J'ai oublié qui j'étais après mon accident de voiture
Photo : Maria Jefferis

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J'ai oublié qui j'étais après mon accident de voiture

Comment une caisse m'a renversé, et pourquoi j'ai perdu la raison.

Vous oublierez tout du véhicule qui vous a percuté.

Avant l'accident, je pense avoir vécu une vie tout à fait normale. Je suis un homme d'âge moyen, ce qui signifie que la plupart de mes souvenirs sont un peu flous – ils constituent une sorte de mandala tibétain que l'on aurait exposé aux éléments. Mes impressions autrefois vives et colorées ont laissé place à des approximations confuses, brouillées par le vent et la pluie. Néanmoins, il me reste toujours un motif d'ensemble, de quoi établir un schéma. Et ça me suffit.

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Le jour de l'accident – un vendredi –, j'ai failli délaisser mon vélo pour aller au travail. En rentrant chez moi la nuit précédente, j'ai arpenté les routes du quartier de Stamford Hill dans l'obscurité, éclairé par les phares des voitures. Ce soir-là, j'ai échappé à quatre accidents – principalement à cause du manque de vigilance de certains piétons et automobilistes. À ce moment-là, je me suis dit : « Si jamais je devais mourir d'un accident, ça ne sera pas en plein centre-ville, mais bien ici, à Stamford Hill. À quelques mètres de ma propre maison. »

Mon père – qui est né en 1933 – a toujours critiqué les gens qui conduisaient mal en blâmant leur nationalité. C'est la principale raison pour laquelle je ne monte plus en voiture avec lui. Alors que j'étais sur mon vélo, j'ai manqué de tomber, à cause de nombreux imprudents réunis au même endroit, au même moment. Mes propres observations ont fini par contredire les dires de mon père : l'âge, l'ethnie, le genre, la profession et la nationalité n'ont strictement rien à voir avec le fait d'être un piètre conducteur.

Après avoir déposé mon fils John à l'école, je fais une petite pause avant de me remettre en selle. Je ne m'inquiète pas vraiment pour mon trajet. Le ciel est d'un bleu éclatant, il n'y a aucun nuage à l'horizon, l'air est frais – c'est une belle journée qui s'annonce. Mais je ne peux pas m'empêcher de repenser au moment où il me faudra rouler dans l'obscurité. Alors que je suis plongée dans mes réflexions, une pensée prend le pas sur les autres : « Ça fait un bon moment que tu n'as pas subi de longue période de dépression. Et c'est sans doute grâce à ces petites escapades à vélo. »

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Je quitte mon quartier et prends la route de Holmleigh Road, lorsqu'un véhicule me double à toute allure. Dans le coin, les voitures sont toujours garées les unes derrière les autres, sauf devant l'entrée de l'école – et seule une voiture peut aisément s'engouffrer sur la route. Aux heures d'affluence, les embouteillages sont légion. Les habitués le savent, et certains d'entre eux accélèrent, de peur de se retrouver piégés au beau milieu d'un bouchon.

Je regarde fixement le véhicule qui vient de me doubler. J'ai beau plisser les yeux, je ne parviens même pas à distinguer s'il s'agit d'une voiture ou d'une moto. Pour ce que je sais, ça pourrait très bien être le fourgon conduit par Ted Glen dans la série pour enfants Pierre Martin le facteur.

En quelques secondes, le véhicule disparaît à vive allure au coin de la rue sur East Bank, bien au-dessus des 20 km/h autorisés.

« Mais quel connard », me dis-je en continuant de pédaler. Mais je ne suis pas énervé. À quoi bon ? Ce genre de problèmes m'arrive plusieurs fois par jour.

Je prends un virage sur East Bank, où se trouve un groupe d'hommes coiffés de chapeaux noirs, et un vieux qui promène son chien. J'aperçois le véhicule à une centaine de mètres, près de la poste de Stamford Hill. Le conducteur semble à l'arrêt, mais un autre véhicule arrive dans la direction opposée – il faudra que l'un d'eux daigne faire demi-tour, sinon on en aura pour la journée.

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J'abandonne immédiatement l'idée de me faufiler entre les deux véhicules. L'espace est trop restreint, et des voitures bordent les deux côtés des trottoirs. Si l'un des conducteurs ne me voyait pas, je pourrais en sortir blessé, ou pire encore.

Je ralentis pour m'arrêter, et je me retrouve à l'arrière du véhicule blanc – le fourgon de Ted Glen ? –, dont les feux arrière sont allumés.

« N'empêche, ça ne serait pas vraiment drôle s'il faisait marche arrière et m'écrasait », me dis-je.

Il entame sa marche arrière, rapidement, et accélère à fond. Je me dis qu'il me reste une seconde pour faire quelque chose. L'impact est tout proche. Des deux côtés, je ne vois qu'un mur infranchissable de voitures garées.

Le véhicule me heurte de plein fouet, et mon corps tout entier est projeté vers l'arrière. Ensuite, quelqu'un m'éclaire d'une lumière stroboscopique.

Je me trouve dans une sorte de zone littorale blanche. Puis j'aperçois une surface profonde sur laquelle je distingue des ondulations, des remous et des reflux. J'aperçois Ajay [un personnage issu de la série Pierre Martin le facteur], qui me salue chaleureusement. Salut Ajay ! Mon vélo gît à côté de moi sur la route – juste au-dessus de mes jambes, je peux voir le pare-chocs arrière du fourgon de Ted Glen. Maudit sois-tu, Ted Glen… Tu as reculé sans même jeter un œil à ton rétroviseur. La grosse main de Pierre Martin le facteur vient m'attraper. « Merde, tout va bien mec ? Ne bouge pas ». Un doute m'assaille. Pierre Martin a-t-il toujours été un Noir avec une dent en or ? Et tout d'un coup, il n'y a plus personne dans la zone littorale blanche.

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Je me trouve subitement face à un chien. Un chien de race avec un grand sourire. Il est gros comme la Lune ! Quel adorable petit chien.

Puis autour du moi, il y a du blanc – un blanc électrique.

Je suis de retour sur la route, où un homme à l'air affable promène son chien, un Staffie. Il s'accroupit à mes côtés, pose sa main sur mon épaule et me dit « Attendez monsieur, restez allongé. Ne vous levez pas. J'ai appelé une ambulance. » Je n'arrive plus à parler. Je me contente de retourner dans la zone blanche.

Je suis assis sur un tabouret dans le bar du Royal Alfred Hotel, en face de la gare de St Helens. Ce n'est pas ma première visite, loin de là.

« Je vous sers à boire ? Une petite bière ? », me demande le barman, avant de me tendre une bouteille et un verre.

« Mais je ne bois pas. J'ai arrêté l'alcool. »

Le propriétaire me lance un sourire rassurant : « Oui je sais, mais c'est Noël ! Vous pouvez bien prendre une petite bière pour le matin de Noël. Personne n'y verra de problème. »

Il a raison. Comment ai-je pu oublier ? Tous les matins de Noël, je m'octroie le plaisir de boire une bière, et nous sommes précisément le 25 décembre. Je m'empare de la bouteille.

Sauf que je ne suis pas dans un bar. Quelqu'un est en train de m'aider à monter dans un véhicule. Et je ne bois pas du tout. Je suis sobre depuis des années. C'est encore ce putain de rêve. Je fais le même rêve toutes les nuits, depuis huit ans. Pourquoi suis-je en train de faire ce rêve à ce moment précis, au bord d'un trottoir ? Qui suis-je ? Je ne me souviens même plus.

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Je remercie un homme qui promène son chien, et je leur dis au revoir. Mais pourquoi ?

Un éclair blanc. Je suis assis dans une pièce, une couverture négligemment posée sur mes genoux. Devant moi, un brancard vide. Ryan Gosling est à ma gauche et un policier aux cheveux négligés se tient à ma droite. Il serre un carnet de notes entre les mains.

« Alors, il a simplement fait marche arrière et vous a heurté ? », me demande l'officier.

J'ai haussé les épaules. Je ne sais pas ce qu'il se passe. Progressivement, je comprends que je suis dans une ambulance.

Ryan Gosling me demande mon nom. J'ouvre la bouche mais aucun son n'en sort, alors je hausse les épaules. Je connais déjà ce sentiment… Je suis ailleurs, probablement sous l'influence de médicaments. Je ne suis pas sûr de savoir qui je suis.

On me file de la kétamine. Oh oui ! J'adore la kétamine ! Même si c'est plutôt étrange d'en prendre à l'arrière d'une ambulance. Peut-être que je suis dans une ambulance pour chevaux ? J'aimerais rire aux éclats, mais je ne sens plus ma bouche.

Je me souviens d'un de mes potes, qui est tombé de la fenêtre du sixième étage et a survécu. Les types du SAMU qui l'ont trouvé se sont plantés devant lui et lui ont dit : « Vous avez fait une grosse chute, Monsieur. On va vous donner de la kétamine, c'est un tranquillisant qui permet de… » Mon pote s'est énervé : « Sale con, je sais ce qu'est la kétamine, tu vas te dépêcher de m'en filer ? » Peut-être que moi aussi, je suis tombé d'une fenêtre. J'agite mes doigts et mes mains devant mes yeux. Je bats des pieds sous ma couverture. Peut-être pas, finalement.

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Je porte des gants rembourrés et une tunique fluorescente. Je tends mon bras vers le haut et tâtonne mon crâne avec précaution. Un casque est vissé sur ma tête. Il est largement brisé sur l'arrière. Étais-je en train d'escalader un immeuble ? À quelle hauteur suis-je monté ?

Ai-je été percuté par un camion ? Je me rendais au travail… à vélo ? Y avait-il un facteur ? À mesure que je parviens à ficeler mes pensées, elles finissent par se réduire en poussière avant de disparaître.

Encore un flash blanc, puis une lumière stroboscopique.

Non. J'ai déjà été ici. J'ai eu un accident et je connais cette sensation. Une commotion. Reste tranquille. Ne panique pas. Ça va te revenir. Je me souviens de cette soirée où des soldats de pacotille m'ont frappé jusqu'à ce que je m'évanouisse, devant le Spiders Nightclub. Après ça, j'ai passé une semaine seul chez moi – j'avais oublié mon nom, l'endroit où je me trouvais, et ce qu'il m'était arrivé. J'étais incapable d'ouvrir les yeux et de sortir de mon appartement. De la nourriture froide pourrit dans la casserole placée sur le réchaud. Le bourdonnement des mouches couvre le bruit de la radio.

J'avais 21 ans. Suis-je au Spiders Nightclub ? Est-ce que j'ai 21 ans ?

« La première chose à faire en arrivant au bureau, c'est de trier les dossiers », me dit quelqu'un, mais je n'arrive pas à savoir de qui il s'agit. De quels dossiers parle-t-il ?

« Quel âge avez-vous ? », me demande Ryan Gosling.

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« 21 ans », ai-je répondu.

Il doit être sacrément heureux. Il n'arrête pas de se marrer. Le chauffeur de l'ambulance et le policier font de même. Qu'est-ce qu'on se marre.

« Quelle est votre date de naissance ? », demande Ryan Gosling.

« Le 28 février 1971 », dis-je, sans une once d'hésitation.

« Bien, alors vous avez 45 ans », rétorque-t-il.

« Ne soyez pas ridicule ! » dis-je, d'un ton énervé.

L'histoire du club n'est pas un cas isolé. Récemment, je me suis fendu le crâne sur le coin d'une armoire chez un barbier nommé Barry. Le petit John était avec moi. « Tout va bien, je n'ai rien », ai-je déclaré, chancelant. Je pouvais sentir un liquide chaud se répandre le long de mon visage, puis j'ai vu de fines gouttelettes de sang tomber au sol. S'il y a bien un endroit où je vous recommande de vous fendre le crâne, c'est chez un barbier. Ils ont des éviers. Des pommeaux de douche pour vous rincer les cheveux. Des serviettes blanches pour vous sécher et freiner l'écoulement du sang. Tout ce bordel a été nettoyé en l'espace de quelques minutes. Alors que Barry épongeait la dernière goutte de sang dans le lavabo, j'ai crié à John : « Ça va petit ? Tu n'as pas peur ? C'est pas aussi grave que ça en a l'air ! » Il a hoché la tête, sans détourner les yeux de son livre.

Plus tard, dans le bus pour rentrer à la maison, John a ausculté mon cuir chevelu et m'a donné une petite tape sur la tête. « Ne t'inquiète pas », m'a-t-il rassuré. « J'ai juste eu un peu peur. »

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J'ai un garçon de cinq ans. Je suis devenu père à l'âge de 40 ans.

« Je suis désolé. Évidemment, j'ai 45 ans », dis-je à Ryan Gosling, comme si je faisais une confession.

Sauf que ce n'était pas vraiment Ryan Gosling. Le type travaille aux urgences et arbore une boucle d'oreille en diamant, une coupe de cheveux élégante et un badge arc-en-ciel sur lequel je peux lire : LGBT Paramedics Association.

45 ans. Que s'est-il passé ?

J'y vois beaucoup plus clair, désormais. J'ai eu plusieurs commotions dans ma vie. J'en ai eu une lors de mon voyage à Brighton avec ma copine Maria, il y a treize ans. J'ai consommé une quantité indécente d'alcool et j'ai arpenté la côte de part en part. J'étais dans un train, quand le conducteur a brutalement freiné. Ma tête s'est écrasée contre une vitre. Plus tard dans la nuit, en parcourant le quartier des Lanes, je me suis cogné la tête contre l'enseigne suspendue d'un pub qui annonçait très explicitement « Attention à votre tête ». Un peu plus tard, je me suis cassé le nez sur la vitre à moitié baissée d'un taxi. Le lendemain, je me souvenais à peine de mon prénom.

Quel putain d'idiot. Comment ai-je réussi à survivre jusqu'à 45 ans ?

« Je peux appeler ma copine, s'il vous plaît ? », je demande.

Me servir de mon téléphone relève presque de l'impossible. J'ai l'impression qu'il est 4 heures du matin et que je suis dans un club, défoncé à l'ecstasy.

« J'ai bien peur d'avoir eu un accident… je suis tombé de mon vélo. Je suis dans une ambulance… à Homerton. Non… non, non, tout va bien. Ce n'est pas grand-chose en soi. Mais tu peux passer quand même ? Merci. »

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J'aurais tué père et mère pour boire un verre. Un type des urgences me tend un gobelet en plastique rempli d'eau glacée.

« La première chose à faire en arrivant au bureau, c'est trier les dossiers », me répète une voix dans ma tête.

Je dois téléphoner à quelqu'un. Un membre du syndicat doit venir aujourd'hui, mais je dois lui annoncer que personne ne sera présent au bureau. J'écume le répertoire de mon iPhone pour retrouver le contact de mes collègues, mais je n'arrive pas à me souvenir de leurs noms de famille. Je suis presque sûr qu'ils s'appellent Luke Skywalker, Karl Lagerfeld et Christian Bale, mais ils n'apparaissent étrangement pas dans mes contacts.

« Que faites-vous dans la vie ? », me demande un employé des urgences tout en mesurant mon rythme cardiaque.

Je fais une pause, et je déclare : « Je suis écrivain. »

« Quel genre d'écrivain ? », demande-t-il, faisant instantanément apparaître une lueur dans mes yeux.

« Je ne suis pas vraiment doué. Je fais trop de métaphores, je n'ai aucune base philosophique ou politique. Je me laisse très facilement distraire quand vient la phase de l'édition. Trop souvent, je respecte le sens littéral des mots. Mon manque flagrant d'éducation se ressent dans tous mes écrits. Je manque de cette lueur de cruauté que nous devrions tous avoir. L'intégralité de mon code moral, si j'en ai un, est entièrement dévouée à regarder The Walking Dead, de la saison deux à la saison cinq. Et depuis que je ne prends plus de drogues, je ne suis plus très drôle. »

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« Non, je voulais dire, vous écrivez sur quoi ? »

Je me suis arrêté avant de répondre : « Oh, je suis journaliste musical. »

Nous prenons lentement la route, direction les urgences d'Homerton. Nous nous sommes même arrêtés pour laisser passer une autre ambulance.

Aux urgences, Maria se précipite vers moi, pleine de doutes, d'inquiétudes et d'interrogations. Elle reprend le contrôle. Je suis libre de m'enfoncer dans le brancard à roulettes pour compter et recompter le nombre de fissures qui se trouvent sur mon casque de vélo. J'en trouve cinq, j'ai beau recompter, toujours cinq. Mais suis-je vraiment sûr ? Je ne sais pas, alors je recompte : un, deux, trois, quatre, cinq…

Mon docteur teste la réaction de mes muscles puis s'adresse à Maria : « La première chose à faire en arrivant au bureau, c'est de trier les dossiers. Ils sont très désordonnés. Ils doivent être entreposés dans les bons tiroirs. »

Ma tête vacille de gauche à droite. Je n'arrive pas à revenir dans mon état normal.

Le médecin poursuit : « Tout ira bien, mais il est tout de même resté inconscient pendant 20 minutes, alors nous devons rester prudents. Nous recommandons un repos cognitif. »

Je me mets à rigoler comme s'il venait de raconter une blague excessivement drôle, mais personne ne fait de même. Je m'arrête.

« Il aura mal à la tête d'ici peu. Nous nous occupons de trier ses dossiers. Il a besoin d'un repos cognitif complet. S'il ne le fait pas, son mal de tête durera encore six semaines. Donc, pendant deux semaines : pas de lecture, de télévision, d'internet ou de mails. Et s'il doit obligatoirement faire l'une de ces activités, il devra ensuite se reposer très longtemps, alors nous procéderons comme suit : une heure d'activité, une heure de repos. Il devrait également éviter de parler aux gens. Si quelqu'un insiste pour lui parler, il devra seulement hausser les épaules, faire un signe de la tête ou l'ignorer totalement. »

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Maria lui a gentiment rétorqué que je me comportais déjà de cette manière quand les gens daignaient m'adresser la parole.

Une heure après – peut-être un peu plus –, je me promène avec Maria dans le cimetière de St John, à Hackney. Ensuite, nous prenons le bus pour nous rendre à Suttons et manger un fish and chips. Puis nous allons chercher le petit John à l'école. Je le sais, je suis un homme très chanceux.

Un jour plus tard, une folie pure m'envahit alors que je suis allongé sur le canapé en essayant de ne rien faire. Maria et John s'affairent dans le couloir, prêts à partir. John saute partout dans la pièce, des tas de jouets dans les bras. Je suis pathétique, affalé à plat ventre sur mon canapé.

Je vois encore la tête de Maria accolée à la porte. « Souviens-toi ! Pas d'internet ! Pas de lecture ! Pas de DVD ! Tu peux partir faire une grande balade si tu veux, faire du sport, ou nager. Tu peux aussi trier tes CD et faire des piles : ceux que tu gardes et ceux que tu comptes vendre… ».

Attends une seconde ! Je ne me souviens pas que le docteur ait mentionné la nécessité de faire du sport ou d'écrémer ma collection de CD…

Je me lève et commence à faire les cent pas dans le salon, j'empoigne les objets qui se trouvent devant moi, les observe puis les remets à leur place.

Je trouve un carnet de feuille à carreaux, une recharge de papier bon marché avec des anneaux métalliques, une marge bleu clair et de fines lignes grises. Quand John doit écrire quelque chose, il me dicte et épelle minutieusement chaque mot pour que je les rédige, afin qu'il n'ait plus qu'à les recopier.

« Chers Papy et Mamie, J'espère que vous allez bien. Nous avons pris le bus. Nous avons mangé une pizza. Nous sommes allés à la piscine. Je vous aime, John. »

J'agrippe le carnet, le place contre ma poitrine et m'affale dans le canapé, mais plus je reste en position horizontale à ne rien faire, plus ma tête est saturée par un ramassis d'images, d'associations et d'idées : aucune d'entre elles n'est la bienvenue. Les plongeurs sous-marins de la police. Des ventes au porte à porte. Des bottes imposantes écrasent le pavé d'un paysage de banlieue. Les référendums. L'acoustique d'une cage d'escalier au cœur d'un immeuble élancé, en pleine nuit. Ouvrir une enveloppe officielle. Des mains blanches à la chair ferme posées sur les draps de l'hôpital. Un coup inattendu à la porte. Le swastika à l'arrêt de bus près la bibliothèque de Stamford Hill.

Je m'assois et déchire une page du carnet. Je peux voir l'empreinte des mots qui y ont été inscrits. Je déchire deux autres pages. Quatre décennies plus tôt, mon père m'aurait donné un carnet similaire si je lui avais fait part de mon ennui. « Comment peut-on s'ennuyer quand on a un carnet et des crayons ? » m'aurait-il demandé. Et il avait raison. Aujourd'hui je n'attends que l'ennui, et l'écriture est le meilleur moyen d'y parvenir.

À travers les rideaux, je vois le ciel, et au-dessous, le soleil. Je le fixe attentivement. Le carbure perçant du soleil sculpte un cercle dans mon globe oculaire à travers ma rétine. Je ne peux m'extirper de ce cercle blanc lumineux et je compte. UN : ils n'ont jamais dit que je ne pouvais pas écrire sur un carnet. DEUX : j'ai juste besoin de prendre quelques notes. TROIS : je dois le faire si je veux mettre fin à ce mal de tête. QUATRE : je vais seulement prendre quelques notes, et au pire le Paracétamol sera toujours là pour apaiser mes souffrances.

Merci à l'homme qui promenait son chien, le facteur, les secours, le conducteur de l'ambulance, l'infirmière et le docteur qui se sont occupés de moi. Et merci aussi à Maria. Mes excuses à Luke Skywalker, Karl Lagerfeld, Christian Bale et toutes les personnes qui ont pâti de mon absence au travail.