate, du porc mijoté et des herbes. Car une fois encore, ce sont les saveurs qui comptent, elles doivent me rappeler notre fonda. Quand je me suis lancée, je considérais ma cuisine comme la version rock'n'roll de la gastronomie catalane – j’étais sûrement un peu snob à cette époque. Aujourd’hui, j’essaie juste de faire de mon mieux.

Omelette au foie et aux noisettes. Photo : Natalia Santolaria

Quand j’invente une recette, je mets souvent beaucoup d’illusions dans la marmite. Et à la fin, quand tu as considéré la taille de ton équipe, la taille de ta cuisine et le prix que peuvent mettre les clients, ça n’a plus rien à voir. Il faut cuisiner avec la réalité qui est la nôtre, sinon le résultat c’est une grosse facture aigre-douce. C’est l’expérience qui t’apprend ça.

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Et puis, je me refuse à vendre trop cher, je veux que tout le monde puisse venir ici. Je n’aime que deux choses, le mélange des gens différents dans ma salle et ce bruit de couverts contre les assiettes. Ça me transporte dans mon enfance, c’est ma musique de fond. C’est ma musique de fonda. »

Invitation à la catalane

Photo : JB Bonaventure.

Il va sans dire que lorsqu’on est invité chez Ada comme je l’étais, on ne choisit pas ses plats, c’est elle qui est aux commandes de bout en bout. Après avoir vérifié qu’il n’y ait aucune allergie alimentaire ou conviction limitant les possibilités, elle saisit sa carte, griffonne énergiquement et transmet la commande à ses équipes.

Très vite, ce sont donc des cannelloni de boudin noir et des moules à la braise qui arrivent à la table. Les premiers sont si bons que j’aurais du mal à les décrire. J’ai beau avoir mangé pas mal de choses très différentes dans ma vie (dont beaucoup pour MUNCHIES), j’ai toujours trouvé l’exercice de la critique très difficile, tant le plaisir d’une préparation fine et élégante ne peut se définir. Quoi qu’il en soit, je me souviendrai longtemps de cette expérience – tout comme ces moules qui m’ont été servi et qui, à elles seules, m’ont rappelé le goût de mon enfance, celui des viandes grillées de mon père.

Des cannelloni de boudin noir et des moules à la braise. JB Bonaventure.

S’en suivirent un remarquable riz rouge croquant à la citrouille et au porc épicé et une omelette au foie et aux noisettes : le goût de l’automne. Enfin, fut amenée de la morue au miel et au romarin. Par respect pour vos palais (qui n’y goûteront peut-être jamais) et pour vos estomacs (qui n’auront jamais la chance de la digérer), je ne décrirai pas son extraordinaire cuisson. Et puis, pour finir, j’ai pu constater que le bon goût d’Ada va jusqu’à avoir de la tarte au citron sur sa carte et que celle-ci est parfaitement maîtrisée.

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Photo : JB Bonaventure.

Nous sommes dimanche et dehors le ciel est beau. J’ai le ventre rempli d’une nourriture d’une rare sensualité et, comme chaque fois je me laisse griser par le bonheur de la satiété et du goût exquis qui reste en bouche, mon regard sur le monde s’adoucit. Heureusement, la reprise de l’interview avec Ada me sort vite de là.

Cuisine et indépendance

Photo : JB Bonaventure.

« Je suis complètement et absolument indépendantiste. La première des raisons, c’est que je veux de meilleures conditions pour mon pays. La seconde, c’est que je me sens entièrement Catalane. Mes raisons sont donc aussi bien matérielles que sentimentales. Mais depuis les événements de ces dernières semaines, les choses ont pris encore une autre tournure. Avant cela, je me battais pour la Catalogne alors que maintenant je me bats contre l’Espagne. C’est une différence majeure qui s’est opérée en un mois et qui est un constat franchement triste. Passer d’un combat pour quelque chose à un combat contre quelque chose, c’est terrible. La société s’est brisée et c’est ça qui me dérange. Ça s’explique notamment par la violence, physique ou pas, dont ont fait preuve certains unionistes.

Manger catalan, cuisiner catalan, permet de se sentir chez soi, de se rappeler qui nous sommes.

Et peu importe que nous devenions un petit pays dont personne ne parlera comme certains l’imaginent. Avant tout ça, nous n’existions pas, la Catalogne n’existait pas, nous n’étions que Barcelone dans l’esprit des gens. Quand ils pensent à nous, les gens voient les taureaux, les sevillanas (danses et danseuses traditionnelles du sud de l’Espagne, NDLA), la sangria et la paella. Quand ce ne sont pas les chapeaux mexicains. Et moi je préfère qu’on ne m’identifie à rien plutôt qu’à la culture des toreros.

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De toute façon, il n’y a pas d’autre choix. Des partis comme Ciudadanos qui disent être “les autres Catalans” font tous leurs discours en Castillan. Si ce n’est pas la preuve que notre culture est menacée… Or, c’est ce que nous avons de plus précieux à perdre. L’argent – qui était un de mes premiers combats sur la question de l’indépendance catalane –, j’ai réalisé avec le temps que c’est secondaire. C’est pour tout ça que j’étais sur la liste de Junts Pel Sí (une coalition indépendantiste de gauche formée pour les élections régionales de 2015, NDLA) à une place où je ne pouvais pas être élue.

Photo : JB Bonaventure.

Et bien sûr, notre patrimoine culinaire fait partie de cette culture et il est en danger, il est en train de disparaître. Notamment parce que les gens perdent l’habitude de manger catalan, ils ne cuisinent plus nos recettes traditionnelles à la maison. C’est tellement plus simple de prendre des tacos, des pizzas ou des sushis. Les gens ne réalisent pas à quel point c’est grave, ils ne s’en aperçoivent pas.

Pourtant, c’est un véritable outil pour affirmer notre culture. Parce qu’une fois qu’on s’est battus toute la journée pour ses idéaux, il faut bien manger. Et manger catalan, cuisiner catalan, permet de se sentir chez soi, de se rappeler qui nous sommes. »

Le parfum oublié de la Catalogne

« Le meilleur exemple, c’est la picada, une préparation au mortier que l’on rajoute dans les plats mijotés catalans en fin de cuisson pour les épaissir. On peut y mettre des amandes, du pain, des herbes aromatiques, des épices comme le safran, des alcools comme du vin blanc ou du cognac et pas mal d’autres choses. C’est ça qui donne son goût à la cuisine catalane et chaque famille a sa picada. C’est même à ça qu’on reconnaît la saveur d’une famille. Mais maintenant plus personne n’en a. Autrefois, du bas de ton immeuble tu pouvais dire quel plat préparait ta mère pour le dîner.

Notre cuisine est comme la cuisine chinoise : elle cuit longtemps et elle donne une odeur à toute la maison. C’est cette odeur que nous perdons. »

Photo : JB Bonaventure.

Quand elle prononce cette phrase, un ombre passe sur ses yeux jusque-là si pleins d’énergie. Qu’importe ce que l’on pense de l’indépendance catalane, il y a des combats qui ne se justifient que par le cœur. Au moins leur existence. Et celui de la gamine qui courait dans la fonda de ses parents est loin d’être terminé. Peu importe qu’une chaîne de la télé publique ait annulé son passage dans une émission suite à la parution des listes électorales, sa clientèle locale et son absence de business partners lui permettent de faire ce qu’elle veut sans se soucier des conséquences. Contrairement à de nombreux chefs catalans. Sans surprise, elle continuera à se battre comme une citoyenne et à cuisiner comme une cheffe.

Ce sont ses mots, pas les miens. Comme le proverbe qui suit et que j’envisage sérieusement de me faire tatouer sur le front : « Salut i bons aliments », santé et bonne nourriture.