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Feminisme

Les tribunaux islamiques indiens accueillent les premières femmes juges

« Ici, ce ne sont pas les hommes qui commandent. »
À gauche, Henna Sidiqqi, 45 ans, est l’une des 15 femmes de la première classe de femmes cadis. À droite, Khatoon Sheikh, 61 ans, pose avec son diplôme officiel de cadi.

Cet article a été initialement publié sur Broadly.

« Je me posais plein de questions en grandissant », raconte Suriya Sheikh, 46 ans. « Pourquoi Dieu a-t-il établi une telle différence [entre les hommes et les femmes] – pourquoi les hommes ont-ils le droit de tout faire et pas les femmes ? »

Suriya Sheikh a grandi au sein d’une famille musulmane conservatrice, en Inde, et a vu comment les femmes de son entourage, et au-delà, avaient moins de chances, moins d’opportunités et moins de droits que les hommes.

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Les hommes plus âgés, de sa famille et de sa communauté, ont fixé les règles très tôt : elle ne devait pas sortir, alors que ses frères en avaient le droit ; elle ne devait pas parler fort, et ne devait pas porter de parfum ou autre senteur agréable alors que les hommes, eux, le faisaient.

« Que puis-je bien y faire », se demandait-elle souvent. « Ce n’est pas comme si j’avais choisi de naître femme. » Sa jeune sœur avait l’habitude de dire : « Dans une autre vie, j’aimerais naître sous les traits d’un garçon. »

Aujourd’hui, Suriya Sheikh est une pionnière dans la lutte pour les droits des femmes et des filles musulmanes en Inde. Elle est l’une des 15 femmes qui constituent la première promotion de femmes cadis – juges ou arbitres dans les tribunaux islamiques aux affaires familiales – en Inde.

On a rencontré trois de ces femmes à Bombay, un lundi après-midi de la fin du mois de décembre, dans les bureaux du Bharatiya Muslim Mahila Andolan (BMMA), un groupe de femmes musulmanes militantes. Les femmes travaillent toutes trois au sein de ce groupe, c’est également là qu’elles ont été formées pour devenir cadis. L’organisation propose des sessions de formation pour les filles et les femmes, des groupes de soutien pour les garçons et les hommes, et organise des séances d’arbitrage pour apprendre à régler les différends familiaux.

Les gens ôtent leurs chaussures devant la porte et entrent pour demander de l’aide afin de résoudre leurs problèmes. La pièce est bondée, et tout le monde attend de passer devant un tribunal de la charia : maris et femmes, parents et beaux-parents, oncles et voisins, tous sont assis sur le sol, dans cette pièce dépourvue de meubles, et parlent de leurs problèmes.

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Il y est question de violences domestiques, du prix d’une épouse, de mariage et de divorce, et les femmes cadis écoutent patiemment, donnent la parole aux hommes et aux femmes, puis aident tout ce petit monde à trouver une solution qui convienne aux parties en désaccord.

En Inde, même si les citoyens sont tous égaux en droits d’après la Constitution nationale, les affaires familiales comme les divorces, les mariages, la garde des enfants, les pensions alimentaires et autres questions d’héritage ne sont pas régies par une loi séculaire. Au lieu de cela, elles sont à la charge de différents groupes religieux. Il existe une loi pénale islamique, un acte de mariage hindou, un acte de mariage et de divorce parsi, et bien d’autres.

Ainsi, pour un pays qui compte 172 millions de musulmans, les cadis – juges ou clercs islamiques qui ont été, historiquement, des hommes – sont les arbitres des mariages et des divorces. Ils ne remplacent pas les tribunaux, mais sont très largement reconnus et acceptés comme une alternative pour résoudre les différends familiaux.

« Un homme arrive et dit : ‘Je veux divorcer de ma femme’ alors le cadi – avec un point de vue masculin – prononce le divorce. Mais ces injustices arrivent aussi avec des femmes. Alors pourquoi ne pouvons-nous pas devenir cadis ? ! » demande Suriya Sheikh.

Suriya Sheikh rencontre des femmes de la communauté dans les bureaux du Bharatiya Muslim Mahila Andolan de Bombay, en Inde. Des membres de la communauté viennent se présenter devant les tribunaux de la charia et consulter les femmes cadis.

Mais peu à peu, les choses changent. En août 2017, la Cour suprême indienne a interdit le triple talaq – une pratique qui permet aux hommes musulmans de divorcer de leurs femmes en prononçant 3 fois le mot « talaq » (la traduction de « divorce » en arabe). Par le passé, les hommes divorçaient de leurs femmes par un simple SMS, alors que celles-ci dormaient, ou au beau milieu d’une dispute. La chambre basse du Parlement indien a voté la criminalisation de cette pratique en décembre.

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Pendant des générations, c’était aux hommes que revenait la décision de divorcer de leurs femmes, et c’était eux qui décidaient si ces divorces étaient valides. Mais les femmes cadis essaient de changer tout cela.

Suriya Sheikh, Khatoon Sheikh, Hena Sidiqqi et leurs douze autres camarades, venues de toute l’Inde, constituent la première promotion de femmes formées pour devenir cadis.

Elles ont suivi une formation de trois années, ont étudié la Constitution et le Coran, l’Islam, les droits des femmes et les lois de leur pays. En avril, elles ont été diplômées et ont commencé à assumer leur nouveau rôle.

Quand on leur demande pourquoi elles sont devenues cadis, toutes racontent des histoires de femmes qu’elles connaissent personnellement. Une femme a appris à son réveil que son mari avait prononcé leur divorce pendant qu’elle dormait. Une autre a rendu visite à sa mère et son mari lui a signifié de ne plus jamais revenir. Une mère de deux enfants âgée de 20 ans dont le mari a divorcé et l’a abandonnée.

Khatoon raconte l’histoire de sa belle-sœur. « Elle était souvent battue. Elle avait trois enfants. Son mari l’a mise à la porte après l’avoir rouée de coups. » Quand elle a vu cela, ajoute-t-elle, elle a immédiatement compris que les choses devaient changer.

Suriya Sheikh explique qu’elle n’est pas devenue cadi suite à un événement en particulier. C’est toute l’histoire de sa vie et ce qu’on lui a enseigné que devait être une femme qui l’a amenée à assumer ce rôle. Dans sa famille et au sein de sa communauté, elle a été témoin de violences domestiques qui étaient considérées comme une réalité acceptée, presque comme un fait inévitable de la vie, inhérent au mariage. « J’ai été témoin de tout ça dans ma communauté, alors j’ai commencé à me dire que je ne voulais pas me marier. Parce que tous ces problèmes arrivent après le mariage. »

Noorjehan Safia Niaz, co-fondatrice du BMMA explique que cette vulnérabilité des femmes au sein du mariage faisait partie des raisons qui ont poussé les femmes à vouloir prendre en main l’arbitrage des conflits familiaux. Elle est l’une des femmes à avoir créé le programme de formation des femmes cadis.

S’il y a beaucoup d’activisme autour de sujets comme l’éducation et les moyens de subsistance, elle souhaitait se concentrer sur « ce qui arrive aux femmes entre les quatre murs [de leur foyer], les sources d’insécurité qu’elles trouvent parmi leurs proches. »

« Créer cet espace pour les femmes, c’est très important », déclare-t-elle. « Cela leur permet de négocier, de parler… Ici, ce ne sont pas les hommes qui commandent. »