Après le passage du col de Rashol, à 3 180 mètres d’altitude, se trouve une vallée dont les deux versants brillent sous le soleil de midi. Des champs de cannabis s’y déploient à perte de vue. Perché sur la crête, on y retrouve le village de Malana, l’Eldorado des fumeurs de pétards. Cette communauté perdue au cœur de l’Himalaya indien a vécu coupée du monde pendant des centaines d’années. Ses habitants y produisent un des haschichs les plus purs du monde, la Malana cream, qui n’a rien à envier au shit de la Bekaa ou de Chefchaouen.
Le charas, le haschich indien, serait apparu en Inde lors du premier millénaire avant notre ère. Traditionnellement consommé lors de fêtes religieuses, il est omniprésent dans tout le sous-continent bien qu’il ait été prohibé en 1985. L’attitude des autorités reste ambiguë. Les moines hindous, les Sadhus, le fument aux yeux de tous sans être nullement inquiétés. Accusée au mieux de laisser faire, au pire d’être corrompue, la police a déclaré en 2012 avoir fauché plus de 300 hectares de plantations de cannabis. Dans le même temps, les arrestations liées aux stupéfiants ont été multipliées par trois depuis 2004 et près de 350 kilos de charas ont été saisis en 2014.
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La production de cannabis se concentre principalement dans l’Himalaya. Le climat y est si favorable qu’il pousse partout. Dans les villages et le long des routes, le mot weed reprend tout son sens : celui de mauvaise herbe. Il n’est pas rare que les paysans cultivent quelques plants dans leur potager pour avoir de quoi fumer toute l’année.
Il n’est pas rare que les paysans cultivent quelques plants dans leur potager. Photos d’Élodie Colas et Cyrille Charpentier
Dans les années 1960, les hippies ont commencé à squatter les coins réputés – les vallées de la Kullu et de la Parvati, non loin de Malana – pour y produire le meilleur haschich possible. Bob (le prénom a été changé), un Français originaire du Jura installé depuis la fin des années 1970 dans un petit village de la Kullu, se souvient « qu’à l’époque, on se rendait chez les paysans qui nous vendaient un bout sur leur réserve personnelle. Et c’était du vrai, pas de la merde comme aujourd’hui. »
En une génération, la production a explosé. S’il n’existe aucune étude officielle pour connaître précisément l’ampleur de cette agriculture intensive, d’autres indices laissent présumer que le charas a encore de beaux jours devant lui. Aujourd’hui, la production ne suffit pas à satisfaire la consommation nationale. Dans les rues de Delhi, la capitale indienne, le produit provient principalement du Népal. Il est réputé pour être moins pur, et la tola – l’unité de mesure utilisée pour le haschich – se négocie à 30 euros. Certains dealers qui prétendent pouvoir fournir de la Malana Cream gonflent les prix jusqu’à 100 euros.
Un prix qui est donc prohibitif pour cette qualité. J’ai décidé de me rendre directement à la source et de percer à jour les mystères qui entourent le village de Malana. Si les Malani, les habitants de la vallée, jouissent d’une relative impunité, l’isolement géographique et culturel du village l’explique en partie. Je m’en suis rendu compte lorsque j’ai demandé à mon guide Sundher de me conduire à Malana : le village est entouré de légendes, de tabous et de corruption.
Des plants de cannabis à Malana
« Quand nous serons là-bas, tu ne touches à rien, ni à personne », m’a-t-il ordonné. Les Malani considèrent en effet que le monde extérieur à leur vallée est impur. Bien qu’ils aient compris que les nombreux Occidentaux de passage représentaient un formidable débouché commercial pour leur charas, les habitants de Malana luttent farouchement contre toute influence extérieure. « Le Dieu qui protège leur vallée est très puissant, a ajouté Sundher. Ils doivent rester purs pour profiter de ses faveurs. » Si un étranger touche l’un d’entre eux, ou pire, un mur d’un des temples, il doit s’acquitter d’une amende afin de couvrir les frais du sacrifice purificateur qui s’impose – en l’occurrence, les Malani offrent au Dieu une chèvre ou un agneau.
Les Malani se prétendent descendants de Jamdagani Rishi, un grand sage de l’âge d’or de la mythologie hindoue qui aurait fondé ce village sur les conseils du dieu Shiva. Un héritage qui justifie donc l’intransigeance de leurs coutumes et entoure les Malanis d’une aura mystérieuse. « Ils parlent le langage des démons, le Kanashi, m’a assuré Sundher. Personne d’autre ne le comprend. » Les rares linguistes qui ont pu étudier le Kanashi ont décrit Malana comme une « île linguistique ».
Malana est surnommée « L’Athènes de l’Asie » grâce à la particularité de ses structures sociales, analogues à celles de la Grèce antique. Malana serait l’une des plus vieilles démocraties du monde. Le pouvoir politique se partage en deux chambres. La première : une chambre haute qui rassemble le Sénat où siègent huit membres élus par la communauté et le grand prêtre, qui règle les conflits internes au village. La seconde : une chambre basse qui représente l’ensemble du village, chaque famille désignant un enfant mâle pour la représenter.
Le village de Malana, sur le versant ouest de la Magic Valley, où se trouvent les premiers plants de cannabis
Les frises de bois sculptées sur leurs temples représentent des éléphants, inconnus de l’Himalaya, et des soldats qui pourraient rappeler la phalange grecque. D’où l’hypothèse intrigante selon laquelle les Malani seraient les descendants des soldats d’Alexandre le Grand – ce dernier a bien installé des colons grecs dans les vallées du Royaume de Bactriane, au Pakistan actuel. S’il est possible que certains de ses soldats ont continué leur route jusqu’à la vallée de Malana, des analyses génétiques tenderaient à déconsidérer cette théorie.
L’isolement du village renforce ces légendes. « À l’époque, il fallait marcher plusieurs jours et se taper au moins 3 000 mètres de dénivelé. Et le village est bloqué par la neige sept mois par an », relate Bob. Mais, en 2010, un projet hydro-électrique a tout bouleversé. Les ouvriers du barrage ont construit une route, qui a rapproché le village de la civilisation. Aujourd’hui, depuis Kullu, la grande ville de la région, il faut compter deux heures de route et deux de marche pour se rendre à Malana.
Le passage de Chanderkhani, l’ancienne route pour Malana
Dans la voiture qui nous a conduits à la « Magic Valley », comme l’ont surnommé les touristes, Sundher semblait inquiet. Il m’a expliqué que, si les Malani accueillaient ceux qui venaient acheter du shit avec – au mieux – condescendance, ils détestaient les journalistes. « Il y a beaucoup d’argent en jeu à Malana ; le charas dégage des bénéfices énormes. Les Malani font tout pour que l’on ne parle pas d’eux. »
La route s’arrête sur le versant opposé. Il faut donc gravir plusieurs centaines de mètres très abrupts, en prenant garde à ne toucher aucun des habitants lors de l’ascension, qui se pratique sur un étroit sentier, bordé tout du long par de vastes plantations de cannabis.
La Magic Valley
Arrivés aux prémices du village, nous avons commandé un thé. Un jeune attablé à côté de moi m’a aussitôt proposé du charas, mais j’ai été déçu par la qualité du produit. « C’est de la merde à touristes, m’a précisé Sundher. N’achète rien ici et n’espère pas avoir de la qualité. Tout a déjà été vendu aux grossistes. Les Malani vendent au kilo maintenant. »
La population du village est estimée à 1 700 habitants. Les maisons s’entassent et forment des ruelles étroites au milieu desquelles court un égout à ciel ouvert. L’atmosphère y est étouffante et laisse présager un on-ne-sait-quoi d’inquiétant. Toutes convergent vers une grande cour centrale, encadrée des temples et de l’esplanade où se réunit le conseil du village. Cette agora d’Asie était remplie d’hommes qui portaient tous sur la tête un calot de laine grise, jouaient aux dés, discutaient et fumaient le chillum, cette pipe indienne qui permet de consumer le haschich presque sans tabac. Quelques-uns avaient le nez sur leur smartphone – de nombreuses antennes satellites sont installées sur les toits des maisons. La route n’a pas seulement apporté les touristes, mais aussi les apanages de la modernité.
Si la route a désenclavé le village, les produits nécessaires au quotidien sont toujours transportés à dos de mules
Une école, construite par le gouvernement en 1996, se trouve à la lisière du village. Avant l’existence de celle-ci, presque tout le village était analphabète. Tout autour, on retrouve des champs de cannabis. Quand j’ai demandé si les enfants n’en profitaient pas pour se faire un pétard après les cours, Sundher m’a précisé que « les enfants produisaient le charas ». Pour récupérer la résine et la transformer, il faut frotter dans ses mains les fleurs pleines de pollen – un travail épuisant et long qui est réservé aux plus jeunes.
Des plants de cannabis près de Malana
En retournant sur nos pas, je me sentais de plus en plus mal à l’aise. Les regards et l’atmosphère devenaient plus menaçants et angoissants. Quand nous avons rejoint de nouveau l’esplanade, j’ai aussitôt ressenti l’animosité qui nous y attendait. Sundher m’a fait signe de m’arrêter et une vieille femme – j’ai compris plus tard qu’elle était la femme du prêtre – s’est mise à l’engueuler. Il s’est contenté de baisser les yeux, tandis que quelques jeunes se rapprochaient en nous invectivant. Sundher m’a finalement tiré de force vers la sortie du village.
« On s’en va déjà ?, me suis-je écrié.
– Oublie, ils voulaient te tabasser. À cause de ton sac.
– Quoi, mon sac ? Pourquoi ?
– C’est du cuir. La vache est sacrée. C’est une insulte pour eux.
– Mais c’est du chameau.
– Pas sûr qu’ils comprennent la nuance. Viens, on se barre, et vite. Ils ne t’auraient pas adressé la parole, de toute façon. Et pour le shit, on va aller chez un pote, tu ne trouveras que de la merde ici. »
Nous nous sommes dirigés d’un pas alerte vers la voiture qui nous attendait de l’autre côté de la vallée. Après deux heures de route, nous nous sommes arrêtés devant une petite maison en bois. À l’intérieur, un grand-père jouait avec son petit-fils. Sundher lui a touché les pieds et dit quelques mots. Le vieil homme m’a fait signe de m’asseoir à même le sol, avant de disparaître derrière une grande tenture. Il est revenu avec un verre de thé brûlant et deux tolas d’un charas extraordinaire. Nous avons roulé un joint et, dès la première bouffée, le malaise qui m’habitait depuis que nous avions mis les pieds à Malana s’est aussitôt étiolé. J’ai compris que j’avais finalement trouvé ce que j’étais venu chercher : fumer du haschich pur tout en étant en bonne compagnie.
La Malana Cream