Les ferrovipathes du RER A ont leur fanzine
Photos publiées avec l'aimable autorisation de Cetrucflotte

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micro-édition

Les ferrovipathes du RER A ont leur fanzine

« Vive les MI84 » rend hommage aux passionnés du transport francilien. On en a profité pour rencontrer Cetrucflotte, le collectif derrière ce projet.

Il est près de 15h30 lorsque j'arrive au croisement de la rue de Crimée et de la rue Manin, dans le XIXe arrondissement de Paris. Ceux qui ont déjà voulu s'aventurer sur la Petite Ceinture connaissent cette entrée du parc des Buttes Chaumont : près du pont, un grillage affaissé permet de descendre vers les rails désaffectés de cette ligne ferroviaire qui faisait le tour de Paris avant l'avènement du métro. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai rendez-vous à cet endroit précis. Mon téléphone vibre : « FF » est arrivé aussi. Je regarde autour de moi et nous échangeons un regard de reconnaissance tacite.

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« FF » fait partie du collectif Cetrucflotte, que je rencontre cet après-midi-là pour la première fois. S'il a choisi ce pseudonyme, comme les trois autres membres du collectif (« TT », « MM » et « JJ »), ce n'est pas tant par goût du mystère que par souci de discrétion. Les faits d'armes de ce quatuor issu du graphisme : des micro-éditions et fanzines sur des lieux désaffectés, où ils n'ont normalement pas droit de cité. Comme la Petite Ceinture justement — dont, rappelons-le, l'accès piétons est strictement interdit et passible d'amende —, où ils m'ont invitée à partager un pique-nique fort bucolique pour me présenter leurs différents projets, dont le dernier, dédié aux passionnés du réseau express régional d'Île-de-France, vient tout juste de sortir. Sautant sur l'occasion de pouvoir m'échapper quelques heures de mon bureau, j'ai allègrement accepté cette rencontre, dont la teneur est retranscrite ci-dessous.

Vive les MI84, 2017. 56 pages, impression numérique quadri sur Fedrigoni Arcoprint 120g, 4 stickers vinyle, poster A3 R/V.

Creators : Salut les gars. Commençons par le début : comment est né Cetrucflotte ?
TT : Cetrucflotte, c'est parti de petits délires entre nous, puis on a eu envie de faire des choses un peu plus sérieuses. En BTS, on passait notre temps sur des Tumblr d'inspiration graphique — à rien foutre, en fait (rires) — et il y en avait un qui s'appelait « but does it float ». Le nom nous faisait marrer, « Cetrucflotte » est arrivé comme ça et au final, c'est resté.

MM : À l'époque, on ne savait pas du tout ce que ça allait donner, donc ça correspondait bien aussi au côté un peu flottant du projet…

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TT : Après le Tumblr, CTF est devenu un site, sur lequel on pouvait se répondre, en continuant l'image que la personne d'avant avait postée — un cadavre exquis, quoi. Comme ça a plutôt bien pris, on s'est dit qu'on gardait ce projet mais qu'on allait en faire d'autres à côté — à partir de là, il n'a finalement plus trop marché… (Rires) On n'aurait pas forcément pensé faire des livres ensemble, parce qu'on vient plutôt du multimédia — on se serait plus tournés vers la vidéo — mais MM est parti faire des études à Valence, plus axées sur le papier, et on a commencé à s'écrire des lettres — une espèce de correspondance un peu graphique, pas de simples lettres. Et ça a dérivé sur le fanzine… On s'est dit « vas-y, il faut qu'on fasse un truc ensemble » — on ne voyait pas plus loin que ça, le projet, c'était de dépenser zéro euros — et c'est comme ça qu'on a sorti le fanzine sur la Petite Ceinture.

Le deuxième fanzine de Cetrucflotte, donc.
TT : Ouais. Il y a eu une première édition, en vingt exemplaires.

FF : Que MM a imprimé en cachette, à son école. (Rires)

MM : Ouais, on était sponsorisés par les Beaux-Arts de Valence ! (Rires)

TT : Au début, ce n'était que des trucs gratuits dans ce genre-là — par exemple, le bandeau orange, on l'a chopé à l'école maternelle de ma tante. L'idée, c'était vraiment d'essayer de ne rien dépenser : que de la débrouille. La culture fanzine, quoi. Puis, on en a vu les limites. Et on s'est dit que ça méritait mieux que ça.

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FF : Comme un petit peu d'argent par exemple. (Rires)

TT : Ouais, un peu d'argent et un vrai projet. Le livre sur la Petite Ceinture méritait d'être un bel objet, fait chez un vrai imprimeur… Et on a vu que ça a plu. Une partie est collector aussi — deux tirages, une espèce de petit flipbook…

La Petite Ceinture, 2015. 44 pages, impression numérique N&B sur Cyclus 115g et Fluorama Coquelicot.

Pourquoi le thème de la Petite Ceinture ?
FF : Principalement parce qu'on aimait bien se balader ici, ça s'est imposé naturellement. Vu qu'on prenait pas mal de photos au fur et à mesure des sorties, on s'est dit « pourquoi on ne profiterait pas de nos photos pour faire un projet ? »

C'est un parti pris qu'il n'y ait pas du tout de texte, ou même de description ?
MM : En fait, on a trouvé que c'était une bonne idée justement de pas avoir de texte, pour faire la part belle aux images. S'il y a besoin d'informations, il y a ce bandeau qui contient toutes les informations. Mais, on voulait garder ça très simple.

TT : Et puis finalement, c'est assez graphique. Le orange fluo rappelle un peu l'idée des travaux de rénovation de la Petite Ceinture. C'est un endroit où tu vas te promener, être un peu tranquille… C'est presque le seul endroit sauvage dans Paris. On a pris des photos sans trop savoir, et c'est que après qu'on s'est rendus compte de l'intérêt de documenter, d'archiver…

MM : Cette question-là de documentation était importante et on s'est rendus compte, après coup, que c'était quelque chose qui revenait pas mal avec Cetrucflotte : laisser une trace à un moment donné, sous forme d'objet accessible — parce que justement, l'idée du fanzine, c'est que tout le monde puisse se le procurer…

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TT : Des gens qui font des trucs sur la Petite Ceinture, il y en a plein… Mais ça finit souvent sur Internet. Mettre ça sur papier, c'est pour changer un peu.

Là, vous faites un fanzine sur les « ferrovipathes de la ligne A du RER ». Il y a vraiment des gens qui se passionnent pour le RER ?
MM : Il y en a plein ! En fait, c'est ça qui nous a intéressé. Les gars sont vraiment à fond !

TT : En gros, la RATP modernise le RER A — comme pour le métro ou d'autres lignes. Sur la ligne A, certains trains datent des années 60 — le début de la ligne. Ils font partie du paysage pour plein de monde. La plupart des gens n'aiment pas parler de transport en commun, ça les fait chier de prendre les transports en commun. Et il y en a d'autres qui adorent ça… Du coup, quand on leur a annoncé que leurs trains allaient partir à la casse, ils ont eu les boules. Enfin, au début, tout le monde s'en foutait, mais un gars a réagi. Il a commencé à taguer dans les trains qu'il n'aimait pas. Il écrivait des trucs comme : « nique la mère de tous ceux qui sont pour le remplacement des trains », « vive les MI84, nique les MS61 » — il y a quatre modèles de train différents sur la ligne A et MI84, c'est le modèle de trains qu'il défendait.

MM : Il a commencé à être ultra violent…

Je vois. Et c'était qui ce mec ?
TT : On ne sait pas trop, mais il y a des rumeurs. Moi je pense, c'est un cheminot. Quand tu vois le pavé de texte qu'il a tagué sur le train, tu te dis qu'il était serein quand il l'a fait — il était peut-être dans son dépôt, entre deux trains à acheminer… Parce que faire ça entre deux gares, écrire autant sans trembler…

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MM : Il a un pseudo : « Claude ».

TT : Certains le surnomment « le tagueur fou ». Il avait un compte Twitter, un Skyblog — c'était en 2013 —, Youtube, etc. Des fois, il se faisait supprimer son compte vu que ses propos étaient assez violents. Comme il était présent un peu partout sur Internet, c'est à partir de là qu'il a commencé à y avoir des réactions — la plupart des gens ignoraient tout simplement que les trains allaient être changés. Des gens étaient d'accord avec lui, d'autres non, certains trollaient — c'était comme une espèce de guerre Internet… À l'époque, je prenais le RER A, donc j'avais vu ces tags-là, mais je n'avais pas trop tilté — je m'en foutais un peu, je me suis juste dit « c'est un fou », c'est tout. Ce n'est que quelques années après que je suis retombé dessus, j'ai fait des recherches sur Internet et quand on a découvert cette « cyberguerre » — qui n'était pas vraiment terminée parce que les rénovations continuent —, on a trouvé que c'était un bon moyen de montrer justement qu'il peut y avoir des gens qui se passionnent pour tout.

Et du coup, vous avez repris ses propos tels quels dans le fanzine ?
TT : Ouais. Il y a des trucs grotesques, quand les gens voient ça, ils ne comprennent pas. À la fin, le gars s'est fait arrêter, il a eu une amende et tout — il y avait quand même des menaces de mort ! Donc ce projet, c'est vraiment une volonté d'archiver Internet.

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MM : Ou, en tout cas, de faire un hommage aux MI84.

TT : On ne cherche pas tellement à mettre en avant ce modèle, l'idée c'est une sorte d'hommage au RER A et ses passionnés. Il y a des photos de mecs qui étaient contents de participer au projet, et nos photos. On est allés chasser les modèles de train.

Vous savez tous les reconnaître maintenant ?
TT : Je ne pense pas.

FF : Si.

MM : Moi, non. (Rires)

Et pourquoi les MI84 ?
TT : En fait, ce qu'il s'est passé, c'est que ça devait être les MI84 qui devaient partir à la casse — alors que les plus anciens, ce sont les MS61. Les MI84 sont considérés — par les usagers du RER A qui connaissent pas forcément — comme les plus anciens — parce qu'ils sont plus sales, plus sombres — alors que les vieux, les MS61, ont été rénovés de 2006 à 2009 — donc les vieux sont neufs, en fait. Mais finalement, ce sont les MS61 qui sont partis à la casse — ceux qui ont été rénovés ! Les trains deviennent ensuite de la limaille de fer ou des canettes de Coca — c'est pour ça que le mec n'était pas content ! D'habitude, une partie est revendue à d'autres pays — par exemple, à la Roumanie. À New-York, ils ont jeté les vieilles rames de métro dans l'océan. Et à Montréal, ils les vendent. Tu peux acheter une rame pour 750$ — bon, après faut prendre en charge l'acheminement.

Il n'y a pas que des photos dans votre fanzine…
TT : On aime bien rajouter des petits trucs. Il y aura des stickers, un grand poster avec marqué « Nique le STIF »… (Rires) En fait, c'est ça qui est marrant : il y a plein de trucs graphiques à choper avec la RATP.

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FF : Ouais, plein de trucs à détourner.

MM : D'un point de vue économique aussi, vendre juste une édition cinq ou dix balles, ça rapporte quand même pas énormément — ne serait-ce que par rapport à l'investissement apporté — et cette idée-là de version augmentée permet de nous couvrir un peu plus dans nos frais. Soit avec un tirage, soit avec ce genre de choses. C'est une manière aussi de faire un peu exister l'édition, sans avoir de financement, puis sans passer par des trucs comme le crowdfunding. C'est une grosse perte de liberté. On a hésité mais on ne se voyait pas demander à tous nos contacts sur Facebook : « Hey, tu veux pas nous aider… ? » Et si tu fais un crowdfunding, tu dois savoir exactement ce que tu vas faire, combien ça va coûter, etc.

TT : C'est la débrouille aussi. On est un peu dans le délire « on se démerde », quoi.

MM : Ouais, et il y a vraiment cette idée d'objet — pas juste un livre en fait. Peut-être que l'édition doit justement se réinventer un peu, avec la crise face au numérique — et la peur de se dire le numérique va tout remplacer.

TT : C'est quelque chose qui est important dans notre travail, aussi. Je me rappelle, il y a dix ans, quand j'étais au lycée en arts appliqués, un chef d'entreprise est venu nous faire une conférence et il nous dit : « dans vingt ans, le livre disparaît, tous ceux qui font des livre maintenant, c'est des gogols ». Moi j'étais là : « mais non, pas du tout ! » (Rires) Bon, après, c'est sûr que tu vas pas rouler sur l'or en faisant des livres… Mais il s'est gourré dans le sens où Internet a quand même permis la micro-édition, etc.

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On le voit avec le livre numérique : il n'y en a finalement pas tant que ça…
MM : J'ai pas mal travaillé dans l'édition hybride, c'est-à-dire justement, des objets édités qui réfléchissent à la fois la forme papier et la forme numérique. Le problème, c'est que c'est toujours dépendant du support, et les supports changent tellement vite, qu'au final, c'est dur d'inscrire ça dans la durée… C'est des questions qu'on n'a pas du tout avec le papier, parce qu'il est imprimé, il est là — à moins qu'il n'y ait un feu ou une inondation…

TT : En plus, le délire avec Internet, Instagram, tout ça, avant, ce n'était pas un truc de ouf comme ça. C'est-à-dire qu'aujourd'hui, tu tapes « la petite ceinture » sur Google, tu as des dizaines de nouvelles photos tous les jours… Mais ce projet, sur papier, ça fait la différence.

Vive les MI84 est un projet encore plus collaboratif que les précédents. Est-ce qu'il y a une démarche d'effacement des auteurs derrière le collectif ?
MM : Dans le fonctionnement de Cetrucflotte, il y a ce truc de : « c'est Cetrucflotte qui l'a publié ».

TT : Il y a l'idée de participer. Si quelqu'un arrive avec son projet perso, le met sur la table et que ça nous intéresse, vas-y, on bosse ensemble. À partir du moment où le truc nous plaît, qu'on est tous d'accord ou que ça fonctionne, ça sera Cetrucflotte.

MM : En tous cas, c'est comme ça qu'on pense l'idée du collectif. Mais pour l'instant, Cetrucflotte n'est pas central dans nos pratiques.

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Et vous ne vous voyez pas en faire un truc central justement ?
Tous : Si, on y a pensé.

TT : Mais pour moi, ça doit quand même rester peu marginal. Libre. Je me suis rendu compte — je pense que vous êtes d'accord là-dessus — c'est que le graphisme c'est cool, mais quand on te dit quoi faire, ça ne devient plus cool du tout.

FF : On n'a pas de clients, il n'y a aucune règle, en fait.

TT : Si on est partis sur le fait-main, c'est que c'est dix fois plus de liberté. Même si finalement, il y a aussi d'autres contraintes. Quand tu ne dépenses pas d'argent, il faut que tu te démerdes. Et ça prend du temps.

MM : Et le fait qu'on ait chacun nos pratiques à côté, c'est aussi super intéressant, ça permet de les réinvestir en commun dans Cetrucflotte.

Vignous Dangerous, 2015. 44 pages, 3 cartes postales, sérigraphie sur papier recyclé.

TT : Par exemple, Vignous [le premier fanzine de CTF], c'était un projet perso et puis c'est venu dans Cetrucflotte… Après, MM a fait un voyage en Chine, ses photo vont sûrement nourrir un prochain projet. On fonctionne surtout comme ça : « voilà, j'ai une série, j'ai un truc à proposer… » Je pense que si on était tous à bosser H24 là-dessus, ça cloisonnerait trop le truc et on ne pourrait plus amener projet, chacun de notre côté.

FF : Ça irait peut-être trop vite…

TT : Ouais, parce que les projets mettent vraiment du temps… (Rires) Au final, on est tous séparés, que ce soit en ligne ou autre, c'est vraiment Cetrucflotte qui nous réunit.

MM : Ouais, dès le début de CTF, on était déjà explosés, il y en a un qui était à Villeurbanne, moi j'étais à Valence… L'idée du début, c'était : « on est quelques potes, comment est-ce qu'on peut continuer à faire des choses ensemble alors qu'on est séparés géographiquement ? » Et on s'est retrouvés là-dedans, que ce soit en définissant justement notre manière de travailler à plusieurs. Quand je présente un projet, l'un de nous peut le commenter et ça fait avancer le projet. C'est pour ça qu'y a plusieurs projets en même temps, pour pouvoir, à un moment donné, prendre un peu d'air, passer sur autre chose, et revenir sur le truc sur lequel tu bloquais.

TT : Il y a eu pas mal d'expérimentations, avec cette idée : « comment fait-on pour bosser ensemble alors qu'on est tous séparés et qu'on est tous en train de faire d'autres trucs ? » On n'a pas le temps, du coup, c'est Cetrucflotte.

FF : C'est un putain de radeau et tout le monde rafistole ça un peu ! (Rires)

OK. Merci pour le pique-nique, au fait !

Pour en savoir plus sur Cetrucflotte et/ou vous procurer un exemplaire de Vive les MI84, c'est par .

Marie Fantozzi est sur Twitter.