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Milford Graves reste le plus grand mystère du free jazz

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Milford Graves Full Mantis n’est pas un documentaire Netflix – c’est le moins que l’on puisse dire. Ici, ni mélodies tires-larmes, ni orchestrations héroïques, ni schémas narratifs évidents, ni voix-off, sinon celle de Milford Graves, l’un des rares free-jazzmen des années 1960-1970 (les années folles, donc) à être encore en vie aujourd’hui. Tout, dans la mise en scène de ce documentaire d’une heure et demie, transpire donc les préceptes du jazz libre : les cassures rythmiques, les motifs répétitifs, les atmosphères un rien angoissantes…. Le New York Times en parle comme d’un « poème sonore », et c’est assez juste. Mais Milford Graves Full Mantis est avant tout est un film lent, hypnotique même par instant, qui a le mérite de présenter la vie de Milford Graves sous un jour inédit.

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Pendant 90 minutes, on suit ainsi le batteur américain dans son jardin, dans ses séances de tang lang quan (un art martial chinois connu en France comme la « boxe de la mante religieuse », nous dit Wikipédia), dans son laboratoire sonore, situé dans le sous-sol de sa maison à Jamaica, un quartier du Queens. Celle qu’il a hérité de sa grand-mère et où il vit avec sa femme Lois depuis 1970. Celle où, visiblement, il entasse tout un tas de livres sur la biologie, le yoga Kundalini, la musique du 20ème siècle, mais aussi divers tambours d’Afrique occidentale, tablas indiens et ordinateurs.

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Le fait que Milford Graves soit le seul à parler est trompeur. On pourrait penser que, à 76 ans (au moment du tournage), le musicien est désormais un homme seul, tuant le temps en s’intéressant à l’acuponcture, au yoga et aux arts martiaux. C’est tout l’inverse. Déjà, parce que la maison de Graves continue d’être un lieu de passage pour un tout tas de personnes. Mais aussi parce que l’Américain a toujours été du genre à évoluer, sinon en groupe, du moins en duo. Et ça, on le comprend au fur et à mesure de Milford Graves Full Mantis, notamment à travers ses nombreuses images d’archives et ses extraits de performances données ces cinq dernières décennies par cet ancien collaborateur de Sonny Sharrock, Anthony Braxton, Bill Laswell ou Marc Ribot.

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Milford Graves ne s’est jamais pour autant contenté d’être un simple collaborateur, un métronome au service des autres. Depuis October Revolution in Jazz, enregistré en compagnie de Bill Dixon au cours des années 1960, l’Américain, biberonné à la musique latine, a en effet mis au point une œuvre hautement singulière. Pour aller vite, Milford Graves a toujours refusé catégoriquement de calquer sa musique sur celle de ses ainés ou de ses contemporains, et on le remercie pour ça. Parce que cette intransigeance a donné naissance aux disques du New York Art Quartet (Mohawk et l’album éponyme, avec un LeRoi Jones déclamant ses vers colériques sur « Sweet – Black Dada Nihilismus »). Mais surtout parce que cette obsession du détail et de l’expérimentation parcourt ses disques (et particulièrement Bäbi et Grand Unification, publié sur Tzadik, le label-fou de John Zorn), de ceux que l’on accueille d’abord sans trop comprendre, puis qu’on écoute et qu’on aime en s’interrogeant sur le secret d’un tel savoir-faire mélodique.

https://www.youtube.com/watch?v=ajMM5Plq0SU

Ce secret, à en croire les images du réalisateur Jake Meginsky (un ancien élève de Milford Graves au sein du Bennington College dans le Vermont), tiendrait en grande partie dans la pulsation, dans ces percussions dont il ne cesse de théoriser l’importance. Après tout, Milford Graves est issu d’une époque où l’expérimentation était reine, où un jazzman devait être perpétuellement à l’affut d’univers à réinventer. Voilà sans doute pourquoi l’Américain n’a pas hésité au moment de collaborer avec Lou Reed et Albert Ayler, avec qui il a notamment joué lors des funérailles de John Coltrane. Voilà sans doute pourquoi, également, sa discographie, pourtant peu épaisse, reflète l’ébullition d’un cerveau amateur de sons excentriques, de mélodies en décalage et de percussions extrêmes.

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C’est là tout l’intérêt de Milford Graves Full Mantis : nous plonger dans l’intimité d’un musicien autodidacte, qui a passé toute sa vie à chercher à comprendre ce qu’il faisait, à aborder ses propres envies mélodiques sous de nouveaux angles, et auprès de nouveaux collaborateurs. Pas pour rien si le pianiste John Moran dit de lui qu’il « suit toutes ses intuitions », prêt à croquer la vie à pleine dent – il faut le voir, dans le documentaire, avaler une feuille d’épinard jusqu’à la tige pour comprendre que Milford Graves est un homme qui aime remonter à la source des choses, s’abreuver de tout.

Dans une autre scène, située cette fois dans le sous-sol de Graves, on le voit utiliser un logiciel confectionné par ses soins et censé convertir son pouls en mélodies. Un simple gadget ? Pas vraiment : on comprend rapidement que cette machine peut non seulement augmenter le flux sanguin et stimuler la croissance cellulaire, mais qu’elle a également permis à Milford Graves de s’associer à une équipe de biologiste italiens – l’idée : utiliser ces mélodies pour régénérer les cellules souches. Tout un concept, donc.

Parfois, il faut bien avouer, on ne comprend pas grand-chose à ce qu’il se passe, mais c’est tant mieux. On adore ça : se perdre dans les réflexions philosophiques et un peu perchées de Graves, l’entendre nous expliquer sa vision de la rythmique et la façon dont il a cherché à aborder les percussions autrement que dans la simple optique de marquer le tempo, le voir lier ses techniques de compositions à sa pratique de l’instrument, un peu comme s’il s’agissait pour lui de faire dialoguer les deux parties.

De dialogue, il en est justement question sur trois albums essentiels à la compréhension de sa patte sonore : Real Deal et 50, respectivement enregistrés avec les saxophonistes David Murray et John Zorn, et Dialogue of the Drums avec le batteur Andrew Cyrille. Tandis que le dernier voit les deux percussionnistes faire l’étalage de leur instrument sur des mélodies improvisées et déstructurées, les deux premières œuvres mettent au jour l’interaction entre les saxophonistes et le batteur, entre le jazz instable de Murray et Zorn et le jeu de batterie tourmenté et fougueux de Graves.

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Car l’Américain n’est pas un batteur à la Andrew Neiman, le personnage principal de Whiplash. Ce n’est pas un musicien qui cherche compulsivement à être le meilleur dans son domaine. Tout, dans sa démarche, trahit au contraire une volonté de trouver la note la plus juste, d’explorer la polyrythmie et d’expérimenter son instrument, quitte à le transgresser et à se construire une carrière à la marge du grand public et des médias. Il suffit pour cela de le voir jouer, en solo ou face à de jeunes autistes au Japon, pour saisir toute l’ambition d’un homme hostile à l’inertie, entièrement tourné vers la recherche de nouveaux sons. En 2016, dans un entretien avec Garrison Fewell au sein de l’ouvrage De l’esprit dans la musique créative, Milford Graves en profitait pour donner sa vision d’un musicien : « Nous sommes les intermédiaires entre la façon dont le cosmos vibre et les gens, c’est ce que nous devons leur délivrer. C’est pourquoi je dis toujours que les musiciens sont des oscillateurs. Nous sommes au-dessus du lot. Nous comprenons comment cette oscillation fonctionne, alors pourquoi nous limiter à une petite partie du spectre tonal ou rythmique ? ».

Milford Graves, ça a toujours été ça, finalement : un artiste qui, contrairement à d’autres et malgré les épreuves de la vie (l’assassinat d’un de ses fils…) a toujours appliqué à sa seule musique toute la permissivité et l’avant-gardisme que l’on est en droit d’attendre d’un musicien. Un exemple pour la jeunesse.

Le documentaire Milford Graves Full Mantis sera diffusé ce soir à Bordeaux dans le cadre du festival Musical Écran.

Maxime Delcourt est sur Noisey.

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