Quand la nourriture servie en prison devient une punition

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Quand la nourriture servie en prison devient une punition

Le nutraloaf est une sorte de boule infâme mélangeant plein d'aliments différents que l'on sert aux détenus dans de nombreuses prisons américaines.

Dans l'inconscient collectif, la nourriture servie en prison n'évoque pas vraiment des sommets de gastronomie. Quiconque a déjà vu un épisode d'Oz ou d'Orange Is the New Black voit à peu près à quoi ressemblent les plats peu ragoûtants servis aux prisonniers américains : une pauvre tranche de mortadelle coincée entre deux bouts de pain sec, des morceaux de viande non-identifiée se promenant vaguement dans une sorte de bouillie sans goût, et un peu de laitue défraîchie à peine couverte de quelques gouttes de vinaigrette. Alors imaginez donc ce que ça donne quand on mélange tous ces éléments, qu'on les agrège en un bloc informe, qu'on y ajoute quelques raisins secs, qu'on le fait cuire au four et qu'on vous le sert tel-quel. Vous trouvez que ça ressemble à de la torture ? Ça tombe bien, c'est un peu l'idée.

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Le Nutraloaf est une forme de nourriture que l'on sert aux prisonniers dont le comportement déplaît à l'administration pénitentiaire dans certaines prisons américaines, dans le but avoué de les punir. C'est un mélange de plusieurs aliments agglomérés et transformés en une sorte de brique sans goût qui satisfait à tous les besoins nutritionnels quotidiens d'un individu. Le nutraloaf a fait l'objet d'actions en justice dans plusieurs juridictions de la part de prisonniers qui affirment qu'il enfreint le Huitième Amendement, en tant que châtiment cruel et non conventionnel. Si le nutraloaf n'est plus servi aussi fréquemment qu'auparavant, il est toujours servi à des prisonniers dans de nombreux États, de New York à l'Arizona, et suscite toujours l'indignation des prisonniers, des militants des droits des détenus, et de l'administration pénitentiaire.

En dépit de son aspect anodin, le nutraloaf est devenu un symbole de certains débats majeurs au cœur du système judiciaire américain. Les criminels avérés doivent bien entendu s'attendre à devoir renoncer à certains droits lors de leur incarcération ; mais faut-il pour autant transformer quelque chose d'aussi vital pour le corps humain que la nourriture en punition ? Et même si ce n'est pas illégal, est-ce juste d'un point de vue éthique ?

« Cela pose évidemment la question de ce qu'est la fonction réelle de la prison : est-elle censée punir, ou réhabiliter ?, m'explique Heather Ann Thompson, historienne spécialisée dans le système pénitentiaire, par téléphone. Nous voulons que ces gens se réinsèrent dans la société en bonne santé. Le nutraloaf est donc une forme de punition particulièrement absurde, c'est le moins que l'on puisse dire. »

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Des détenus reçoivent leur repas à travers un trou dans le mur à Jackson, en Géorgie en 2001. Photo : David Goldman/AP Photo

Thompson explique que la nourriture servie en prison fait débat depuis longtemps aux Etats-Unis. Historiquement, elle a souvent été trop pauvre en apports nutritionnels, en plus d'être très fade et de mauvaise qualité, dit-elle. Les premiers conflits entre les détenus et les institutions concernaient la quantité de nourriture servie, plus que sa qualité. Ce n'est que dans les années 1960 que le débat s'est porté sur les aliments eux-mêmes.

« C'était lié aux coupons alimentaires, quand nous avons dû quantifier la nourriture dont avait besoin une famille de quatre personnes pour survivre, poursuit Thompson. Il fallait notamment savoir quelle quantité de calories était nécessaire, par exemple. Il y avait donc une certaine pression sur le système pénitentiaire pour qu'il s'adapte aux standards qui avaient été édictés. »

Le pain sec et l'eau, qui avaient longtemps été servis aux prisonniers pour les punir, ne suffisaient plus. Peu après, on vit apparaître d'autres formes de nourriture trop pauvres en calories, comme par exemple une sorte de concoction assez proche du nutraloaf et baptisée « grue » qui fut un temps distribuée aux détenus dans l'Arkansas. La grue était fabriquée en mélangeant allègrement « de la viande, des patates, de la margarine, du sirop, des légumes, des œufs, et des épices jusqu'à obtenir une pâte cuite à la poêle », selon un compte-rendu d'audience de la Cour Suprême qui rendit la substance (qui fournissait 1000 calories par jour aux détenus) illégale en 1978.

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"Souvent, des émeutes éclatent à cause d'un mauvais repas."

Mais les établissements pénitentiaires n'étaient pas prêts à renoncer à cette méthode de punition, et le nutraloaf fut rapidement inventé pour remplacer le pain et l'eau, à une différence majeure près : le nutraloaf contient tous les apports nutritionnels nécessaires au quotidien en termes de calories, de vitamines et de minéraux, le tout compacté en une sorte de purée répugnante. La recette varie selon l'institution, mais elle comporte généralement des pommes de terre, du pain, des haricots, des légumes divers, du concentré de tomate, et des fruits. Les détenus qui ont été forcés à en manger (et les journalistes qui se sont portés volontaires) ont décrit son goût comme « très fade, comme du carton », et « comme si quelqu'un avait volontairement effacé toute forme de saveur. »

En général, un détenu est soumis au régime du nutraloaf s'il a enfreint certaines règles. C'est par exemple souvent le cas s'il a attaqué un garde ou un autre détenu avec un ustensile de cuisine – le nutraloaf est servi sans couverts et se mange avec les mains. On le sert également aux prisonniers qui ont projeté leur urine ou leurs excréments sur des gardes. Mais comme les règles varient beaucoup entre les États et les comtés, il arrive parfois que des détenus soient mis au nutraloaf simplement pour avoir décroché un drapeau américain du mur de leur cellule.

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En 2013, le pénitencier d'Eastern State a organisé un événement pour que le public puisse goûter les plats servis en prison tels que le nutraloaf (à gauche) et des repas du 19ème siècle (du boeuf salé et de la "purée indienne," à droite). Photo : Matt Rourke/AP Photo

Ce dernier exemple est l'œuvre du sheriff Joe Arpaio, le sheriff de Maricopa County, en Arizona. Arpaio est connu pour être un fervent défenseur du nutraloaf, parmi ses nombreux faits d'armes. Par le passé, il a notamment fait parler de lui en contestant la nationalité américaine de Barack Obama, en soumettant tous les détenus de sa juridiction à un régime végétarien strict (plus sain et moins coûteux, selon lui), et en incitant ses officiers à faire de la discrimination raciale.

Son recours au nutraloaf lui a valu un procès de la part des détenus, mais le sheriff l'a emporté. Selon lui, tant que les plats servis aux prisonniers sont nourrissants et sans danger, leur goût n'a aucune importance.

« Quand ils s'en prennent aux gardes ou qu'ils font des bêtises, nous les mettons à l'isolement et nous les privons de leurs repas habituels. Et nous n'allons certainement pas leur donner des couteaux et des fourchettes s'ils ont déjà attaqué un garde, m'explique Arpaio par téléphone. S'ils tiennent à leur nourriture, ils ne recommenceront pas. »

Maricopa possède l'un des systèmes pénitentiaires les plus peuplés du pays, avec près de 8300 détenus. Arpaio se plaît aussi à répéter à qui veut l'entendre que le comté sert aussi les repas les moins chers : les détenus sont nourris deux fois par jour, pour un coût compris entre 15 et 40 cents par repas, selon son site web.

« Ils ont droit à un brunch – avant c'était un sandwich à la mortadelle, désormais c'est du beurre de cacahuète et de la jelly – puis à un repas végétarien chaud le soir, dit Arpaio. Ils mangent gratuitement. De quel droit se plaignent-ils de la qualité de la nourriture alors qu'ils ne la payent même pas ? »

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Notre idée du rôle de la prison a évolué au fil des années. De plus en plus, les sondages montrent que les Américains pensent que le système pénitentiaire devrait servir à réintégrer les détenus, et pas simplement à les punir. Personne ne souhaite que les prisons deviennent des hôtels 5 étoiles, mais plus personne ne veut non plus des pénitenciers brutaux et cruels du 19ème siècle. Tout indique que le système a encore des progrès à faire, et l'opinion publique souhaite de plus en plus que les prisons soient des endroits où les personnes condamnées peuvent se remettre sur le droit chemin, mûrir, apprendre des choses, puis retrouver leur place dans la société.

C'est l'objectif avoué de ceux qui militent pour améliorer le système pénitentiaire, qui font aussi face à des contraintes budgétaires et doivent veiller en même temps à ce que la prison ne devienne pas « trop douce ». Laurie Marino est diététicienne, et elle est responsable de la nourriture pour le Département de l'administration pénitentiaire de Californie. Si les prisons gérées par l'État n'ont pas recours au nutraloaf, certaines prisons locales le font, y compris à Los Angeles, même si c'est de moins en moins fréquent, m'explique-t-elle par téléphone.

Maurino conçoit tous les menus pour le système pénitentiaire de l'État (toutes les prisons proposent le même menu), et selon elle il s'agit avant tout de trouver le bon équilibre entre la santé des détenus et les contraintes budgétaires ; l'administration pénitentiaire dépense environ 3,25$ en repas par jour et par détenu. Actuellement, son objectif est de créer des menus moins riches en sel, et donc meilleurs pour le cœur, tout en faisant en sorte que les détenus aient quand même envie de les manger.

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« On ne leur sert pas d'entrecôtes, de homard ou je ne sais quoi, dit-elle. Mais la nourriture est la seule chose que les détenus attendent dans la journée. Des détenus rassasiés sont des détenus heureux, qui auront moins tendance à vouloir provoquer des bagarres. Souvent, des émeutes éclatent à cause d'un mauvais repas. »

L'un des menus des prisons de l'État de Californie. C

Mais si vous pensez que les détenus de Californie ont droit à des repas gastronomiques, il suffit de voir ce qu'ils se préparent eux-mêmes pour comprendre à quel point la réalité est différente. Laurie Maurino me raconte que le produit le plus vendu à la cantine est un sachet de ramen, des nouilles japonaises. Une préparation baptisée « chi chi », composée d'eau chaude, de ramen et de Cheetos, fait partie des plats préférés des prisonniers. Si les plats servis en prison étaient bons, pourquoi les détenus feraient-ils tremper des Cheetos dans de l'eau pour se réconforter ?

Laurie m'affirme que sa collègue en charge des prisons du comté de Los Angeles lui a dit que le nutraloaf était de moins en moins utilisé. J'ai écrit aux administrations pénitentiaires de plusieurs États à ce sujet, mais seul celle de l'État de New York m'a répondu. À New York, le nutraloaf est en chute libre : en 2010, il avait été servi 991 fois à des détenus. L'année dernière, il n'a été servi que 385 fois.

Dans le Vermont, où il avait été servi pendant une courte période, le nutraloaf a rapidement disparu après que des groupes de défense des détenus aient réussi à démontrer qu'il était utilisé pour punir les prisonniers et qu'il devait donc faire l'objet d'une procédure d'évaluation avant d'être introduit.

« J'ai été vraiment choqué à l'idée qu'une société civilisée puisse faire ça à des gens, quelque soit leur passé, m'a affirmé Seth Lipschutz, l'avocat qui a plaidé dans cette affaire. Depuis que nous avons gagné, ce truc a disparu dans le Vermont. Techniquement, il existe toujours, mais il faut passer par une procédure complexe avant de le servir aux détenus. Ils préfèrent donc s'en passer. »

Qu'il enfreigne ou non le Huitième Amendement, beaucoup d'administrations pénitentiaires tentent de trouver des moyens moins controversés de répondre aux mauvais comportements des détenus, et de renoncer à une pratique qui rappelle le Moyen-Âge. Le nutraloaf a été à la mode à une époque, mais l'idée qu'il existe des manières plus humaines de traiter les détenus a fini par faire son chemin. C'est ce qui transparaît de mes échanges avec toutes les personnes que j'ai contactées.

Toutes, sauf le sheriff Arapaio. Lui n'a aucune intention de renoncer au nutraloaf dans un avenir proche.

« Les prisons de New York ? Ça ne m'étonne pas qu'elles baissent leur froc, dit-il. Je suis même surpris qu'elles l'aient utilisé à un moment. On ne sert pas des steaks aux détenus, à New York ? »