Fromage qui pue sans frontières

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Food

Fromage qui pue sans frontières

En Californie à la rencontre de Laurent Quenioux, ce chef français qui brave les embargos sanitaires américains pour faire goûter ses spécialités au lait cru aux vrais amateurs de frometon.

Le fromage au lait cru n'est pas qu'un truc qui coule et qui pue. C'est un style de vie.

Laurent Quenioux, immigré français sur le sol américain, n'imagine pas les choses autrement. Il a ouvert le Bistro LQ à Los Angeles, un restaurant éphémère qui est rapidement devenu le point de ralliement de tous les vrais amateurs de frometon de Californie. Pour sélectionner les perles rares qui figurent sur son désormais célèbre chariot à fromages, Laurent a parcouru les quatre coins du monde et s'est fourni uniquement en fromages au lait cru, dont la fabrication et la commercialisation sont strictement interdites aux États-Unis.

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La table du restaurant éphémère.

Deux fois par mois, Laurent organise des dîners d'exception. En général, les festivités se tiennent dans son salon mais il lui arrive aussi de se produire à l'extérieur quand il est invité par des restaurants spécialisés dans les fruits de mer ou les fromages. Pour chacune de ses réceptions, il emploie quatre employés en renfort. Une certaine liberté de mouvement dont il se défend : « Je ne veux plus du tout gérer un restaurant. Ici, tout le monde repart content, personne ne me casse les couilles, c'est parfait. »

La cinquantaine florissante, Laurent a déjà propriétaire de restaurants cinq fois dans sa vie. En 2009, il décide d'abandonner la pierre et le béton pour se reconvertir dans la cuisine à domicile, dans l'intimité de son foyer. « Travailler en dehors d'un cadre traditionnel permet de s'ouvrir beaucoup plus à ses clients. Et c'est aussi très excitant pour eux. » Il confie que c'est en découvrant cette nouvelle facette du service et de la restauration que sa passion pour la cuisine est redevenue aussi intense qu'aux premiers jours.

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Le sous-chef et les invités.

Ce samedi soir, je me retrouve au milieu de la petite douzaine d'invités qui se dirigent chez Laurent Quenioux, sur les collines de Highland Park, à Los Angeles. Chacun de nous s'est au préalable acquitté de la somme de 125 $ (115 €), le prix à payer pour profiter d'un dîner en neuf temps, vins inclus. Mais le Graal de la soirée – ce pour quoi tout le monde est venu – c'est son chariot de fromage.

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La plupart des gens qui participent à cette soirée – à laquelle Laurent a donné le nom de code « MaMaison's Last Winter Series 3.0 » – sont des couples à la retraite. Et les bribes de conversation que j'ai pu saisir à l'apéro, une coupe de Champagne à la main, témoignaient toutes d'une certaine exigence en matière de gastronomie.

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Pieuvre, pudding de tapioca au cresson, épazote et roucou.

« Le meilleur repas de ma vie, c'était au Fat Duck », a lancé un monsieur qui assistait aux dîners éphémères de Laurent pour la troisième fois. Un couple, plutôt âgé, racontait avoir fait 32 kilomètres depuis Santa Monica et se plaignait d'une certaine salade de burrata commandée lors de la dernière Fashion Week de New-York et qui leur avait coûté plus de cinquante dollars.

C'est le moment qu'a choisi le maître d'hôtel pour nous inviter à prendre place autour de la table dressée pour l'occasion, dans le salon. Les gens font connaissance et la gêne se dissipe – les mains se serrent et les bonnes adresses s'échangent. Et puis, la première assiette arrive sans tarder : bœuf wagyu et oursins de la baie de Santa Barbara, caviar de Sologne, tartare d'huîtres de Coromandel, wasabi fraîchement râpé et socca de pois chiches. À chaque fois que le sous-chef de Quenioux nous fait la présentation détaillée des plats, un silence s'abat sur la pièce et tout le monde l'écoute attentivement.

Cette scène se répète dès qu'un nouveau plat sort de la cuisine, soit environ toutes les vingt minutes. Cassoulet de la mer avec des moules au miel de Colombie Britannique ; parfait de foie gras avec un biscuit au genmaicha ; boudin noir fait maison avec une purée d'aligot ; côtelettes de gibier avec un velouté de chicorée au chocolat. Ce n'est qu'après tous les services que, finalement, nous voyons apparaître le chariot à fromages. Et Laurent derrière lui.

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Poularde Label Rouge, truffes noires du Périgord et poutargue émiettée.

Le chef commence par une recommandation d'usage : « S'il y a ne serait-ce qu'une petite probabilité pour que vous soyez enceinte, mieux vaut ne pas toucher à ces fromages. » Il enchaîne en nous présentant chaque fromage par son nom. « Si ça intéresse quelqu'un, sachez que j'ai du fromage au lait cru de Chihuahua et aussi de la Valle del Guadalupe. » On aperçoit aussi la présence d'un morceau de mimolette orange vif et d'un Époisses de Bourgogne bien coulant. Tout le monde se range en ligne pour aller remplir son assiette avec d'épaisses tranches de chaque fromage. Les plus gourmands peuvent agrémenter leurs fromages d'un filet de miel que Laurent a fait infuser avec de la truffe noire.

Pendant la demi-heure qui suit l'arrivée du chariot, il nous est donné la possibilité d'aller se resservir une, deux, trois, voire même quatre fois si le cœur et l'estomac nous en disent. Mais la plupart des invités se contentent d'un seul service, il faut dire que ce soir-là, Laurent les a tous choisis particulièrement parfumés. Certains fromages à pâte dure ont un parfum de chocolat ; certains fromages coulants font l'effet d'une cuillère de pénicilline en intraveineuse.

Dungeness crab, BC Honey mussels, razor clams, Flageolet beans

Après le repas, Quenioux explique comment il arrive à proposer des fromages au lait cru, techniquement tous illégaux sur le sol américain : « Sur les quatre dernières fois où l'on a essayé de faire venir du fromage aux États-Unis, on s'est fait choper trois fois. Ça me fend toujours le cœur de me faire confisquer mes fromages. Je pense à mes invités, je sais qu'ils viennent chez moi surtout pour le chariot de fromages. »

Même s'il déclare toujours que ses fromages sont faits avec du lait pasteurisé quand il passe la douane, il arrive souvent que les contrôleurs aux frontières embarquent ses frometons pour leur faire passer une série de tests : « Ils bloquent la livraison jusqu'à ce que les résultats leur reviennent. Et comme c'est un processus qui prend 48 heures et qu'ils ne s'embêtent pas à réfrigérer le fromage pendant ce temps-là, les fromages se mettent à tourner. »

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Le Chef Quenioux derrière son chariot à fromages.

Laurent Quenioux est le genre de type qui a une passion très communicative pour la bonne bouffe. Il a grandi dans la Vallée de la Loire où il passait une grande partie de son temps à manger des fromages au lait cru. Il est préoccupé par le fait que beaucoup de jeunes chefs ne s'intéressent plus aux fromages. C'est l'une des raisons pour lesquelles il prend le risque d'avoir à payer des amendes de plusieurs centaines de dollars dans le seul but de transmettre sa passion dévorante à ceux qui s'intéressent aux fromages français.

Quand on lui demande s'il a peur de se faire un jour définitivement arrêté par la police, il répond sans langue de bois : « Tu sais quoi ? Parfois dans la vie, il faut faire face au danger. Le monde dans lequel on vit est tellement stérile, alors que ma vie a toujours été pleine d'actions. Je ne changerais ma façon de faire les choses pour rien au monde. »