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Psychanalyse collective

« Le selfie est une consommation de soi-même »

Dans un ouvrage qui paraît ce mercredi 20 juin, le théoricien de l'art et des médias Bertrand Naivin analyse les ressorts de cette névrose mondiale.
Photo Leon Neal/Getty Images/AFP

Depuis septembre 2002 et sa première apparition sur un forum australien, le selfie est devenu un phénomène de société. Anonymes, chefs d’Etat, stars du show-biz, sportifs, tout le monde a déjà pris une photo de soi-même avant de la publier sur les réseaux sociaux.

Élu mot de l’année en 2013 par le dictionnaire Oxford, le selfie est souvent associé à un narcissisme exacerbé. Pourtant, il peut également être perçu comme une forme d’art – l’autoportrait du 21 e siècle – ou un nouveau moyen de communication, et non comme une pratique déviante. Ses analyses sont multiples comme nous le confirme Bertrand Naivin, théoricien de l’art et des médias, enseignant à Paris-8, et auteur de Selfie(s), analyses d’une pratique plurielle, qui paraît ce mercredi 20 juin aux éditions Hermann. Entretien.

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VICE : Le selfie nous a-t-il rendu maladivement narcissiques ?
Bertrand Naivin : Attention, le numérique amplifie des choses déjà présentes. Quelqu’un qui aime se regarder aura plus tendance à faire des selfies que quelqu’un qui n’est pas préoccupé par son image. Cela dit, lorsque Narcisse se regarde dans l’eau, il ne sait pas que c’est son reflet qu’il voit et s’il tombe amoureux de son image, c’est d’une certaine façon sans le savoir. C’est pareil avec le selfie : on arrive à oublier que c’est soi qu’on regarde. On ne fait donc pas seulement un selfie pour soi-même. Il est une image qui sert à personnifier l’endroit où l’on se trouve, à montrer ce que l’on fait, avec qui l’on est. Mais il est important de ne pas considérer le selfie uniquement comme un geste narcissique de retour sur soi. Du fait de sa popularité, et du phénomène social qu’il est devenu, le selfie dit forcément quelque chose de notre société.

Qu’est-ce qu’il raconte de nos névroses collectives ?
D’abord, il prouve à quel point nous sommes hyper connectés. Le selfie est dépendant du smartphone, qui permet de prendre une image et de la partager presque instantanément. On a toujours un smartphone sur soi, on peut toujours prendre une photo, donc, automatiquement, les gens prennent davantage d’images. Bref, le selfie une réponse à une pression sociale qui nous oblige à tout partager. De nos jours, il faut toujours montrer aux autres où on est et ce que l’on voit, tout le temps. Le philosophe italien Maurizio Ferraris voit ce phénomène comme une mobilisation totale, semblable à celle des soldats, toujours prêts à répondre aux ordres qui sont devenus chez nous des assignations à être toujours visibles et joignables. Au fond, le selfie est à la fois une consommation de soi-même, une réappropriation de soi-même – en jouant avec son propre visage et en se moquant de son propre plaisir de se regarder. Mais il est aussi une adresse à l’autre, un désir de faire partie d’une communauté, en faisant les mêmes selfies que tout le monde et en partageant de manière frénétique son quotidien.

Mais pourquoi est-ce devenu si important de montrer aux autres notre vie quotidienne ?
Parce que nous vivons dans un présent disruptif, privé de repères traditionnels, face à un futur qui effraie et angoisse. Mais le selfie est aussi le symbole d’une société qui, depuis les années 60, ne cesse de survaloriser l’amusement et la consommation, le dérisoire et l’éphémère. Si l’on rajoute a tout cela que les grands systèmes de pensée qui donnaient autrefois un sens à l’existence ont tous été balayés, nous comprenons que le selfie est aussi mu par le désir de se réapproprier son existence par la captation effrénée de son visage.

Quels sont les pathologies qui guettent les instagramers complusifs ?
Comme dans toute discipline, il y a un risque d'addiction. Les personnes qui sont accros aux selfies se coupent du réel pour se prendre en photo et l’envoyer à leur communauté. Se prendre en photo et la partager peut devenir une vraie obligation. On a vite fait de devenir dépendant et s’extraire de la société. Le selfie à outrance peut engendrer le déclin de l’attention, un rapport à l’autre compliqué ou encore le développement d’un état dépressif. Tout est une question d’équilibre.

Malgré ça, peut-on considérer le selfie comme une pratique artistique ?
Aujourd’hui le selfie est devenu une norme, et même un genre phonographique à part entière, avec ses codes, ses variations, ses catégories, ses sous-catégories… C’est pour cela que je suis agacé d’entendre des gens confondre selfie et portrait, alors qu’on commence à entrevoir le selfie comme une pratique autonome, avec ses spécificités. Quand on prend un selfie, on est forcément dans l’excès, beau goss, bad boy ou pin-up. On voit toujours les mêmes expressions. Quelqu’un qui va prendre un selfie va toujours faire une tête un peu bizarre. Le regard est toujours de biais, on devient quelqu’un d’autre que soi, on part dans le dérisoire. On n’évoque jamais quelque chose de grave dans le selfie.