Il est midi quand je franchis le portail de la maison de Juan Esteban Mosquera. Il fait 35 degrés et je viens de débarquer à Envigado, en pleine banlieue sud de Medellin. Dans l’arrière-cour, je retrouve les membres de Pueblo Verdolaga, une faction de supporters de l’Atletico Nacional, la principale équipe de foot de la ville. J’étais tombé sur Juan Esteban par hasard, en fouillant sur Facebook. Au culot, je lui avais envoyé un message, dans le but de comprendre un peu mieux la ferveur qui anime les Colombien·nes et essayer de profiter de mon passage en Amérique latine pour vivre de près leur folie footballistique. Pour montrer patte blanche, je lui avais expliqué que j’étais moi-même supporter de l’Olympique de Marseille et que le monde des ultras, ça me connaît. Sans trop de doutes, il m’avait donc invité à le rejoindre chez lui, pour confectionner le tifo du prochain match et parler ballon. Le rêve de tout aficionado.
C’est quand il a quitté son ancien boulot dans la comm’ pour reprendre des études en ingénierie sociale que Juan Esteban a fondé Pueblo Verdolaga. « L’Atletico Nacional c’est un projet de vie pour moi, me dit-il. Je me réveille pour mon club et pour mon groupe. Ce que je vais faire pendant la semaine a toujours un lien avec mon club, avec mon maillot. »
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Ces dernières décennies, le football a connu son lot de bullshit, qui a participé à ternir son image. Entre les Coupes du Monde scandaleuses, la FIFA et son penchant pour la corruption, le racisme dans les stades et j’en passe, le ballon rond est loin de ressembler au sport populaire et social d’antan. Pourtant, ça reste un monde hors-normes. Grand fan depuis mon plus jeune âge, j’essaye tant bien que mal, grâce à mes écrits et mon bourrage de crâne constant, de redonner ses lettres de noblesse à cette discipline qui, selon moi, a encore un potentiel énorme socialement parlant. Et il est possible de tomber sur tout un tas d’initiatives sur et autour du terrain, dont on ne parle que très peu dans les médias et qui pourtant ont un impact réel sur la société.
C’est donc à Medellin, auprès de Pueblo Verdolaga, que j’ai pu observer une application réussie de ce genre d’initiative. Pôle économique majeur du pays, la ville part pourtant de loin, avec son passé sanglant. Au début du XXe siècle, Medellin a pu se consolider économiquement, politiquement et socialement en accumulant du produit capital des zones d’exploitation minière, en investissant massivement dans la production de café et en devenant un pôle majeur lié aux flux internationaux de capitaux. Parallèlement à cet essor économique, la ville devient l’épicentre des nombreuses violences qui existent dans le pays : corruption, narcotrafic, guerre civile, terrorisme d’État… C’est dans ce contexte difficile que la deuxième ville du pays devient la ville la plus dangereuse du monde au début des années 2000, avec des taux d’homicides records. Et le foot, reflet de la société, s’est longtemps retrouvé mêlé à cette violence.
Première mi-temps : d’une violence à une autre
L’histoire contemporaine de la Colombie est marquée par des épisodes de violences d’une intensité exceptionnelle. Depuis les années 1980, le taux d’homicides dépasse les 70 pour 100 000 habitant·es. Entre 1980 et 1995, les autorités recensent plus de 300 000 homicides reconnus et retrouvés. Et rien qu’entre 1988 et 1993, on ne compte pas moins de 900 massacres collectifs qui ont fait, au total, plus de 5 000 morts. Pour caractériser cette violence, on peut citer le terrorisme politique qui règne dans le pays pendant cette période : les militant·es politiques et syndicaux sont massacré·es. À titre d’exemple le parti politique Union Patriotique, essentiellement de gauche et prônant une politique sociale et bolivarienne, a vu ses membres se faire assassiner et donc disparaître du champ politique. Derrière ces crimes, des politiciens de droite, policiers, milices d’extrême droite, narcotrafiquants et paramilitaires. Ce « génocide politique » aurait coûté la vie à plus de 6 000 personnes. Ainsi, avant l’élection en 2022 de Gustavo Petro, la Colombie a longtemps maintenu la funeste tradition de ne jamais avoir de dirigeant de gauche.
Ces massacres et les atrocités vécues par le peuple colombien contraignent la société à la loi du silence et de la soumission. Le terrorisme ciblé ou aveugle mis en œuvre par les narcotrafiquants et les forces de l’ordre a fragilisé la notion de nation et fait naître un sentiment particulier en Colombie. Le sociologue Daniel Pécaut met l’accent sur la banalité de la violence qui entraîne la faible visibilité des situations de terreur dans la société colombienne. Et tout ça remonte à un épisode marquant de l’histoire du pays. La Violencia, en 1950, reste présente dans les esprits et permet de justifier une continuité de la violence dans la société contemporaine. Cet épisode correspond à une période historique en Colombie, au cours de laquelle de multiples affrontements armés d’une extrême brutalité ont eu lieu entre partisan·es de l’État et du Parti conservateur d’une part et des militant·es du Parti libéral et du Parti communiste de l’autre. Agressions, persécutions, massacres, destructions de propriétés privées et terrorisme politique, le conflit a causé entre 113 000 et 300 000 morts ainsi que la migration forcée de plus de deux millions de personnes, soit près d’un cinquième de la population totale de la Colombie.
« Même le trafic de drogue, qui est le fléau qui ronge la société, s’est infiltré dans le football. »
La banalité de la violence tient à différents facteurs qui permettent de comprendre la dimension qu’elle prend aujourd’hui. L’extrême hétérogénéité de cette violence ne laisse pas apparaître un axe de conflits en particulier : l’absence d’identités collectives entraîne l’absence de camps prédéfinis sur le long terme et les réseaux d’influence qui se tissent entrainent les populations à se battre les unes contre les autres, et tout ça compromet le maintien de l’État de droit. Cette tendance est également généralisée par les différentes natures des confrontations : guérillas, forces de l’ordre, paramilitaires, narcotrafiquants, milices urbaines, opérations de nettoyage social, terrorisme politique, crime organisé, délinquance, règlements de comptes… À partir du moment où la terreur règne et que l’appareil juridico-politique est gangréné par la corruption, peut-on encore avoir confiance en l’État pour assurer l’ordre et la sécurité ?
Le phénomène des barras, les supporters colombien·nes, n’échappe pas à cette logique. Le chercheur Alejandro Villanueva Bustos, politologue spécialiste en supportérisme, m’explique au téléphone comment les supporters ont été également touché·es par ces violences systémiques : « Parler de violence chez les barras est souvent problématique pour une raison simple : la Colombie a traversé un conflit interne de plus de 60 ans. La violence des barras ne peut pas être abordée sans parler de la violence qui les entoure. » Les affrontements violents au sein des barras sont chiffrables. Entre les années 2000 et 2017, la commission nationale de sécurité et de coexistence a recensé plus de 100 morts liées au supportérisme dans le foot.
Sergio Velázquez, adjoint à la mairie, me raconte, lors d’un entretien dans son cabinet à la mairie de Medellin, cette perméabilité de la violence dans le supportérisme : « Quand on affirme que dans le football la violence n’existe pas en tant que telle, c’est vrai. Il y a là une reproduction des nombreuses violences historiques et contextuelles de notre pays qui se reproduisent à nouveau dans le phénomène footballistique. Même le trafic de drogue, qui est le fléau qui ronge la société, s’est infiltré dans le football dans les années 1990. Ce n’est pas que le football génère de la violence, c’est quelque chose que les supporters intériorisent, ils finissent par reproduire ce qui se passe déjà à l’extérieur. »
Pour lutter contre cette tendance à reproduire les mécanismes de violence dans le monde du foot et du supportérisme, le travail de prévention est l’un des projets forts qu’on voit naître depuis plusieurs années à Medellin. Par exemple, il existe des mesures de régulation dont l’objectif est d’empêcher les fans des équipes rivales de se croiser. Cette régulation est visible, par exemple, lorsque des zones de transport sont prédéfinies. Ou le fait que pendant plusieurs années, les clubs de supporters ne pouvaient pas soutenir leur équipe en déplacement afin d’éviter de possibles heurts ou représailles. Voyant que la dimension sécuritaire prônée par les instances politiques tuait de plus en plus l’esprit du foot, les barras, et notamment ceux de l’Atletico Nacional, ont décidé d’agir pour éviter de perdre le contrôle sur leur culture. La notion de « supportérisme social » émerge alors – un mélange d’actions sociales, d’implication politique et de désescalade de la violence.
Deuxième mi-temps : de la barra brava à la barra social
Pour comprendre ce qui a amené une frange des supporters à canaliser cette violence en actions positives pour la société, il faut d’abord comprendre l’évolution sémantique autour de la dénomination de ces groupes de supporters. Si en Europe les supporters les plus virulents sont appelés « ultras » (de l’italien ultra sinistra ou ultra destra, la frange d’extrême gauche ou d’extrême droite des fans) ou « hooligans » au Royaume-Uni (la construction de la violence dans ces groupes relève d’une toute autre histoire), en Amérique latine, on parle de barra. Et plus précisément de barra brava – l’histoire du football sud-américain méritait l’élaboration de nouvelles contributions théoriques qui comprennent les groupes sociaux dans leur singularité.
La barra brava qualifie plus précisément un groupe de supporters caractérisé par une lutte conceptuelle entre des perspectives opposées : d’une part, elle est interprétée comme un espace où se matérialisent des pratiques telles que la violence, la consommation de drogues et le trafic et, d’autre part, comme espace d’efforts de solidarité interne, entre membres. À contrario – on y arrive enfin –, le barrismo social arrive comme une alternative à la conception violente des barras en Colombie. Le barrismo social se distingue par ses pratiques, avec la consolidation d’actions bénéfiques pour la société, ce qui contribue à la construction de nouveaux récits qui viennent briser, ou du moins contraster, la stigmatisation. En fait, le barrismo social est proposé comme un pari pour redéfinir les formes d’expression et les pratiques des supporters qui ont un impact négatif sur la société.
En d’autres termes, Pueblo Verdolaga érige l’idée de supportérisme social au rang de motivation première.
Cette vision du barrismo social ne se résume pas forcément au simple renforcement interne des barras dans leur structure organisationnelle, mais se doit d’opter pour des objectifs transversaux qui visent à accomplir une mission d’ordre public, et ce, conjointement avec les autorités locales et le reste de la société. Cette obligation permet d’ancrer les actions dans le temps et ouvre la porte à une transformation totale des groupes de supporters, qui apportent alors une contribution culturelle, sociale, politique et économique aux territoires dans lesquels ils sont implantés.
À Medellin, deux barras se distinguent du reste. Los del Sur, le plus grand groupe de supporters du pays, et Pueblo Verdolaga, une nouvelle entité qui focalise son travail exclusivement sur des missions d’ordre social. En d’autres termes, alors que Los del Sur effectue des actions sociales à titre occasionnel, Pueblo Verdolaga érige l’idée de supportérisme social au rang de motivation première.
Juan Esteban m’explique que Pueblo Verdolaga réinvestit tous ses bénéfices (des cotisations, subsides, merch, etc.) dans des actions sociales : achat de peinture pour rénover des maisons, location de bus pour emmener le public au stade, offrir des cadeaux aux orphelin·es à Noël, entre autres. En travaillant avec les différents pouvoirs publics, ils ont pu mettre en place une réelle politique d’aide sociale. Avec leur projet A la cancha por primera vez, la barra emmène au stade pour la première fois des groupes de population qui se trouvent dans un certain degré de vulnérabilité.
L’une des dernières interventions qu’ils ont fait a eu lieu dans le cadre du programme concernant des personnes en processus de réintégration, des anciens guérilleros des FARC. Le projet consistait à travailler avec eux autour de différents ateliers de photographie, de théâtre, d’arts plastiques et à organiser un match de football pendant la journée de la paix promue par les Nations Unies. En fin de compte, 80 personnes parmi les guérilleros, leurs familles, des gens de la communauté sont allé·es à Medellin pour assister à ce match. Pueblo Verdolaga s’est également fait connaître pour son fort engagement auprès des personnes les plus défavorisées du pays, en apportant des médicaments aux personnes âgées qui habitent dans les zones les plus reculées de la ville ou encore en construisant des écoles et hôpitaux dans les zones rurales, toujours sous le prisme du football – une fresque aux couleurs du Nacional par-ci, un maillot du club en échange par-là.
Le jour du match pour lequel Juan Esteban et ses potes ont confectionné le tifo est arrivé, et je suis des leurs. Sur la route vers le stade, il m’explique à quel point son groupe a pris de la place dans la vie quotidienne des gens : « Par exemple, il faut construire une maison. Si c’est l’administration qui le fait, il y aura toujours un sentiment d’opportunisme, une recherche d’intérêt derrière ; c’est peut-être pas vrai, mais les gens ne font plus confiance aux administrations en général. Si un barrista le fait, les gens applaudissent, ils disent merci. Il y a plus d’impact. Il y a quelque chose en plus qui vient du cœur. » Dans un pays où l’omerta existe encore et où bourreaux et victimes se côtoient toujours quotidiennement, ces actions plus informelles, plus populaires, sont un réel plus pour faciliter le lien et la cohésion sociale.
Se greffent à ça des projets impulsés par la ville, en partenariat exclusif avec les barras, comme Golvivencia ou encore Asi suena el fùtbol. Le premier consiste à organiser, à l’aide des barras, des matchs de football sans arbitre entre membres de gangs rivaux, en leur permettant d’arbitrer le match eux-mêmes. La dynamique prônée est la compréhension de la notion d’adversité et les méthodes de résolution des conflits sur le terrain et hors de ses limites. Le second intègre les jeunes des quartiers défavorisés ainsi que les orphelin·es de la ville dans les orchestres des barras. Les enfants apprennent à jouer d’un instrument et intègrent les barras lors de matchs officiels. Comme une forme d’éducation permanente et populaire à la fois.
Prolongations : de la politique quotidienne à la politique partisane
Le supportérisme social se caractérise surtout par des projets portés par les différents acteurs présents à l’intérieur et à l’extérieur du stade. Cette dynamique est celle qui rythme le fonctionnement des barras à caractère social. De plus en plus, les municipalités s’emparent donc de cette dynamique pour mettre en place des projets avec des supporters issu·es de tous horizons, et même d’équipes rivales. En plus d’être des espaces qui favorisent l’autonomisation de leurs membres en tant que citoyen·nes, et en tant que supporters, les barras sont des organismes communautaires garants, de par leur légitimité et leur légalité, du droit de tou·tes les citoyen·nes de profiter du football en tant que spectacle pacifique, inclusif et démocratique.
Même si ce rapprochement entre les supporters et la population a pu permettre une déradicalisation des barras, on peut se demander ce qu’il en est des objectifs politiques qui ressortent de ce travail conjoint. « Quand les garçons du quartier se réunissent et travaillent avec le comité d’action communautaire, ils font de la politique – ils ne font pas de politique partisane, mais ils font la politique de la vie quotidienne, m’explique Raùl Martinez, tête pensante de Los del Sur, au détour d’un café au siège du groupe. On adopte une position politique et une action politique quand on va travailler avec les quartiers, avec les enfants, quand on se consacre à des actions qui sont faites pour tout le monde. C’est faire de la politique sans la logique des partis politiques. »
« On pourrait affirmer, aujourd’hui, que les barras en Colombie sont presque aussi importantes que le football dans le pays. »
Les explications de Sergio Velazquez vont dans ce sens : « L’État est lent, il faut beaucoup attendre. Les groupes sociaux comme les barras vont plus vite et comprennent mieux les besoins. Ils finissent par résoudre les problèmes de la communauté et du quartier, ce qui a amené l’État à les considérer différemment. Quand on a décidé de faire de la politique publique, on s’est assis avec eux pour que ça se produise très rapidement. »
Dans un pays où les élections présidentielles suivent le rythme des Coupes du Monde de football, où les matchs de qualifications sont quasiment diffusés en même temps que les débats présidentiels (pour garantir l’ignorance de la population ?) et où la confiance envers les politicien·nes s’est détériorée au fil des années de corruption, il est intéressant de se demander si ce rapprochement entre la classe politique et les supporters s’est faite pour faire avancer l’état de la société ou s’il n’y a pas plutôt un agenda sous-jacent d’infiltration des milieux populaires, pour des logiques partisanes et purement politiques. « Tous les 4 ans, on a des élections, on a pu voir que dans les moments importants il y avait une approche stratégique vers les fans, explique Alejandro Villanueva Bustos. Et ils en ont eux-mêmes profité pour demander aux politiciens du matériel, des drapeaux, de l’argent en général. Ce n’est plus le politique qui s’approche, qui promet trois ou quatre choses mais plutôt l’inverse. » Difficile de se faire une idée sur la question.
Ceci étant, selon le politologue les résultats des initiatives mises en place par les barras et les pouvoirs publics sont bel et bien visibles pour les Colombien·nes, que ce soit sur le terrain ou en dehors. « Aujourd’hui, nous assistons à une relation quasi symbiotique, c’est-à-dire une relation d’entraide, mais aussi une relation de convenance mutuelle. Les barras sont un acteur principal et médiatique dans le développement social du pays. On pourrait affirmer, aujourd’hui, que les barras en Colombie sont presque aussi importantes que le football dans le pays. » Il y a sûrement encore beaucoup de choses à redire dans ce monde du football, mais constater qu’on peut utiliser la passion pour ce sport pour du développement social, c’est un pas en avant encourageant pour l’avenir du ballon rond.