La musique Black MIDI veut envoyer votre cerveau en enfer
Photo : Kostis Fokas

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La musique Black MIDI veut envoyer votre cerveau en enfer

Cachés dans un coin d'Internet, des nerds démoniaques écrivent des partitions de millions de notes pour torturer leur ordinateur — et votre cerveau.

Tous les musiciens amateurs ayant un jour décidé de se lancer dans la production — « Ouais, je fais de la prod’, ouais » — sans la moindre connaissance théorique ou pratique d’un instrument de bois et de cordes savent ce qu’ils doivent au format MIDI : à peu près tout, en fait. Dans l’ancien monde, composer et produire de la musique nécessitait d’apprendre un langage, le solfège, traumatisant d’exigence, tout en apprenant en parallèle à se servir d’un instrument, puis de plusieurs. Il fallait plusieurs années de pratique pénible pour produire quelques notes. Mais ça, c’était avant la démocratisation des pistes MIDI.

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Le langage MIDI — Musical Instrument Digital Interface — a été inventé dans les années 80 pour permettre aux instruments de musique électronique de « dialoguer » ensemble, notamment par le biais d'un ordinateur, et ce quelque soit leur marque. Grâce à lui, chaque note tirée d'un synthétiseur ou d'une boîte à rythme peut être transmise à l'ordinateur sous forme de données et, là, modifiée à la guise du compositeur. En fait, grâce au MIDI, les instruments eux-mêmes ne sont plus indispensables : quiconque possède un clavier d’ordinateur, un logiciel de production et un peu de talent pour agencer des notes peut composer à la maison, sans jamais poser le doigt sur un clavier.

En permettant à tout le monde de « jouer » grâce à la virtualisation des instruments et à l'établissement d'un langage universel pour la musique électronique, le MIDI a changé pour toujours la composition. Son utilisation aurait pu rester raisonnable. Cependant, la culture Internet étant l’antichambre de la folie furieuse, il était évident que certains allaient essayer de le pousser dans ses derniers retranchements, juste pour le plaisir. Il aura fallu attendre près d’un quart de siècle, mais ça a fini par arriver, quelque part entre 2010 et 2014. Mesdames, messieurs, voici la scène black MIDI. N’oubliez pas votre casque antibruit à l’entrée.

Je vois des notes partout

KnowYourmeme nous apprend que tout a commencé le 6 février 2011, lorsque l’utilisateur « kakakakaito1998 » a posté le premier de ces chefs-d’oeuvres apocalyptiques, sobrement intitulé « des élèves du secondaire et du primaire ont tenté de noircir la partition de Necro Fantasia ». L’idée de départ est donc de prendre un thème original, de préférence déjà bien chargé, comme Necro Fantasia, un morceau tiré de la BO du jeu vidéo Touhou, et d’y ajouter des notes. Beaucoup de notes. Un tel déluge de notes, en fait, que la partition deviendra entièrement noire par endroits. Le tout, attention, en conservant un semblant de mélodie, sinon ça ne compte pas.

Evidemment, un tel mélange de vanité et de défi technique ne peut qu'attirer un grand nombre d'adeptes. Les commentateurs exaltés de la vidéo originelle de kakakakaito1998 se sont bien vite à faire la même chose que lui — dans la communauté, initialement asiatique, on appelle ça « noircir » une chanson. Un portail, Impossible Music Wiki, centralise les ressources pour permettre à tout ceux qui le souhaitent d’apprendre rapidement à noyer des mélodies sous des déluges de notes. Car le processus n’est pas si simple que ça. Dans la communauté des « blackers », le nombre de notes fait la qualité de la chanson, et il faut que les machines et leurs cartes son puissent suivre. Si la majorité des membres utilisent des séquenceurs MIDI traditionnels (FL Studio, Ableton Live), la communauté japonaise a son propre outil, Domino, conçu uniquement pour la composition de morceaux à plusieurs millions de notes. Et ils sont nombreux.

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Pyrotechnie sonore

Pour mettre leurs délires en image sur Youtube, les blackers utilisent des programmes éducatifs comme Synesthesia ou Piano From Above, qui donnent au tout un air de partie de Guitar Hero jouée par quinze pianistes cyborgs en montée de speed. Déluge de sons, avalanche de couleurs : bien clipé, un morceau de Black Midi submerge autant la vue que l’ouïe.

Courant 2013, lorsque le black Midi se fait connaître, sa reine s’appelle ICEWiimaker. L’une de ses chansons, encore une reprise de la BO du jeu Touhou, totalise 21 millions de notes. Autour des deux minutes, la carte son de la machine ne peut plus suivre, les notes se transforment en grésillement, puis plus rien. L’agonie. Compositeur 1, machine 0. À titre de comparaison, aujourd’hui, les meilleurs blackers entassent des centaines de millions de notes dans leurs morceaux, « presque sans lag ». C’est indescriptible. Tant que la puissance des machines augmentera, la lutte entre compositeurs perdurera.

Avouons-le, pour l’immense majorité des mélomanes, le Black Midi est une profanation mélodique. C’est vite oublier que des expériences de pensée similaires ont déjà été effectuées, notamment par Frank Zappa et ses deux « Black Page » ou, rappelle Rhizome, par le compositeur Conlon Nancarrow, qui poinçonnait frénétiquement des partitions de piano mécanique dans les années 40 pour créer de majestueuses et bordéliques symphonies, autrement plus flippantes que les délires visuels du Black Midi. Bref, l’histoire de l’art regorge de ce type d’expérimentation pratique, qui cherche à instaurer un rapport de force entre le créateur et sa machine pour en tester les limites – voire les dépasser. On peut trouver ça inaudible, voire révulsant, mais il est impossible de ne pas rester fixé quelques minutes devant une vidéo, vaguement admiratif, à se demander quel est le dingue qui a osé programmer un truc pareil. Et ça, c’est uniquement grâce au MIDI – et a beaucoup, beaucoup de détermination.