Mon père, cet espion au temps de la guerre froide
Photo d'Anne et Paul Leo Dillon à Kempten, Allemagne, novembre 1951. Photo fournie par Eva Dillon

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Mon père, cet espion au temps de la guerre froide

Mon paternel, aidé d'un général soviétique ami, a tout fait pour que l'holocauste nucléaire ne survienne jamais.

En août 1961, avant que Dmitri Fedorovich Polyakov ne devienne l'un des espions de la CIA les plus importants de toute la guerre froide, le général était un simple diplomate soviétique en pleine discussion avec un général américain dans une petite salle située dans le bâtiment des Nations Unis. Lors de cette entrevue, Polyakov demanda aux Américains ce qu'il adviendrait si l'URSS envahissait Berlin-Ouest – sans savoir qu'à cet instant, l'agent du FBI Ed Moody était confortablement installé dans le sous-sol du bâtiment, en train d'enregistrer la conversation. « Ce serait la guerre totale », lui répondit Edward O'Neill. Quatre jours plus tard, le 13 août, les soldats de Berlin-Est installèrent du fil barbelé le long de leur frontière avec Berlin-Ouest – qui devint sans attendre le célèbre Mur de Berlin.

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« Dans les années qui suivirent, Moody se demanda souvent si la discussion entre Polyakov et O'Neill avait joué un rôle dans la décision de Nikita Khrouchtchev de construire un mur au milieu de Berlin plutôt que d'envahir la partie ouest de la ville », explique Eva Dillon dans ses mémoires, Spies in the Family: An American Spymaster, His Russian Crown Jewel, and the Friendship That Helped End the Cold War. L'auteure y rapporte de nombreux échanges secrets ayant modifié le cours de la guerre froide, en insistant sur les relations entre les acteurs politiques et militaires, les aspirations de chacun et, bien sûr, l'aspect émotionnel.

Pour accomplir un tel travail et obtenir autant de détails sur les protagonistes de cette guerre, elle avait un informateur : son père, Paul Leo Dillon. Il était l'un des agents de la CIA identifiés dans le livre canonique de Philip Agee, Journal d'un agent secret. À l'époque, Eva Dillon était loin de savoir que son père avait pour mission de gérer Polyakov, le double agent le plus célèbre et le plus précieux des États-Unis – « le joyau de la couronne », selon l'ancien directeur de la CIA James Woosley. Elle a fini par en apprendre plus sur la vie de son paternel en réunissant quantité de souvenirs personnels des différents acteurs via des recherches méticuleuses et des interviews avec pas moins de 18 anciens collègues de son père à la CIA ainsi qu'avec Alexander, le fils de Polyakov, qui lui a expliqué comment l'amitié entre le père d'Eva Dillon et le général soviétique est née autour d'une vision commune du futur.

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Eva Dillon a tenu à évoquer les réelles motivations des protagonistes du conflit – soit une vision plus intimiste, afin d'humaniser les deux camps, bien loin des déclarations bellicistes des différents gouvernements de l'époque. « J'ai lu énormément de livres écrits par des gens bien informés, des journalistes et des historiens qui étaient tous formidables, mais je sentais qu'il manquait souvent un aspect humain », m'a précisé l'ancienne journaliste du Reader's Digest.

Eva Dillon a passé son enfance à déménager en fonction des affectations de son père. Tout au long du livre, elle détaille ces changements avec une certaine candeur, évoque sept enfants jouant dans un appartement étroit de Rome, avant de sauter dans la fontaine de Trevi. Après cela, l'auteure révèle ce qui se passait en coulisses : son père supervisait des agents de la CIA opérant en Italie, un pays capitaliste au Parti communiste anciennement très puissant. C'était jusqu'à ce que sa famille doive brutalement rentrer aux États-Unis, sans raison apparente. Grâce à des entretiens avec les anciens collègues de Paul Leo Dillon, elle apprit plus tard que ce départ précipité était lié à la mise à mal de la couverture de son père.

Eva Dillon a pu comprendre pourquoi Polyakov – dont les fichiers sont toujours classifiés – a fait le choix de travailler secrètement avec les services secrets américains : il ne voulait pas trahir ses compatriotes mais plutôt être loyal envers les Soviétiques qui souffraient. « Polyakov était un héros de la Seconde guerre mondiale, et il était dégoûté de cohabiter avec des dirigeants politiques aussi corrompus alors que la population endurait les conséquences de la guerre », m'a expliqué Eva Dillon. « Il voulait aider les Américains à comprendre les Russes, leurs intentions, leur peur d'une guerre nucléaire. Il a aidé les Américains à comprendre que les Russes n'étaient pas des psychopathes, des va-t-en-guerre. »

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L'auteure évoque longuement la paranoïa qui guida chaque camp, ainsi que les nombreux drames qui ont émaillé cette époque. Dans son chapitre sur l'opération REDSOX – dont le but était de recruter des Soviétiques réfugiés pour les parachuter ensuite dans leur pays natal comme informateurs – elle raconte l'angoisse de son père après qu'il a appris que l'une des équipes qu'il avait recrutées et formées avait été tuée à la frontière.

Eva Dillon évoque longuement la « Grande purge » qui frappa durement les services secrets américains, mettant à mal l'organisation de l'appareil de surveillance – tout ça à cause de la paranoïa généralisée de quelques responsables. D'aucuns établiront des parallèles avec la paranoïa dont font preuve certains de nos contemporains à l'égard de la Russie, accusée de tout et de rien.

« Les guerres froides sont très souvent montées de toutes pièces après le surgissement d'évènements inexpliqués, où tout le monde suspecte tout le monde », rappelle Eva Dillon, avant d'ajouter : « Comme le piratage du Comité national démocrate. » Elle compare les tensions des élections de 2016 à celles de l'été 1985, lorsque des dizaines d'agents soviétiques, dont Polyakov, disparurent soudainement, entraînant une vague de réactions hystériques dans les rangs des services secrets américains.

Eva Dillon établit également un parallèle entre les deux époques : à chaque fois, la compétition entre les différents services de renseignements américains a fragilisé le pays. Lorsque Polyakov a accepté de travailler pour la CIA, une équipe du FBI quelque peu jalouse a tenté de récupérer le général à son compte.

« Je pense que l'histoire est un éternel recommencement et que nous sommes plus proches de ce qui se passait au début de la guerre froide que d'une "guerre froide 2.0", comme l'appellent certains », poursuit Eva Dillon. De plus, contrairement à ce que Trump et Poutine voudraient laisser croire, ils ne sont pas les seuls aux commandes. Comme l'auteur le rappelle, « certes, il y a des choses importantes en jeu, mais il y a aussi les vraies gens, des gens qui font tout ce qu'ils peuvent pour réduire la menace nucléaire qui pèse sur les citoyens, par exemple ». Paul Leo Dillon et Dmitri Fedorovich Polyakov partageaient une même volonté de tout faire pour que la situation ne dégénère pas. Comme le montre parfaitement Spies in the Family, les amitiés, les conversations et les allégeances de quelques personnes peuvent façonner les politiques d'un pays, même si cela est fait en secret.

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