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L'idle gaming est l'un des plus grands mystères de l'activité humaine

J'ai passé des heures à cliquer comme un débile sur Cookie Clicker et Tap My Katamari, et je n'y ai trouvé que l'angoisse existentielle et une grosse envie de gifler mon fils.

« Tu vas pouvoir faire un procès à Vice pour avoir poussé un de ses journalistes à la folie ». Voilà ce que m'a dit mon fils, qui essayait vainement d'attirer mon attention depuis une heure. Une heure à taper frénétiquement sur mon téléphone en jouant à Tap my Katamari, un énième clicker, consacré lui à l'un de mes jeux préférés, dont j'essayais à nouveau de percer le sens. « Il n'y a pas de sens, arrête de réfléchir, contente-toi de jouer ». Mais pourquoi ? « Pour gagner plus d'argent ». Mais pourquoi ? « Pour avoir un plus gros Katamari ». Mais pourquoi ? Impasse.

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J'ai découvert les clickers – autrement baptisés « idle games » - quand, après deux heures de click click sonores et punitifs, j'ai fini par me demander ce que foutait mon fils dans la pièce à côté. « Je joue à Cookie Clicker », m'a-t-il répondu, hagard. J'ai regardé Cookie Clicker et mon cerveau d'homme relativement éveillé, ludologue à ses heures, s'est trouvé emprisonné dans un questionnement menant effectivement invariablement à la folie et, à force d'étude, à un hygroma du coude de la taille d'une boule de pétanque. Cookie Clicker… Je voyais défiler des milliards de cookies sur l'écran devant lequel mon fils cliquait sur sa souris, frénétiquement, mécaniquement, sans réfléchir, chopant de temps à autres un bonus qui lui ferait gagner encore plus de cookies. Des cookies par dizaines, des cookies par centaines, des cookies par milliers, par millions, par milliards. Une infinité de cookies tout juste bons à plonger n'importe quel spectateur dans des questionnements relatifs à l'étendue exponentielle de l'univers.

Un Brésilien semble s'interroger sur ce qu'il est en train de foutre. Réponse : il joue à Cookie Clicker.

Pour définir l'impact qu'a pu avoir Cookie Clicker et tous les jeux qui l'ont suivi, il faut se familiariser avec le principe du Nyan Cat, ses centaines de millions de spectateurs et sa version de 10 heures. Cookie Clicker, est, d'une certaine manière, la traduction vidéoludique de ce même principe de la multiplication par le vide. La preuve tangible que 0x0 peut être égal à 1 milliard. Une équation sur laquelle les mecs du CERN feraient mieux de se pencher plutôt que de tenter de créer un trou noir qui absorberait Genève et sa banlieue. Créé par le programmeur Julien Thiennot en 2013, Cookie Clicker propose au joueur de cliquer sur sa souris afin de multiplier à l'infini un cookie. Une fois arrivé à un certain nombre de cookies, il peut enfin s'offrir différentes machines qui lui permettent de multiplier encore la génération de cookies, qui s'amassent de manière autonome jusqu'à lui permettre d'offrir de nouveaux multiplicateurs à celui qui pourrait avoir envie de continuer de cliquer malgré tout. Devez-vous vous attendre à affronter des boss en allumant Cookie Clicker ? Non. Un scénario ? Non plus. Une fin ? Jamais. Eventuellement des grands-mères et un « Grandmapocalypse » orgasmique, amené, certes, par une forme assez nouvelle d'évolution narrative – absente de la majorité de ses centaines de descendants. Comme devant le Nyan Cat de 10 heures, vous choisirez ou non de définir vous-même la fin de votre expérience. A une différence près : si vous ne le décidez pas par vous-même, Cookie Cliker pourra vous emmener aux confins de la folie pour la simple raison que, contrairement à la vie, contrairement à l'intégralité des expériences humaines, à la définition-même de l'existence… un idle gamen'a jamais de fin. Ni fin, ni but réel, autre que de générer, ad nauseam, des unités de quelque chose.

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Le Grandmapocalypse en trois parties - un suspense insoutenable. NSFW.

En creusant un peu ce qui m'interrogeait très profondément, mon fils m'assurant que le jeu était un succès flagrant, j'ai réalisé qu'effectivement, Cookie Clicker avait fait parler de lui en 2013, mais qu'il avait lancé une tendance du fait de son succès. Baptisé idle gaming, ou incremental gaming, nombreux étaient ceux qui avaient décidé de capitaliser sur cette énigme virale. Julien Thiennot lui-même ne s'était pas contenté d'un jeu, ni même d'une seule itération de Cookie Clicker. Mais là où celui qui se fait aussi appeler Orteil sur 4Chan, première plateforme à avoir accueilli son jeu, avait tenté d'approfondir son expérience pataphysique, ceux qui s'étaient contentés par la suite d'emprunter son principe ne s'embarrassaient pas de tant de réflexion autour de leur progéniture numérique.

Il suffit de consulter une liste succincte pour constater que le principe a charmé plus d'un programmeur, mais qu'en plus, la communauté est encore bel et bien active. Et il suffit de cliquer sur n'importe lequel des jeux proposés sur ces listes pour comprendre rapidement que si la progression narrative peut en toucher certains, il ne s'agit visiblement nullement de l'intérêt principal qu'elle représente aux yeux des joueurs qui se lancent dans cette course folle et sidérante. Les expériences les plus flagrantes se contentent tout juste de proposer à l'utilisateur de cliquer aveuglément sans même un rebondissement pour venir ponctuer la monotonie dans laquelle il est entraîné de son plein gré au début, jusqu'à ce que la pulsion obsessionnelle vienne prendre le dessus.

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Evidemment, le phénomène a permis à certains journalistes de s'interroger sur le sens de tout ça bien avant moi, mais aucun n'a réussi à mettre un doigt définitif sur un début de réponse. Le sens de la gratification instantanée et sans effort semble pourtant se dégager de la motivation qui anime la plupart des joueurs, mais peut-on se contenter d'un tel constat ? Ou du moins, sans la tristesse nécessaire pour essayer de relever la barre et tenter d'expliquer comment on a pu pousser une activité, quelle qu'elle soit, dans ses plus misérables retranchements ?

L'idle gaming prédit par Jacques Rouxel à la fin des années 1960.

En repensant à mon expérience sur Tap My Katamari, qui m'avait plongé malgré moi dans une zone propre à tous les jeux un peu répétitifs et mécaniques de type Guitar Hero ou n'importe quel manic shooter - qui exigent de dépasser le simple stade du skill - je me suis dit que trouver un sens à un clicker revenait, a priori, à percer les mystères de la création de l'univers. Est-ce que c'est pour ça que ça marche ? Est-ce que c'est pour ça que des joueurs passent des heures à cliquer inlassablement, sans le moindre sens, ou pour un sens échappant totalement à la raison (à l'instar des héros de Lost), condamnés à cliquer sur un clavier pour échapper à une menace qui les dépasse, au point qu'ils ont eux-mêmes peur d'en définir la teneur ?

En en parlant à différents acteurs de l'industrie, la question n'avait pas l'air de les travailler plus que ça. Ceux qui avaient vaguement entendu parler de l'idle gaming ne s'étaient pas vraiment penchés sur la question et l'avaient balayée d'un revers de la main, considérant qu'il s'agissait d'une tendance passagère au mieux et « complètement con » pour les plus péjoratifs. A mon sens, il s'agit surtout de lâcheté, parce que dans son minimalisme, le clicker défie toutes les années de sueur qu'un développeur passe le plus souvent pour arriver à un résultat loin d'être à la hauteur de l'addiction provoqué par un pixel pets. Si la plupart des joueurs de No Man's Sky ont lâché l'affaire au bout de 5 heures de jeu, d'autres en ont passé bien plus à spawner des milliards de cookies. Sans jamais s'emmerder. Enfin… ça reste à voir, mais les faits sont là : ils continuaient de clicker.

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J'ai refusé de contacter Julien Thiennot pour les besoins de cet article. J'y ai pensé, mais pris dans la fièvre qu'avait provoquée ma session de Tap My Katamari – qui est particulièrement nul à chier en termes de gratification, à l'instar de la grande majorité des idle games – j'ai deviné qu'il n'aurait pas de réponse à me donner. Aussi peu que Dieu face à celui qui lui demanderait de définir le sens de la vie. J'en appellerais plutôt à tous les philosophes de ce monde. Adèle Van Reeth ! Joue à Cookie Clicker et consacre lui, je t'en prie, une semaine de tes Nouveaux Chemins de la Connaissance ! Qu'on m'explique pourquoi on continue de cliquer. Seul, je n'ai pas réussi à élucider ce mystère. Quelles ténèbres sont tapies dans les tréfonds du cœur des hommes pour qu'ils se plongent de manière aussi insensée dans une telle entreprise ? Pire encore, quel cerveau dérangé a pu imaginer un tel principe de jeu ? Satire existentielle absolue ? Symbole ludique d'un capitalisme en bout de course ? Quel est ton secret, clicker ? Qu'est-ce qui te pousse ainsi à aliéner des centaines de milliers de joueurs ? Que leur apportes-tu ? Le secret du bonheur ? Les réponses à toutes les questions que l'humanité tente d'enfouir à défaut de réponses justes depuis des millénaires ? Autant regarder les aiguilles d'une montre tourner inlassablement en tapant les secondes du doigt. Ça avance, ouais, mais qu'est-ce qu'on y gagne à part se rapprocher inexorablement de la mort ?

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Quand le clicker mène l'humanité à sa perte inéluctable.

Une amie se plaignait récemment de la manière dont Candy Crush avait transformé sa mère retraitée en zombie. Jusque-là, je pensais que le jeu de King était la pire dope ludique à filer à quelqu'un. Jusqu'à ce que je découvre Cookie Clicker. Que ferait un retraité n'ayant plus rien à attendre de la vie ni des autres de Cookie Clicker ?

La dernière fois que j'ai chopé mon fils en train de clicker sur sa souris comme un débile, je n'avais pas encore trouvé de réponse. J'étais encore en train de me demander si le Fidget Cube pourrait suffire à couper toute envie de cliquer en regardant des cookies défiler. Je me suis demandé si finalement, le clic systématique, mécanique, n'était pas plus gratifiant aux yeux des utilisateurs que la récompense virtuelle. J'ai débarqué dans sa chambre hors de moi. Il écoutait DMX en cliquant, même pas frénétiquement, sur ses milliards de cookies. Je l'ai menacé de péter tous ses Lego si je le reprenais en train de jouer à un clicker. Mes mots ont dépassé mes pensées quand je lui ai dit que je pèterais même son ordinateur, voire, sa tête, si je le revoyais en train de cliquer sur des putain de cookies. La raison me l'interdirait, mais un truc me semble très évident aujourd'hui : si je continue de me torturer en essayant de trouver un sens à tout ça, il se pourrait bien que je finisse par me passer la corde au cou ou que je me fasse un binge drinking de cigüe.

Je n'ai plus jamais ouvert Tap My Katamari, que je me suis même empressé de désinstaller de peur d'être, éventuellement, retenté de l'ouvrir. « Quand tu plonges ton regard dans l'abîme, l'abîme regarde aussi en toi », récitent bêtement et à tue-tête les nietzschéens autodidactes. Dans le cas de Tap My Katamari, il y avait clairement la peur d'un démon, d'un abîme, qui permet tout de même à l'idle gaming de se situer dans une autre dimension que le simple échiquier vidéoludique. Dans son ascèse et sa mécanique vidée de tout sens, la seule et insondable question qu'il pose finalement, c'est « pourquoi tu joues ? ». La réponse est bien évidemment dans l'abîme. Elle, et ses gogolplex de cookies.