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Mes sensations de déjà-vu sont si fréquentes que je ne sais plus ce qui est vrai

Lors d’une après-midi grise et morne, il y a quelques années, il m’est arrivé quelque chose de très étrange. Je lézardais sous un arbre dans un parc bondé de Londres, lorsque j’ai été saisie par une brusque sensation de vertige, immédiatement suivie par le sentiment étrange d’avoir déjà vécu ce moment précis. Mon environnement m’a soudain paru extrêmement familier. Puis, les gens qui m’entouraient se sont évanouis, et je me suis retrouvée couchée sur une couverture de pique-nique tartan au milieu d’un champ de blé. Le vertige avait appelé un souvenir riche, extrêmement détaillé. Je pouvais entendre le bruissement des blés agités par une légère brise, tandis que le soleil chauffait agréablement ma nuque.

Pourtant, ce souvenir n’en était pas vraiment un. Je n’avais jamais pique-niqué, seule, au-milieu d’un champ en écoutant les oiseaux. Je venais simplement de faire l’expérience d’une illusion mentale plutôt commune : le déjà-vu.

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En Occident, les souvenirs ont une dimension sacrée. Aristote estimait par exemple qu’à la naissance, les nouveaux-nés étaient des sortes de coquilles vides qui se remplissaient progressivement de connaissances, d’expériences et de souvenirs du monde. Qu’il s’agisse d’une technique de laçage de chaussures, d’un premier jour d’école ou d’un premier baiser, la mémoire trace une sorte de carte autobiographique de la personne. Vieux jingles d’une émission télévisée, dictons, odeurs de tarte aux pommes de grand-mère, paysages d’enfance, nom d’un premier ministre des années 90, tous ces souvenirs constituent à eux tous l’identité d’un individu, et l’aident à constituer un récit de lui-même.

La majeure partie du temps, la mémoire est cette fonction cognitive qui tourne en tâche de fond, nous aidant à réaliser nos tâches quotidiennes. Nous n’y pensons même pas. Jusqu’au jour où elle échoue à fonctionner correctement.

Depuis cinq ans, je souffre de crises d’épilepsies récurrentes dues à la croissance d’une tumeur de la taille d’un citron, située dans l’hémisphère droit de mon cerveau. Avant ce diagnostic, j’étais en parfaite santé et je vivais ma trentaine tout à fait normalement. Et puis, une après-midi, je me suis réveillée sur le sol de ma cuisine avec deux yeux au beurre noir. Je venais de faire ma première crise.

Les crises d’épilepsie se produisent lorsque le cerveau subit une sorte de décharge électrique non anticipée. Elles sont généralement précédées ce que l’on appelle une “aura”, une sorte d’alerte sous forme de micro-choc qui prévient la personne de l’imminence d’une crise, une ou deux minutes avant qu’elle ait lieu. La nature de ces auras varie considérablement en fonction des patients. Chez certains, elle prend la forme d’une brusque expérience synesthétique. D’autres deviennent subitement euphoriques, quand d’autres encore… ont carrément un orgasme. Mes auras ne sont pas aussi excitantes, hélas : elles se manifestent sous la forme de changements brusques dans la perspective de la pièce ou du décor – ce qui provoque des vertiges – d’une augmentation de mon rythme cardiaque, de bouffées d’anxiété et, parfois, d’hallucinations auditives.

Le pionnier anglais de la neurologie, John Hughlings, a été le premier à définir l’aura épileptique, après avoir observé en 1898 qu’elle était caractérisée par des hallucinations vives affectant la mémoire. Il a régalement remarqué qu’elle était fréquemment liées à des sensations de déjà-vu très intenses. « Des scènes du passé reviennent, » lui disait un patient. « Je sens que je suis dans un endroit étrange qui ne ressemble à aucun autre », affirmait un autre.

La caractéristique la plus frappante de mes auras est ce sentiment d’avoir déjà vécu un instant précis dans un passé reculé. Un pique-nique dans un champ de blé par exemple. Pourtant, ces souvenirs sont totalement fictifs. Lors de mes crises d’épilepsie les plus intenses, ce sentiment de “précognition” – c’est-à-dire l’illusion de pouvoir accéder aux événements plusieurs années avant de les vivre – devenait si envahissant que je devais lutter pour faire la différence entre les événements vécus et les rêves, entre les souvenirs et les hallucinations.

Avant ma première crise d’épilepsie, j’étais déjà sujette aux déjà-vu ponctuels. Aujourd’hui ils rythment littéralement mon existence à raison de dix par jour, à des niveaux d’intensité variés. Pendant longtemps, j’étais incapable de distinguer quand, comment et pourquoi ces épisodes se manifestaient. Ma seule certitude était qu’ils duraient le temps d’un battement de cœur, avant de s’évanouir.

Parmi les 50 millions d’épileptiques recensés dans le monde, nombreux sont ceux qui voient leur mémoire se dégrader lentement. Comme moi, certains développent également d’importants troubles psychiatriques dus à un sentiment de perte de contact avec le réel. Il m’est difficile de ne pas m’inquiéter devant mon incapacité croissante à distinguer le vrai du faux. En tentant de mieux comprendre des déjà-vu, j’ai peur qu’un jour, je ne sois plus du tout capable de retrouver mon chemin vers la réalité.

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Dans le roman Catch-22, Joseph Heller décrit ses déjà-vus comme “une sensation étrange, occulte, d’avoir vécu la même situation dans une dimension ou une existence alternative”. Peter Cook, lui, en parle dans les colonnes d’un magazine : “Tout le monde a déjà fait une expérience de déjà-vu un jour ou d’autre. Tout le monde s’est déjà dit : ‘C’est déjà arrivé, et ça arrivera de nouveau’.”

En psychologie, la sensation de déjà-vu est considérée comme une “bizarrerie de la mémoire” que l’on ne s’explique pas encore très bien. Une méta-étude portant sur 50 questionnaires cliniques suggère qu’environ deux tiers des personnes en bonne santé ont déjà fait l’expérience d’un déjà-vu sous une forme ou une autre. Parmi elles la plupart perçoivent ce phénomène comme une curiosité anecdotique, ou comme une illusion cognitive assez peu intéressante.

Le professeur Christopher Moulin, l’un des plus grands experts de l’expérience de déjà-vu, décrit le cas d’un patient qu’il a rencontré lorsqu’il travaillait dans une clinique spécialisée dans la mémoire dans un hôpital de Bath, en Angleterre. En 2000, Moulin a reçu une lettre d’un confrère – un médecin généraliste racontant l’histoire d’un ingénieur à la retraite âgé de 80 ans, qu’il désigne par l’acronyme AKP. Suite à la mort progressive des cellules nerveuses de son cerveau (causée par la démence) AKP souffrait d’une forme de déjà-vu chronique et ininterrompue : le déjà-vécu.

Tandis que le déjà-vu est instantané et fugace, le déjà-vécu, a lui, des effets durables et peu s’avérer très dangereux pour la santé mentale : il est caractérisé par le sentiment d’avoir vécu toute une série d’événements par le passé (parfois des années entières). Extrêmement convaincant, il est très difficile à reléguer au rang des illusions.

Ainsi, le déjà-vu se caractérise par la conservation de la capacité de discerner ce qui n’est pas réel. Lorsqu’il rencontre cette expérience troublante, le cerveau va immédiatement “vérifier” sa véracité et se mettre en quête de preuves objectives afin de déterminer si le souvenir en question a bel et bien eu lieu. La personne qui fait une expérience de déjà-vu ne succombe pas à l’illusion. À l’inverse, la sensation de déjà-vécu est si puissante que le sujet peut être convaincu d’avoir eu une existence alternative de pilote de chasse ou de femme politique.

AKP avait expliqué à son généraliste qu’il avait complètement arrêté de regarder la télévision ou de lire le journal, de peur de rentrer dans un état de profonde confusion. “Il pensait que tout ce qu’il vivait s’était déjà produit par le passé”, explique Moulin, qui travaille au Laboratoire de psychologie et de Neurocognition du CNRS, à Grenoble. AKP a d’abord refusé de se rendre à la clinique, car il avait l’impression qu’il avait déjà tenté de se faire soigner là-bas, en vain. Quand il a rencontré Moulin pour la première fois, il lui a affirmé qu’ils s’étaient déjà rencontrés et qu’ils pouvait décrire cette rencontre avec précision.

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Ce jour-là dans le parc, ma vision de la nappe de pique-nique et du champ de blé s’est évanouie lorsqu’un ambulancier a commencé à secouer mon épaule. Même si mon prétendu souvenir n’était qu’une hallucination particulièrement puissante, il me semblait aussi vivace que n’importe quel souvenir autobiographique. Selon Moulin, j’avais fait l’expérience d’une forme de déjà-vu très particulière, basée sur l’imprégnation du réel par une image précise (et souvent stéréotypée, comme un bal de fin d’année ou un coucher de soleil).

“Fondamentalement, le déjà-vu est provoqué par un sentiment de grande familiarité avec une situation”, explique-t-il. “Au lieu de sentir que cette situation est imprégné d’une sorte de passéité, le souvenir qui affleure à l’esprit du sujet a des caractéristiques phénoménologiques, de sorte qu’il passe pour une véritable réminiscence.”

© John Gribben

D’autres patients de Moulin ont montré ce que les spécialistes de sciences cognitives appellent des tendances “anosognosiques”, c’est-à-dire qu’ils étaient incapables de prendre conscience de leur maladie. Parfois, leur trouble était si profond qu’ils ne pouvaient plus distinguer le souvenir de l’illusion, et vivaient une existence totalement fantasmatique composée par leur imagination.

“Une patiente m’a raconté que ses déjà-vu étaient tellement puissants qu’elle était incapable de les distinguer de sa propre vie”, m’explique Moulin. “Le plus curieux, c’est qu’elle percevait désormais son passé comme une suite d’aventures extraordinaires. Elle se souvenait distinctement, par exemple, avoir fait du saut en parachute depuis un hélicoptère. Ça lui était très difficile de renoncer à ces souvenirs là parce que, quelque part, ils la valorisaient. Une biographie d’aventurière, c’est mieux qu’une biographie de personne malade.”

Après sa première rencontre avec AKP, Moulin avait tout juste commencé à s’intéresser aux causes du déjà-vu, et aux interactions entre les impressions subjectives et la mémoire. Il s’est alors aperçu que la littérature scientifique sur le sujet était quasi inexistante. C’est à ce moment-là qu’il a entrepris, avec ses collègues du Laboratoire de langues et de la mémoire de l’Institut des sciences psychologiques (Université de Leeds), d’étudier les personnes épileptiques, ainsi que les sujets souffrant de troubles de la mémoire profonde. Le but de cette étude était de mieux comprendre les expériences de déjà-vu et d’en tirer des connaissances plus générales sur la conscience au sens large.

Immédiatement, les chercheurs se sont confrontés à un problème épineux : les expériences déjà-vu étaient si courtes, fugaces, évanescentes, qu’il était presque impossible de les recréer dans des conditions cliniques. Cela revenait à tenter de piéger la foudre dans une bouteille.

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Émile Boirac est un medium et parapsychologue du 19e siècle, passionné par le phénomène de clairvoyance. En 1876, il raconte dans une revue savante de philosophie qu’il lui arrive de visiter des villes nouvelles et d’avoir le sentiment d’y être déjà venu par le passé. Pour caractériser ce sentiment, il utilise pour la première fois le terme de déjà-vu, qui s’imposera dans la littérature par la suite. Selon lui, ce phénomène était une sorte d’écho mental destiné à rappeler une expérience oubliée. Cette théorie, très spéculative, n’a jamais été confirmée. Et c’est loin d’être la plus bizarre produite sur le sujet.

En 1901, Sigmund Freud publie son célèbre ouvrage Psychopathologie de la vie quotidienne, où il tente notamment de définir l’origine du lapsus et de comprendre les défauts de fonctionnement de la mémoire. À cette occasion, il décrit le cas d’une de ses patientes : celle-ci raconte qu’après avoir visité la maison de l’une de ses amies pour la première fois, elle a eu la certitude d’avoir déjà parcouru les pièces de la demeure, une à une, plusieurs années auparavant.

Aujourd’hui, on définirait l’expérience de cette patiente grâce au terme de déjà-visité. Freud, lui, y a vu la manifestation d’un fantasme enfoui : il estimait d’ailleurs que les déjà-vu venaient d’une fixation sur les organes génitaux de la mère, le seul endroit qui selon lui “a déjà été visité avec certitude par tous les individus”.

La définition scientifique la plus consensuelle du déjà-vu a été formulée par un neuropsychiatre sud-africain en 1983, Vernon Neppe. Il le définit comme “une impression de familiarité subjective et inappropriée relative à une expérience présente, attribuée à tort à un passé indéfini”. Il a également identifié 20 formes différentes de déjà-vu, qui ne sont pas toutes associées à un stimulus visuel : l’un de ses patients – aveugle de naissance – explique avoir fait des expériences de déjà-vu à partir de sensations olfactives. De fait, il existe aussi des déjà-senti et des déjà-entendu, qui ne sont pas moins spectaculaires.

Le diagnostic de déjà-vu selon Freud relève d’un phénomène purement psychologique, plutôt que d’un désordre d’ordre neurologique. Cela a eu des conséquences plutôt néfastes sur le long : jusqu’à très récemment, les interprétations mystiques du phénomène ont largement dominé au détriment des explications scientifiques, sacrifiant au passage des milliers de patients dont on aurait pu soulager les symptômes.

En 1991, un sondage Gallup a montré que le grand public associait volontiers le déjà-vu aux théories astrologiques, aux activités paranormales et aux fantômes. De très nombreuses personnes considèrent que le déjà-vu n’appartient pas au domaine de l’expérience cognitive ordinaire, mais qu’il constitue une preuve de l’existence de perceptions extrasensorielles, d’enlèvements extraterrestres, de la psychokinèse ou encore de vies antérieures.

La science a mis très longtemps à considérer les déjà-vu comme un objet d’étude intéressant et légitime. Ce n’est qu’aujourd’hui, 150 ans après la première utilisation du terme par Émile Boirac, que des chercheurs comme Chris Moulin commencent à peine à comprendre ce qui, dans “l’ordinateur humide” que constitue le cerveau, provoque ces glitches assez spectaculaires pour nous faire croire à l’existence de dimensions parallèles.

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Le cerveau des mammifères possède deux hippocampes, positionnés symétriquement à la base du cerveau. Cela fait seulement 40 ans que les scientifiques commencent à comprendre à quoi servent ces structures fascinantes.

Pendant longtemps, on a cru que les souvenirs étaient classés dans le cerveau à un seul endroit, où ils étaient soigneusement ordonnés comme des dossiers dans une bibliothèque. Cette théorie a été infirmée au début des années 1970, lorsque le spécialiste des neurosciences cognitives Endel Tulving a proposé une nouvelle hypothèse plus en adéquation avec les observations récentes en neurologie : selon lui il existerait plusieurs types de souvenirs, comme il existe plusieurs types de mémoire.

On distingue d’abord la mémoire sémantique, qui se rapporte à des faits généraux qui n’ont pas d’incidence réelle sur la personnalité, l’autonomie et l’expérience personnelle. La mémoire épisodique, quant à elle, traite les événements de la vie ou les expériences. Le fait qu’il y ait des pandas roux au Museum d’Histoire naturelle est une information qui occupe la mémoire sémantique, tandis que ce voyage scolaire au Château de Breteuil que vous avez fait à 11 ans est l’affaire de la mémoire épisodique.

Grâce aux progrès en neuroimagerie, Tulving a découvert que la mémoire épisodique générait des souvenirs sous forme de fragments d’information disséminés à différents endroits dans le cerveau, puis assemblés en un tout cohérent lorsque le recours à un souvenir précis était nécessaire. “Se souvenir”, explique-il en 1983, “est un voyage mental qui consiste à réinventer un événement passé.”

Un grand nombre de ces “signaux mémoriels” se produisent dans l’hippocampe et dans la zone qui l’entoure, ce qui suggère que l’hippocampe est une sorte de bibliothécaire du cerveau, responsable du classement des informations déjà traitées par le lobe temporal. Sa tâche est ensuite de les trier, des les organiser et de les indexer pour en faire des souvenirs. Tout comme le bibliothécaire, il peut commander des livres par sujet ou auteur : l’hippocampe identifie des traits communs entre les souvenirs afin de les organiser par analogie ou par niveau de familiarité. Ces points communs sont ensuite utilisés pour relier les éléments constitutifs de la mémoire épisodique, afin qu’elle soit la plus efficace possible lorsqu’elle est consultée.

Ce n’est pas un hasard si les crises des épileptiques qui connaissent des sensations de déjà-vu régulières prennent naissance dans les parties du cerveau impliquées dans la mémoire. Ainsi l’épilepsie du lobe temporal, une région du cortex cérébral responsable du traitement de l’information sensorielle, affecte la mémoire épisodique plus que la mémoire sémantique. C’est ce qui se passe dans mon cas, par exemple.

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Mes premières expériences de déjà-vu ont commencé durant la longue période de récupération qui a suivi ma première opération du cerveau. À ce moment-là, je passais mon temps enfermée dans une chambre, défoncée aux opiacés, navigant d’un état semi-conscient à un autre. Je dormais, je regardais parfois quelques films. Pas davantage. Cet état crépusculaire m’a probablement prédisposée à faire des expériences de déjà-vu : la fatigue, le peu de stimuli sensoriels, et les médicaments ne pouvaient qu’altérer mes perceptions normales.

Mon expérience tend à confirmer ce que l’on appelle “la théorie de la perception partagée”. Proposée dans les années 30 par le Dr Edward Bradford Titchener, elle réfère à un état de conscience très particulier où le cerveau n’est pas suffisamment attentif à son environnement. Tichener utilise l’exemple d’un promeneur qui s’apprête à traverser une route encombrée de voitures avant d’être distrait par une devanture de magasin en face de lui. “Tandis que vous traversez, vous pensez ‘tiens, mais je ne suis pas déjà de l’autre côté de la rue ?’ Votre système nerveux va divisé une seule et même expérience en deux parties, et la deuxième semble être une répétition de la première.”

Pendant la majeure partie du 20e siècle, cette idée est passée pour une cause crédible du sentiment de déjà-vu. Sa concurrente était la théorie de Robert Efron, médecin à l’hôpital des vétérans de Boston : il pensait que le déjà-vu était causé par une sorte d’erreur de traitement. Pour lui, le cerveau assimilait les souvenirs grâce au lobe temporal avant de lui ajouter une sorte de timestamp permettant de le situer dans le passé. Selon Efron, le timestamp était parfois erroné, provoquant le déjà-vu.

Christopher Moulin n’est pas d’accord. Il estime que c’est la manière dont l’hippocampe indexe les souvenirs en fonction de leur niveau de familiarité qui provoquerait les déjà-vu.

Quant à Brown, il a également sa propre théorie. “Ma conviction est que le déjà-vu d’origine épileptique est provoqué par une activité spontanée dans la partie du cerveau qui évalue le niveau de familiarité d’un souvenir”, explique-t-il. “Cela se passe probablement dans la région qui entoure l’hippocampe, et très probablement dans l’hémisphère droit du cerveau.”

C’est-à-dire, dans mon cas, à l’endroit précis où j’ai un gros trou en forme de citron.

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Pour tester l’hypothèse d’une défaillance de l’hippocampe, lan Brown et Elizabeth Marsh ont mis au point une petite expérience au sein du Département de psychologie et de neurosciences de l’Université Duke. Ils ont d’abord demandé à des étudiants de regarder brièvement des photos de différents lieux – chambres, bibliothèques, classes – appartenant à des campus de leurs universités respectives.

Une semaine plus tard, on leur a montré des photos de campus étrangers, dans lesquelles avaient été glissées quelques images du lot de photos précédent. Lorsqu’on lui a demandé s’ils avaient visité tous les lieux représentés sur les images, une partie des étudiants a répondu oui – même si la plupart des photos en question représentaient un campus qui n’était pas le leur. Brown et Marsh ont alors conclu qu’un unique élément d’une image ou d’une expérience était suffisant pour que le cerveau le décor dans son ensemble comme un lieu familier.

Chris Moulin et son collègue de l’Université de Leeds, le Dr Akira O’Connor, avaient déjà recréé artificiellement des sensations de déjà-vu en laboratoire, en 2006. Leur objectif était de mieux comprendre le processus de récupération des souvenirs. Moulin suggère que les déjà-vu sont causés par une “surinterprétation momentanée du sentiment de familiarité due à la panique ou au stress. L’hippocampe est une partie très sensible du cerveau qui scanne en permanence l’environnement de l’individu pour collecter des éléments familiers”, dit-il, “parfois, il en faut un peu trop, d’où le déjà-vu.”

Moulin en a conclu que l’efficacité du système de récupération de souvenirs peut être évaluée sur un spectre. À un bout du spectre, l’interprétation parfaite et intégrale d’un souvenir visuel. À l’autre bout, une sensation de déjà-vécu perpétuelle. Le déjà-vu se situe quelque part entre les deux.

Dans le cas où le déjà-vu est d’origine pathologique, le lobe temporal ne parvient pas à effectuer son rôle correctement, c’est-à-dire à réguler le processus de remémorisation. C’est ce qui se passe avec certaines formes d’épilepsie, dont la mienne. Dans ces cas-là, le patient n’a plus aucun moyen de contrôler si son souvenir se réfère à un événement passé réel. Il est coincé, errant sur une sorte de ruban de Moebius de la mémoire.

Brown explique que chez les sujets sains, la sensation de déjà-vu se produit plusieurs fois par an, grand maximum. Elle est parfois dépendantes de facteurs environnementaux. “Les déjà-vu se produisent généralement quand la personne est à l’intérieur, qu’elle se détend et qu’elle est entourée d’amis. L’illusion est fréquemment accompagnée de fatigue ou de stress.” Il ajoute que le déjà-vu est relativement bref (entre 10 et 30 secondes), et plus fréquent le soir et le week-end.

Certains chercheurs affirment qu’il y a un lien entre la capacité à se rappeler de ses rêves et la propension à faire des expériences de déjà-vu. Les études de Brown montrent également que le déjà-vu touche tout aussi bien les hommes que les femmes, même s’il est plus fréquent chez les jeunes, les individus ayant beaucoup voyagé, les salaires les plus élevés, et les personnes ayant des opinions politiques plutôt progressistes.

“Il y a des explications plausibles à cela”, explique-t-il. “Les gens qui voyagent beaucoup font fréquemment de nouvelles expériences, qui leur semblent inexplicablement familières. Quant aux progressistes, ils acceptent plus volontiers de faire des expériences mentales inhabituelles, et sont prêts à les accepter ; quelqu’un de plus conservateur préfère rester dans le déni, de peur de passer pour quelqu’un de psychologiquement instable. Pour l’âge, c’est plus difficile à interpréter. La mémoire est censée décliner avec l’âge. Nous ne comprenons pas.”

L’une des premières études approfondies du déjà vu a été réalisée dans les années 1940 par un étudiant new-yorkais, Morton Leeds. Leeds a gardé un journal intime extraordinairement détaillé de ses expériences de déjà-vu. Il en a répertorié 144 épisodes au cours d’une seule année. L’un d’eux-écrit-il, était “si puissant qu’il m’a presque écoeuré.”

Récemment, j’ai vécu quelque chose de similaire. Le déjà vu ne provoque pas un choc physique, mais une sorte de douleur psychique très intense qui peut devenir écoeurante. Des images fictives interrompent soudainement des pensées normales, toutes les conversations semblent avoir déjà eu lieu. C’est insupportable. Même les choses les plus banales, comme se préparer une tasse de thé ou lire les gros titres d’un journal, semblent familières. J’ai parfois l’impression que ma vie consiste à ouvrir un album-photo qui ne contient qu’une seule photo, reproduite à l’infini.

La science se rapproche de plus en plus d’une réponse à l’épineuse question de la cause des épisodes de déjà-vu. Pour moi, c’est l’espoir d’un traitement qui se dessine à l’horizon.

La nuit ayant précédé la deadline de cet article, que je n’avais pas encore terminé j’ai eu une nouvelle crise d’épilepsie. J’ai alors eu le souvenir d’une scène où j’étais attablée à mon bureau, rédigeant les dernières lignes de l’article que je n’avais pourtant pas fini. Je ne saurai jamais combien de souvenirs sont imbriqués dans ce déjà-vu, le pire de tous : celui d’avoir déjà raconté ma propre histoire.

Cet article est initialement paru sur Mosaic sous licence Creative Commons. Il a été reproduit sur Vice avec l’aimable autorisation du site. Auteur : Pat Long, Journaliste : Chrissie Giles, Secrétaire de rédaction : Rob Reddick, Fact checking : Liana Aghajanian, Photographe : John Gribben