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Le Pentagone a dévoilé sa nouvelle stratégie de guerre nucléaire

Il envisage notamment de transformer les armes nucléaires en armes conventionnelles.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Docteur Folamour
George C. Scott interprète le général Buck Turgidson dans « Docteur Folamour » de Stanley Kubrick (1964). Image : John Springer Collection/CORBIS/Corbis via Getty Images

La semaine dernière, le Pentagone a publié sa « Doctrine des opérations nucléaires combinées » (Doctrine for Joint Nuclear Operation) sur le site du Comité des Chefs d’état-major interarmées, avant de rapidement la retirer du public. Elle n’est plus consultable qu’en mode restreint, mais la Federation of American Scientists (FAS), une organisation non-gouvernementale qui utilise la science pour étudier les menaces à la sécurité nationale et internationale, a eu le temps d’en archiver une copie. Dans le document de 60 pages, le département de la Défense des États-Unis nous présente sa vision des armes nucléaires et les usages qu’il pourrait en faire.

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La perspective d’une guerre nucléaire est terrifiante. Ces armes ont le pouvoir de détruire toute vie sur Terre, et pourtant, le Pentagone envisage de les déployer lors de petites opérations. Le document qui a fuité n'en est qu'une preuve de plus. « Il y a beaucoup de conneries là-dedans, mais je remarque que ce sont les mêmes conneries qui sous-tendent la stratégie nucléaire depuis des décennies, déclare Jeffrey Lewis, directeur du programme de non-prolifération en Asie de l’Est à l’Institut d’études internationales Middlebury à Monterey. Il est nécessaire de gommer certaines choses, c’est une question de bon sens. Cette administration s’obstine à dire à voix haute ce qu’il faut dire tout bas ».

« L'emploi des armes nucléaires par les forces d'opérations conventionnelles et spéciales est essentiel au succès de toute mission ou opération », peut-on lire dans le document. Les États-Unis n’ont pas d’accord de non-recours en premier aux armes nucléaires et semblent prêts, si l’on en croit la « Doctrine », à les utiliser en lieu et place des munitions classiques.

Une section du document intitulée « Opérations nucléaires » décrit en détail ce à quoi pourrait ressembler une guerre dans un monde post-explosion nucléaire. « Le spectre de la guerre nucléaire peut aller de l'application tactique à un usage régional limité, en passant par un emploi mondial par des forces alliées et/ou ennemies, nous apprend le document. L'emploi d'armes nucléaires peut radicalement modifier ou accélérer le déroulement d'une campagne. Une arme nucléaire pourrait être introduite dans la campagne à la suite d'un échec apparent dans une campagne conventionnelle, d'une perte potentielle de contrôle ou de régime, ou d'une escalade du conflit pour poursuivre la paix à des conditions plus favorables. »

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Toujours sur le thème de la transformation des armes nucléaires en armes conventionnelles, le document suggère également que les commandants sur le terrain pourraient proposer des cibles nucléaires. « Les [commandants militaires] pourront désigner des cibles à envisager pour d’éventuelles opérations nucléaires qui appuieraient les objectifs des opérations en cours », indique le document.

« Les États-Unis prévoient d’utiliser les armes nucléaires dans un large éventail de scénarios et contre un large éventail de cibles » – Jeffrey Lewis, directeur du programme de non-prolifération en Asie de l’Est à l’Institut d’études internationales Middlebury

« Les États-Unis ont toujours cherché à utiliser les armes nucléaires dans un but autre que la dissuasion malgré les protestations, me dit sur Twitter Martin Pfeiffer, un doctorant de l’université du Nouveau-Mexique qui étudie la culture des armes nucléaires. Ce document montre comment ils envisagent la fongibilité presque magique et le pouvoir contraignant des armes nucléaires. »

« Les États-Unis prévoient d’utiliser les armes nucléaires dans un large éventail de scénarios et contre un large éventail de cibles, même lorsque les armes classiques fonctionneraient mieux ou tout aussi bien, dit Lewis, le directeur du programme de non-prolifération en Asie de l’Est à l’Institut d’études internationales Middlebury à Monterey. Ce document montre clairement que cela reste le cas quand il évoque "un large éventail de cibles" pour les forces nucléaires et l’importance de l'utilisation des armes nucléaires pour mettre fin à la guerre. »

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« Ce qui m'a sauté aux yeux, c'est la discussion franche sur le combat nucléaire, qui est en fait le sens de l'expression "opérations nucléaires", déclare Steven Aftergood, directeur du projet sur le secret gouvernemental de la FAS. Elle part du principe que la dissuasion aura échoué. »

Selon Aftergood, il ne faut pas sous-estimer l’importance du document. « Il n'est pas radicalement différent de publications doctrinales similaires, dit-il. Il ne s'agit pas non plus d'un nouveau départ politique de la part du département de la Défense. Mais dans le contexte actuel de propositions concernant de nouvelles armes nucléaires, d'expiration de traités sur le contrôle des armements et d’instabilité politique, cette nouvelle doctrine prend une tournure alarmante. »

Le monde se sent plus proche d’un conflit nucléaire aujourd’hui que jamais auparavant. Les États-Unis et la Russie sont déterminés à moderniser leur arsenal nucléaire. La Russie a fait les gros titres avec ses missiles hypersoniques, ses torpilles à propulsion nucléaire et ses missiles de croisière à propulsion nucléaire. Les États-Unis comme la Russie se sont retirés du Traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), un accord datant de la guerre froide qui interdisait certains types de missiles balistiques intercontinentaux. Le New START, un autre traité qui limite le nombre de têtes nucléaires que chaque pays peut avoir, expirera le 5 février 2021, à moins que les États-Unis et la Russie ne décident de le prolonger jusqu'en 2026. Il se peut qu'ils ne le fassent pas.

« Le meilleur moyen de gagner une guerre, c’est de l’éviter, dit Aftergood. Mais il faudrait pour cela que le gouvernement américain accepte de réduire les arsenaux nucléaires et de mettre en œuvre d'autres initiatives de consolidation de la paix. »

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