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Les applis de suivi menstruel ne servent à rien

Avec les applis de suivi menstruel, on croit tout savoir sur nos règles. Big Brother aussi.
Les applis de suivi menstruel ne servent à rien
Photo par Annie Spratt via Unsplash

Vous l’avez remarquée, la pluie d’applis de suivi des menstruations? Ça change de la fois où, en 2014, Apple avait lancé son application de santé Santé, en oubliant d’inclure une fonctionnalité pertinente pour la moitié (grosso modo) de la population mondiale dont l’endomètre se détache chaque mois. Ben coudonc.

Apple a réglé le problème l’année suivante, et aujourd’hui les boutiques d’apps offrent des centaines d’applis s’adressant aux personnes qui menstruent, depuis le suivi des règles jusqu’à la grossesse, en passant par les applis promettant de servir de moyen de contraception.

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C’est simple, les menstruations sont devenues à la mode. Déjà NPR a nommé l’an 2015 « année des menstruations » et Mashable nous explique que 2016 était l’année des technologies de santé féminine. Silicon Valley s’intéresserait-elle enfin aux femmes? On dirait bien, et cet engouement a un nom : le Femtech. Les entrepreneures du Femtech, l’application de suivi menstruel Clue en tête, veulent offrir une solution technologique aux besoins de santé bien spécifiques qu’ont les femmes (un terme qui est censé représenter toutes les personnes qui menstruent, en laissant derrière les personnes trans et non binaires). Résultat : en plus des applis de suivi menstruel, certaines compagnies offrent maintenant des pompes à lait ou des coupes menstruelles connectées, des outils branchés contre les crampes menstruelles, de la fécondation in vitro, des vibrateurs Bluetooth, des culottes menstruelles réutilisables, alouette.

Le tabou de la « santé féminine » semble s’être transformé en un marché lucratif : le Femtech pourrait devenir un marché de 50 milliards de dollars d’ici 2025 selon la société d’analyse de marché Frost & Sullivan. Il n’y a qu’un tout petit problème : les applications de suivi menstruel ne seraient peut-être pas exactement aussi utiles ou sécuritaires qu’elles le laissent entendre.

Mes données en cadeau

Dans un rapport intitulé The Pregnancy Panopticon publié l’an dernier par le groupe de protection des libertés sur internet, l’Electronic Frontier Foundation (EFF), on apprenait que bien peu d’applis de suivi menstruel étaient sécuritaires. Alors qu’on les laisse gérer certaines des données les plus intimes sur notre corps, bon nombre d’entre elles ne semblent pas se préoccuper de les conserver à l’abri des regards indiscrets. Le groupe conclut d'ailleurs : « Bien que ces applications puissent être agréables à utiliser et parfois même utiles pour les personnes qui en ont besoin, les femmes devraient considérer les compromis de sécurité et de vie privée avec prudence avant de choisir d’utiliser l’une d’elles. »

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Même lorsqu’on utilise des applis sécuritaires, il n’en reste pas moins qu’on y entre une quantité astronomique de données. « Faire un suivi de son cycle avec une application menstruelle signifie dire à son app de façon régulière si on est sortie, on a bu, fumé, pris des médicaments, eu envie de sexe, eu du sexe, eu un orgasme et dans quelle position, de quoi avait l’air notre caca, si on a bien dormi, si notre peau est saine, comment on se sent, si notre décharge vaginale est verte, a une odeur forte ou ressemble à du fromage cottage », peut-on lire dans le guide de sécurité Chupadados, produit par le groupe de réflexion et d’action brésilien Coding Rights.

Coding Rights s’inquiète que l’on offre nos données les plus intimes à des compagnies qui s’en serviront potentiellement pour faire de l’argent à nos dépens, une crainte confirmée par leur étude approfondie des conditions d’utilisation, politiques de confidentialité, stratégies marketing et modèles d’affaires des applis les plus populaires. Le groupe résume : « Nous avons observé que toutes les applis dépendent de la production et de l’analyse de données pour leur stabilité financière. » Elles rappellent que chaque pièce d’information que nous mettons en ligne a une valeur pour les compagnies, comme l’a illustré récemment le scandale impliquant Facebook et Cambridge Analytica. « Si nous considérions que le temps que nous passons à nourrir les réseaux sociaux et les applis d’information est du travail, le milliard d’utilisateurs de Facebook travaillerait un total de 300 000 000 d’heures impayées chaque jour », note-t-on dans le guide.

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Pour les chercheures, il importe de poser un regard féministe sur les conséquences de ce travail impayé. Après tout, les femmes sont les reines du travail invisible non rémunéré : « Ceux qui s’enthousiasment pour ce modèle sont, en large partie, des hommes des classes moyennes et élevées, relèvent-elles. Ces hommes et leur vision du monde définissent ce qui sera mesuré, pourquoi, qui sera mesuré et comment. » Elles s’inquiètent de ce que des indicateurs définis par ces hommes ne mesurent pas le travail des femmes, perpétuant ainsi leur invisibilité.

Et ça fonctionne?

Malgré tout, en regard du service que ces applis nous offrent, il serait tentant de se résigner à une telle collecte de données. Après tout, pouvoir connaître la date de nos menstruations à l’avance ou savoir quand on ovule, pour certaines personnes, ça n’a pas de prix.

« Je suis persuadée que [les applis de suivi menstruel] ne fonctionnent pas », m’a raconté Nellie Brière, consultante stratège en communications numériques et médias sociaux, à l’émission Spotcast . Son constat est simple : il n’y a aucune preuve comme quoi les applis peuvent prédire correctement le début du cycle menstruel ou le moment de l’ovulation.

« Il y a des avis médicaux sur le fait que c’est un peu n’importe quoi ces applications. […] Même s’il y avait quelque chose de robuste en arrière [de l’application], la courbe de température permet de déterminer le moment où a eu lieu l’ovulation, mais a posteriori seulement », résume-t-elle. Elle cite pour preuve le Dr Jacques Kadoch, directeur médical de la Clinique de procréation assistée du CHUM qui, en entrevue avec La Presse, disait ne pas croire à la valeur scientifique de ces applications.

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En gros, les règles sont complexes et infiniment variables. Un peu de stress, un coup de fatigue ou un rhume vont venir chambouler le cycle le plus régulier. Même l’ovulation peut changer de mois en mois. « L’algorithme n’est pas un expert médical, et il y a beaucoup trop de facteurs en cause. […] Si y a aucun spécialiste qui peut vous donner l’heure juste là-dessus, ce ne sera pas une intelligence artificielle qui pourra le faire », explique la consultante.

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Même si leurs prétentions scientifiques laissent à désirer et leur intérêt marqué pour nos données est un peu (beaucoup) douteux, il y a encore des avantages à utiliser une applicaton de suivi menstruel, ne serait-ce que pour mieux connaître son corps (et ne pas avoir l’air confuse quand un médecin nous demande à quand remontent nos dernières règles). L’application Clue transmet aussi ses données avec des institutions scientifiques, permettant ainsi de faire avancer les recherches sur un domaine trop souvent négligé par la science. On peut aussi se servir de Periodical, une application open source sans fla-fla offerte sur Android.

Et si jamais les outils numériques nous font moins envie, il reste toujours le bon vieux calendrier papier.

Gabrielle Anctil est sur internet ici et .