Trois ans après, où est Charlie ?
Photos : Raphaël Lugassy pour VICE

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politique

Trois ans après, où est Charlie ?

À ma gauche Norman Ajari, anti Charlie. À ma droite, Daoud Boughezala, ultra Charlie. Tout les sépare et pourtant, ils ont décidé de confronter leurs idées. Ce n'est pas un duel, c’est un débat.

Trois ans, déjà. Ce dimanche 7 janvier, on commémore le troisième anniversaire de la tuerie de Charlie Hebdo. Depuis cette tragédie, le journal satirique est devenu un symbole : de la liberté d’expression, bien sûr, mais aussi d’une conception bien française de la laïcité. D’ailleurs, une nouvelle ligne de fracture a recomposé le paysage intellectuel français : elle oppose ceux qui militent pour une laïcité stricte et ceux qui voudraient qu’elle soit plus ouverte. Et dépasse largement le clivage droite-gauche. Entre ces deux camps, les caricatures, les anathèmes, et parfois même les insultes, volent vite. Les uns dénonçant le « communautarisme » des autres. Quand certains fustigent ces nouveaux « extrémistes » de la laïcité.

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Peut-on échapper à la culture du clash ? Chez Vice, on a fait le pari du débat d’idées. On a pris un représentant de chacun des courants, on leur a servi un verre d’eau aromatisée au citron et on les a laissés se parler. À ma droite : Daoud Boughezala, 30 ans, rédacteur en chef adjoint de Causeur, le magazine fondé par Elisabeth Levy, la sainte patronne des laïcards. À ma gauche : Norman Ajari, 30 ans, militant du Parti des Indigènes de la République, mouvement fondé par Houria Bouteldja, la grande prêtresse de la lutte contre le « racisme d’état ». Idéologiquement, tout les sépare. Pourtant, ils partagent une certaine radicalité politique et de redoutables talents d’orateur.

De leurs échanges, souvent tendus, parfois franchement musclés, on a bien compris que ces deux-là ne tomberaient d’accord que sur une seule chose : l’eau était aromatisée au citron.

VICE : Depuis que sa rédaction a été décimée il y a trois ans, Charlie Hebdo a pris une place symbolique très forte dans la société française. Norman, l’attentat de Charlie Hebdo pour vous, c’est… Norman Ajari : Pardon de vous couper, mais en préambule, je tiens à dire que je pars avec un désavantage dans ce débat. Je n’ai évidemment pas l’intention de défendre les crimes de masse, mais sachez que si on s’éloigne du discours lénifiant habituel, de la litanie du « je suis Charlie » aboyée jusqu’à l’épuisement, on peut se retrouver passible d’un délit d’apologie du terrorisme. Je sais donc que je ne peux pas aller jusqu’au bout de ma pensée. Hé bien c’est dit. On va quand même essayer d’échanger sereinement, et je vous pose donc cette question, Norman : Charlie Hebdo pour vous, ça représente quoi ? N.A : Pas grand-chose, en fait… J’ai de l’admiration pour Charlie Hebdo, comme pour tous ceux qui ont osé braver la mort pour leurs idées. Ils ont choisi la prise de risque maximum et ça mérite d’être salué. Même si, disons le tout de suite, je n’ai aucun point de convergence avec eux : ni sur leur goût puéril du comique, ni sur ce qui le faisait rire.

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Et vous Daoud, vous êtes client de l’humour Charlie ? Daoud Boughezala : Ça n’est pas la question. Tous les dessins publiés dans Charlie Hebdo ne me faisaient pas rire non plus. Les caricatures de Mahomet n’étaient pas désopilantes, mais les publier était un geste politique important. Je partage néanmoins leur goût de l’humour noir : la couverture de Stromae démembré, paru juste après l’attentat de Bruxelles, était bien sûr de mauvais goût, mais elle m’avait bien rire.

N.A : Moi par exemple, je me souviens surtout de la couverture qui présentaient des femmes enceintes africaines hurlant : « touche pas à mes allocs ! ». C’était abject. Exceptionnellement abject. Et c’est à ce moment-là que j’ai compris que Charlie Hebdo était pour nous, le Parti des Indigènes de la République, un adversaire politique.

Daoud, votre journal, Causeur, a publié le manifeste fondateur du Printemps Républicain. Quelles sont vos relations avec Charlie Hebdo ?

D.B : C’est un allié. Quelque temps avant sa mort, Charb était d’ailleurs venu à une fête de Causeur. Au-delà de ça, nous avons le même diagnostic sur le péril islamiste. Eux l’ont payé au prix fort. L’attaque contre Charlie Hebdo a marqué le retour du terrorisme en France. Un cycle a commencé à ce moment-là. Ensuite, il y a eu l’hyper Casher, le Bataclan…

N.A : Pardon Daoud, mais il y a aussi eu le 11 janvier, cette grande marche où tout le monde était prêt à céder sa liberté pour plus de flics ! Cette manifestation était une façon pour l’État de reprendre la main, de nous imposer l’affirmation d’un goût étrange pour l’ordre et la sécurité.

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D.B : Mais les millions de Français qui se sont déplacés l’ont fait spontanément ! C’était l’élan collectif d’une population venue défendre une certaine idée de son pays et de ses valeurs. À commencer par la liberté d’expression.

Norman, la défense de la liberté d’expression fait-elle partie de vos combats ?

N.A : Très franchement, je ne pense pas que la liberté d’expression soit menacée en France. Je suis issu de la communauté chrétienne du Nigéria : là-bas, avec Boko Haram, on sait vraiment ce qu’est l’absence de liberté d’expression. Ma femme est algérienne, elle a vécu la « décennie noire » dans les années 90, le véritable danger islamiste.

D.B : Excusez-moi mais où commence le « véritable » danger islamiste, selon vous ? À 50 000 morts ? 100 000 morts ? Charlie Hebdo, l’Hyper Casher, le Bataclan… Ça commence à faire beaucoup, non ? Et puis, soyons clairs, quand je parle de péril islamiste, je ne pense pas qu’au terrorisme mais aussi à ce que j’appelle « l’islamisation culturelle ». Aujourd’hui, il y a des villes entières où l’on ne trouve plus de boucherie non hallal. Clairement, ce qui a longtemps fait la France, n’est plus tout à fait la France.

Norman, constatez-vous aussi ce changement ?

N.A : Attendez… Daoud, dites moi à quel moment la France était « vraiment » la France ? À quelle époque, à quelle date précise, était-elle suffisamment française à vos yeux ?

D.B : Je vous parle d’exemple concert : à Montbéliard, le marché de centre-ville est entièrement salafisé.

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N.A : « salafisé » ?! Elle est bonne, celle-là ! Expliquez moi, s’il vous plait, ce qu’est un marché « salafisé » ?

D.B : Sur ce marché, il n’y avait que des femmes enturbannées. Et on y faisait la quête pour financer une mosquée à Barcelone. Clairement, pour l’autochtone, le quotidien a changé.

N.A : Et alors ? Ce sont des commerçants musulmans qui vendent des produits à des clients musulmans. Où est le problème ? En vérité, ce que vous dîtes, c’est que ces gens n’ont pas à être là.

D.B : Absolument pas ! Il y a toujours eu des immigrés en France et pendant longtemps, cela n’a pas posé de problème. Pourquoi ? Parce qu’il y avait une intégration : « l’autre » devenait « nous ». Le problème, c’est quand « l’autre » veut rester « l’autre » et refuse de faire partie de ce « nous ». A partir de là, l’équilibre a été secoué.

N.A : Ce que vous dîtes est incroyable : qu’est-ce qui stipule qu’un individu, simplement parce qu’il est blanc, ou français de souche, a le droit de décider de ce qu’on vend sur les marchés ?

D.B : Ça s’appelle la démocratie. C’est-à-dire la possibilité, pour les citoyens, de décider des politiques qui sont menées dans leur pays. Et oui, je crois que nous devrions être plus souvent consultés sur la politique migratoire. Et cela ne veut pas dire se fermer aux autres cultures. Mais soyons honnêtes : le kebab du coin, c’est la world culture mondialisée. Ça n’a rien à voir avec l’authentique kebab, ce symbole de la culture gastronomique turque. C’est comme si on disait que manger chez Mc Do, c’est s’ouvrir à la culture anglo-saxonne !

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Norman Ajari (à gauche), et Daoud Boughezala (à droite).

Depuis l’attentat de Charlie Hebdo, le débat public s’est cristallisé autour de la laïcité. Pendant les dernières présidentielles, par exemple, chacun des candidats avait sa propre définition de la laïcité. Et vous, Norman, quelle est la vôtre ?

N.A : La laïcité, en théorie, c’est la séparation de l’église et de l’État. Et j’y souscris largement. Le problème, c’est quand l’État brandit la notion de laïcité pour créer et légitimer des apartheids fondés sur la religion. Prenons la loi de 2004 contre le port du voile à l’école. Cette loi scélérate n’avait qu’un but : mettre les musulmans en situation d’infraction.

Daoud, estimez-vous que la laïcité, dans sa réalité concrète, est parfaitement neutre ?

D.B : Effectivement, dans l'esprit de certains militants ultra-laïcs qui voudraient abolir toute trace du sacré belle est parfois poussée jusqu’à l’absurde. Mais je ne crois pas que la laïcité s’exerce exclusivement contre les musulmans. Regardez le recours déposé contre la statue de Jean-Paul II, érigée par le maire de Ploërmel ou les polémiques sur la présence de crèches catholiques dans les mairies. C’est bien au nom de la laïcité que des associations demandent qu’elles soient retirées. Mais il ne faut pas se leurrer non plus : la plupart des infractions à la laïcité viennent des musulmans.

N.A : Évidemment ! Puisque l’État a créé des lois pour mettre les musulmans en infraction.

D.B : La loi de 2004 ne porte pas que sur le voile, mais sur tous les signes religieux ostentatoires.

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N.A : En théorie, mais est-ce qu’un élève a déjà été interdit d’école à cause d’une croix ?

D.B : Les petites croix sont autorisées…

N.A : Justement ! Quand on parle des signes chrétiens, on fait une distinction entre « petite » et « grande » croix. Or, pour les musulmans, on ne parle jamais de « petit » ou de « grand » foulard. Quelque soit sa taille, il est interdit. La vraie question, c’est : en quoi est-ce un problème que des jeunes filles viennent à l’école voilées ?

D.B : Parce que c’est la preuve qu’il y a, aujourd’hui, en France, des contre-sociétés qui ne vivent pas à l’heure française.

Norman, constatez-vous, vous aussi, l’existence de contre-société dans la France d’aujourd’hui ?

N.A : Bien sûr ! Mais à mon sens, c’est une bonne chose : elles sont la preuve d’un certain pluralisme. Leur existence prouve qu’on a la possibilité de s’opposer à la norme dominante.

D.B : Vous jouez sur les mots. Moi, je parle de ces communautés fermées qui contraignent leurs membres à vivre, manger et penser de la même façon, et suivant des valeurs contraires à la société française.

N.A : Bien sûr que certaines familles sont oppressives. Mais ce n’est pas spécifique aux musulmans. Les familles chrétiennes ou juives connaissent les mêmes problématiques.

Depuis Charlie Hebdo, on n’a jamais autant parler de république en France. Ce terme figure d’ailleurs dans le nom de votre mouvement…

N.A : Oui, les Indigènes de la République. Pendant la colonisation de l’Algérie, il existait un statut de l’« indigène ». Ils avaient la nationalité française mais étaient privés de nombreux droits, notamment celui de voter. Et nous pensons que, d’une certaine manière, il existe encore des citoyens de seconde zone dans la France aujourd’hui. Comme ces jeunes filles qui portent le voile et de ce fait, sont privées du droit d’aller à l’école.

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Et pour vous, Daoud, que représente la république ? D.B : La république, ce n’est pas qu’un régime politique. C’est aussi des valeurs, et la laïcité en fait partie. Mais je n’idéalise pas le passé. Je ne crois pas qu’on puisse revenir à l’école de Jules Ferry : on ne peut pas remettre le dentifrice dans le tube !

N.A : C’est bien dit, ca !

D.B : Pour une fois qu’on est d’accord !

Peut-être serez-vous aussi d’accord sur un autre point : les courants de pensées auxquels vous appartenez sont considérés comme radicaux. Mais, qui est le plus radical des deux ? N.A : C’est lui !

D.B : Merci !

N.A : Le PIR est largement diabolisé, mais moi je ne me considère absolument pas comme radical. Je dis ce qui me semble juste et vrai.

D.B : Ça serait d’une présomption incroyable de se présenter en disant « regardez comme je suis rebelle, comme je suis subversif ». On confond radical et extrémiste. L’extrémiste, c’est celui qui vocifère. Le radical, lui, va à la racine des problèmes.