De l'enfer de bosser pour Johnny Cash
Johnny Cash et Saul Holiff, Toronto, 1970. Photographie de Jorgan Halling/Saul Holiff Collection

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Culture

De l'enfer de bosser pour Johnny Cash

L'histoire de Saul Holiff, un manager qui a dû gérer le chanteur lorsque ses problèmes d'addiction et de fric battaient leur plein.

Le texte suivant est extrait de The Man Who Carried Cash, un livre qui sortira à la fin du mois de mai et qui retrace la relation tumultueuse entre Johnny Cash et son manager Saul Holiff. Julie Chadwick – qui écrit occasionnellement pour VICE – s'est basée sur des documents retrouvés chez Saul Holiff après son suicide, en 2005, pour le rédiger. Dans cet extrait, on retrouve Johnny Cash et Saul Holiff au début de l'année 1967. Johnny est au plus mal : il se bat contre ses différentes addictions et a gagné le surnom de Johnny « sans concert » Cash auprès des organisateurs de tournées. Peu de temps auparavant, un concert à Miami s'est terminé avant même de commencer lorsqu'un Johnny Cash ivre mort est arrivé en titubant sur la scène avant de trébucher et d'appeler Saul à l'aide devant tout le public.

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Trois semaines après le désastre de Miami, le Johnny Cash Show était programmé par Harry « Hap » Peebles, l'agent le plus célèbre du Midwest, pour deux semaines supplémentaires. Harry était très respecté parmi les fondateurs de la Country Music Association. Il programmait plus de 600 concerts par an et avait placé la barre très haut dans le milieu de la publicité et de la promotion. C'est un homme qu'il ne fallait pas contrarier. S'ils entretenaient une relation généralement cordiale, Johnny Cash et Harry Peebles s'étaient pris le bec en 1961 en raison de l'amour envahissant et non réciproque que ce dernier portait à Rose Maddox. Un jour, dans le Dakota du Nord, Johnny avait plaqué Harry contre un mur et lui avait dit : « Si tu t'approches encore une fois de Rose, je te tue. » En 1967, l'incident semblait oublié, mais les musiciens de Johnny Cash se rendirent vite compte qu'ils allaient devoir faire face à d'autres problèmes dès le début de la tournée – notamment l'absence de Johnny.

« Johnny n'est pas venu aux quatre premiers concerts, raconte Johnny Western. Hap Peebles a dit à Saul que Johnny avait glissé sur une plaque de verglas à Nashville, devant les studios d'enregistrement de Columbia Records, qu'il était tombé et s'était cassé quatre côtes ; les docteurs lui auraient alors interdit de voyager en avion tant que ses côtes n'étaient pas remises. C'était l'histoire officielle. »

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La vérité était cependant un peu plus compliquée que ça. Alors que son divorce avec Vivian était imminent, Johnny souhaitait plus que tout s'engager avec June Carter, mais cette dernière lui avait clairement dit qu'elle refusait de se marier avec lui tant qu'il n'était pas clean. À cette époque, c'était une requête quasi-impossible : Johnny Cash était plus accro que jamais. Avant la tournée de deux semaines, June et Johnny se sont sérieusement disputés à ce sujet ; d'après certains témoins, June aurait alors avalé certains de ses tranquillisants. Furieuse, elle aurait ensuite rejoint la tournée sans lui et, après plusieurs discussions, Saul et (probablement) Marshall ont décidé que les musiciens assureraient le reste de la tournée, comme prévu – mais sans Johnny. Le but était d'éviter un procès en ne laissant pas tomber Hap Peebles.

« On a fait les concerts de Fort Smith, Tulsa et Oklahoma City sans Johnny Cash ; après ça, on a entendu la rumeur selon laquelle Johnny était furieux qu'on termine la tournée en son nom ; il se serait disputé à ce propos avec Hap », précise Johnny Western. Johnny Cash était en effet furieux, et il s'est déchaîné dans une lettre adressée à June, qu'elle a ensuite fait passer à Saul.

June Carter, Johnny Cash et Saul Holiff, en coulisses, à Londres, Ontario, Canada, en 1964. The London Free Press Collection of Photo Negatives, University of Western Ontario Archives

Pour Johnny, il s'agissait d'une trahison terrible ; à l'entendre, June lui avait tourné le dos lorsqu'elle avait décidé de rejoindre les autres membres de la troupe pour faire les concerts sans lui. À ses yeux, cette trahison dépassait tout le mal qu'il avait pu lui faire auparavant. N'arrivait-elle donc pas à voir qu'il essayait de devenir un homme meilleur ? Il en avait parlé avec le père de June, Ezra Carter. Ezra était un homme que Johnny respectait profondément et avec qui il s'était rapidement lié d'amitié à travers leurs discussions sur la littérature et la religion. Johnny avait dit à Ezra qu'il allait devenir « l'homme dont tout le monde serait fier », et il le pensait. Mais à présent… Que signifiait cette trahison de la part de June ? Ne voyait-elle pas leur relation comme précieuse et importante ? Était-ce sa manière de rompre avec lui ? Si oui, « il va falloir que tu le fasses autrement », lui avait-il écrit. « Pendant très longtemps, tu étais mon futur et j'étais le tien », avait-il continué, ajoutant qu'il n'arrivait pas à comprendre pourquoi elle jetait ce futur commun aux oubliettes, ainsi que tout ce qu'ils avaient partagé, pour une tournée de deux semaines.

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Quant aux autres, dont Saul, les mots lui manquaient. Il avait besoin d'une explication personnelle de leur part. Mais s'ils souhaitaient continuer la tournée sans lui, alors il fallait qu'ils retirent son nom de l'affiche. Il a également demandé à June de ne pas chanter leur duo avec quelqu'un d'autre, si elle ne souhaitait pas le vexer encore plus.

Johnny Cash était également très en colère contre Hap Peebles : il pensait que ce dernier avait besoin qu'on lui rappelle qu'il n'était qu'un simple agent local, sans réel pouvoir. Se sentant « déshonoré, méprisé, insulté et incompris », il souhaitait que Hap soit mis sur liste noire.

Le duo auquel Johnny faisait référence dans la lettre était le segment le plus apprécié du show : June et lui badinaient et plaisantaient en chantant « It Ain't Me, Babe » et leur dernière chanson en date, « Jackson ». Inspirée de la pièce de théâtre Qui a peur de Virginia Woolf ?, « Jackson » met en scène un couple marié qui se répond. C'est une chanson intimiste, drôle, qui mettait parfaitement en avant leur alchimie naturelle. Véritable succès pour le couple, elle s'était classée en deuxième position du classement des meilleures ventes de country. Plus tard, les deux amants ont sorti un album entièrement composé de duos, intitulé Carryin' On with Johnny Cash and June Carter.

« On s'est tous retrouvé en coulisses et on s'est dit : "Johnny ne va pas tenir plus de deux ou trois jours. Il faut qu'on continue sans lui" », se souvient Johnny Western. « Saul nous a dit : "Je veux que tout le monde s'échauffe. Western, tu vas animer le spectacle : au lieu de tes 15 minutes habituelles, tu vas tenir pendant 20, 25 minutes." On s'est tous échauffé et on a tenu tout le spectacle. »

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Lors d'un concert, Bob Wootton était dans le public : ce grand fan de Johnny Cash se vantait de savoir jouer de la guitare comme Luther Perkins. À court d'argent, il avait économisé pour se payer un billet et pour pouvoir faire le trajet jusqu'à la salle de concert de Tulsa avec sa femme et leurs voisins. « J'avais dépensé tout mon argent pour voir Johnny Cash et il n'était pas là… Mais je suis resté, il y avait un type sur scène, un certain Johnny Western, et il a fait son propre truc ; il n'a pas fait de reprises de Johnny Cash, et ça, j'ai apprécié, mais j'étais très déçu malgré tout. », explique Bob.

Après que la troupe avait réussi à assurer quatre spectacles, Johnny Cash est soudainement revenu sur scène. « Ça commençait à devenir compliqué, je pense qu'ils ont dû le harceler au téléphone et lui dire : "Soit tu reviens soit on te traîne en justice et ça ne va pas être marrant" », avance Johnny Western.

Fin 1966, Saul avait passé un accord lucratif avec Moeller Talent, une agence de Nashville, pour qu'ils s'occupent du booking des concerts du Johnny Cash Show. Alors que la réputation de Cash se dégradait rapidement, Saul avait besoin de l'aide de W.E. Moeller, à la tête de l'agence, pour s'assurer des spectacles au cours de l'été 1967. Pendant ces quelques mois de battement, n'arrivant pas à trouver de concerts pour le printemps, Saul s'était résolu à payer des salles de sa poche. Il organisa une tournée de sept spectacles au Canada, en avril 1967. Cependant, Johnny ne participa qu'à la moitié des dates.

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Saul a évoqué cette période difficile avec l'auteur Michael Streissguth : « Nous étions à Edmonton, et il gobait des excitants sans discontinuer. Il avait une guitare très chère, une Martin. Il passait son temps dans une chambre sombre, il n'avait pas dormi depuis plusieurs jours et il avait déjà manqué un concert. À un moment donné, il a pris sa guitare et l'a éclatée contre le mur. J'avais dit quelque chose qui l'avait énervé. Et comme il n'était pas assez fou pour me frapper, il a pris sa guitare et l'a éclatée contre le mur. »

Saul Holiff et June Carter à l'arrière d'une limousine, après un concert, vers 1962. Saul Holiff Collection. Photographe inconnu.

C'était la fin d'une époque. Cette fois, c'est Saul qui décida d'annuler les concerts restants et de prendre la tangente, une technique qu'il a perfectionnée au fil du temps. « J'étais le meilleur quand il s'agissait de disparaître, explique-t-il. C'était toujours une question de dignité et parfois, quand je n'en pouvais plus, je partais. Je ne pense pas l'avoir abandonné. Il ne savait même pas où j'étais. »

L'agent de Johnny Cash n'était pas le seul à se lasser de son attitude. Ses fans commençaient à se douter que ses « côtes fêlées » ne l'étaient pas vraiment. Deux semaines après la disparition de Saul lors de la tournée canadienne, le Johnny Cash Show se trouvait dans l'Iowa, à Waterloo. Lorsque Cash s'est évanoui sur son lit d'hôtel, Marshall et June ont cherché toutes les pilules qu'il y avait dans sa chambre et les ont jetées aux toilettes. Ils ont décidé de le laisser dormir, en espérant qu'une bonne sieste de douze heures le remettrait en forme, et ont assuré le spectacle sans lui. Mais les fans étaient, à nouveau, très déçus.

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« Je fais partie des personnes qui ont demandé à être remboursées », explique Mme Ray Kunhtzi dans une lettre adressée au directeur de la salle de concert. « Je suis navrée pour le reste du casting. Ce sont tous des artistes doués, mais je pense être dans mon droit en demandant à être remboursée. Johnny Cash est peut-être un grand nom, mais s'il a si peu de respect pour les fans de country de cette ville, ou de toutes les autres villes où il n'a pas daigné se présenter, alors je pense qu'il devrait changer de métier. Je peux vous assurer que toutes les personnes ayant demandé à être remboursées n'ont pas cru une seconde à son histoire de "troubles nerveux" ».

Peu après, Moeller leur donna des nouvelles des spectacles qu'il tentait d'organiser, et ces nouvelles étaient loin d'être bonnes. Malgré tous ses efforts, il n'avait pu booker que quatre spectacles sur tout l'été. Selon lui, si tout le monde « compatissait avec l'état de M. Cash », les gens étaient au courant de la manière dont « l'état de M. Cash » affectait ses performances. Moeller écrivait : « J'ai fait ce que j'ai pu pour organiser les concerts de Johnny lors des grandes foires, mais il y avait toujours un doute qui persistait dans l'esprit de l'acheteur. »

Alors qu'il continuait à ne pas venir à ses concerts, Johnny Cash a quand même trouvé le temps de se plaindre auprès de Saul, qui en a profité pour lui dire ses quatre vérités : « Moeller n'a réservé que des foires, comme prévu, et après t'avoir proposé à tous les organisateurs dans le milieu, tu n'as que quatre dates au final. Ton comportement est complètement répréhensible, tu méprises les gens qui t'entourent. »

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Sur les quatre concerts que Moeller avait réussi à trouver pendant l'été, Johnny Cash en a manqué trois.

« On a fait ce qu'on a pu pour convaincre les organisateurs qu'il serait là, et il ne s'est pas présenté à trois dates sur quatre ; ça a été non seulement gênant, mais en plus il était évident qu'on ne signerait plus jamais de contrats avec ces gens-là », expliquait Moeller. À la foire du Missouri, 14 000 personnes avaient attendu Johnny Cash toute l'après-midi sous un soleil de plomb avant qu'il n'annule son spectacle.

C'est à cette époque que le gouvernement fédéral décida d'attaquer le chanteur en justice, lui réclamant 125 000 dollars pour un feu de forêt qu'il aurait déclenché ; pendant ce temps, les ennuis judiciaires avec Stew Carnall n'étaient toujours pas résolus. Saul, en plus de s'occuper de toutes ces histoires, était également en pleine négociation avec Mervyn Conn pour une tournée au Royaume-Uni. Il était complètement submergé : « Je suis le seul manager dans ce business à m'occuper à la fois des spectacles, des tickets, des concerts que tu rates, des lettres et des appels d'excuse, des rendez-vous, tout ça pour un salaire dérisoire. C'est quand même pas banal », avait-il fulminé devant Johnny. Désormais, il se retrouvait à devoir rembourser Moeller, tout en sachant pertinemment qu'il ne serait lui-même pas payé pour ces trois concerts. Il n'a également jamais été récompensé pour le temps passé à organiser le divorce imminent de Cash. Le coup final porté à leur amitié est arrivé lorsque Johnny Cash, mis à mal par des soucis financiers, a demandé à Saul de réduire son salaire de 5 %, avant de l'accuser de voler une partie de l'argent gagné sur des ventes d'albums.

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« Lorsque tu as suggéré, dimanche soir, que je m'étais octroyé une part supplémentaire des gains, tu m'as humilié, tu m'as dénigré et tu m'as discrédité, sans raison, devant tous les membres du spectacle, sans parler de l'agent Phil Simon et, bien entendu, de ses associés. Tu m'as fait passer pour un conspirateur prêt à tout pour 400 ou 500 $ », a écrit Saul. À ce moment-là, Cash assistait à autant de concerts qu'il n'en manquait, d'après Marshall Grant, et l'argent qu'il gagnait disparaissait rapidement. « Tu as manqué pour 40 000 $ de concerts en un an, sans compter les frais additionnels de remboursements. Tu t'es acheté une maison à 150 000 $, des terrains, une nouvelle Cadillac, une nouvelle clôture, un nouveau bus, des meubles et diverses décorations intérieures. »

Bien que Saul ait longtemps fulminé, il accepta de baisser son salaire à deux conditions : que Cash réduise le sien et qu'il soit présent à tous les concerts.

C'était un défi de taille pour Johnny Cash. Après avoir emprunté 125 000 $ à Colombia Records, il avait dû composer avec le divorce, qui allait lui coûter cher. Vivian s'était vu attribuer la moitié des bénéfices que Cash avait gagnés lorsqu'ils étaient mariés, ainsi que la moitié de leurs biens, leur maison à Casitas Springs, 1 000 $ par mois de pension compensatoire et 1 600 $ de pension alimentaire. Cash devait également régler les frais d'avocats, qui s'élevaient à 6 500 $. « N'oubliez pas : vous n'avez gardé que très peu d'argent pour les impôts de 1967, il vous manque encore beaucoup pour pouvoir les régler », lui avait écrit son avocat, Bruce Thompson. « Je pense qu'il serait sage de votre part de vous pencher immédiatement sur ces problèmes financiers. »

Johnny Cash, en coulisses. Londres, Ontario, Canada, 1958. Avec l'aimable autorisation de Marilynne Caswell.

Alors que le chaos emplissait sa vie, Cash était au plus bas. Les discussions avec Vivian concernant ses finances étaient houleuses, notamment lorsqu'il évoqua l'achat potentiel d'un nouveau bus de tournée coûtant 9 600 $. Il lui expliqua qu'il avait besoin du bus non seulement pour transporter toute l'équipe, mais également leurs bagages et leurs instruments.

Johnny Cash, à cette époque, ne se nourrissait presque plus. « Je ne voulais pas mourir, mais j'avais laissé tomber. J'avais accepté l'idée que j'étais en train de me tuer, et j'essayais de m'en amuser », a-t-il reconnu. L'amour que lui portait June Carter était probablement le seul point positif dans sa vie, mais, en raison de la drogue, elle commençait à s'éloigner elle aussi.

Garder Johnny Cash en vie était une lutte quotidienne pour June et Marshall, qui passaient leur temps à vider les réserves de drogue de Cash, à chasser les dealers, à nettoyer derrière lui et à le garder bien nourri et bien reposé tout en l'encourageant à devenir clean. Mais June en a eu assez. Alors que le divorce de Johnny et Vivian était sur le point d'être prononcé, elle a annoncé à Cash que, une fois leur tournée à travers le Michigan et l'Indiana terminée, elle le quitterait.

Cette nouvelle l'a mené au bord de la folie. Une nuit, après un spectacle à South Bend, dans l'Indiana, il s'est tourné en désespoir de cause vers Saul, celui qui était toujours capable de trouver une solution à n'importe quel problème.

The Man Who Carried Cash est publié aux éditions Dundurn et sortira le 27 mai au Canada et le 20 juin aux États-Unis.

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