Le week-end dernier, les Français·es sont descendu·es dans les rues pour exiger le retrait de l’article 24, un texte de loi soutenu par la droite et l’extrême-droite. Alors que les discussions à ce sujet devraient se poursuivre durant plusieurs semaines au Sénat et à l’Assemblée, il y a fort à parier qu’en cas de retrait, la nouvelle sera célébrée comme une victoire par la gauche et les défenseur·ses de la liberté d’informer — alors qu’en réalité, il ne sera synonyme que d’un retour à la situation déjà critique d’une exposition régulière aux violences policières. Si cette loi « Sécurité globale » est maintenue, elle sera par contre une nouvelle preuve de l’impact limité des mobilisations populaires.
Climat, soins de santé, culture, Black Lives Matter, Mawda, Adil, Mehdi ou Adama Traoré, la plupart des manifs de ces derniers mois ont apporté des résultats faibles ou inexistants – en tous cas par rapport aux efforts fournis. Et pour un nombre considérable d’entre elles, des histoires de violences policières sont venues occulter les luttes – quand elles n’en étaient pas la cause. Et c’est presque toujours l’opposition à la police et ses débordements qui servent de grille de lecture pour analyser l’impact des mouvements.
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Pour Geoffroy de Lagasnerie, ce type de lecture invisibilise la vraie cause de nos luttes respectives : « Dans les débats sur la police, se dissimule très souvent d’autres enjeux que celui de la police, mais dont précisément nous ne parlons plus et qui disparaissent de l’attention publique. »
Dans son livre « Sortir de notre impuissance politique », le philosophe et sociologue invite à penser au-delà de nos modes d’expression habituels lorsqu’il s’agit d’activisme. Et ça comprend notamment une relecture des méthodes actuelles comme la pétition, la grève, la manif ou même l’émeute, par exemple – des méthodes qu’il considère comme des moyens d’expression et non d’action.
VICE s’est entretenu avec Geoffroy, histoire de parler du vote, de convergence des luttes, de violence, de non-violence, mais aussi pour évoquer les éventuelles alternatives qui s’offrent aux militant·es.
VICE : Dans ton livre, tu dis qu’on manifeste pour se défendre et non pour conquérir de nouveaux droits. Malgré ces dernières mobilisations, ça veut dire qu’on perd les acquis des dernières décennies ?
Geoffroy de Lagasnerie : Oui. Je pense que depuis les années 1980, nous avons assisté à une inversion de la temporalité politique. Si l’on regarde l’histoire de la gauche, du mouvement social, du mouvement syndical, on constate que, normalement, les grandes dates de la mobilisation ont été des moments de conquête. Nous exigeons des choses aux gouvernants, des droits, moins d’exploitation au travail, des transformations dans les rapports sociaux ou juridiques, etc.
Mais il me semble que la plupart des mouvements sociaux sont devenus des mouvements défensifs qui se constituent contre les forces réactives : contre la réforme des retraites, contre la réforme du droit du travail, contre la privatisation des services publics. Et nous appelons « gagner » le fait de ne pas perdre – de faire retirer une réforme. Mais en appelant « gagner » le fait de ne pas perdre, nous transformons le présent que nous critiquions en quelque chose de désormais satisfaisant. Et donc nous régressons.
Avec la crise du coronavirus, on aurait pu penser qu’on allait atteindre un point de rupture qui allait nous faire réagir face aux injustices, à l’oppression et à la perte de droits mais, au contraire, j’ai l’impression qu’on est plus impuissant·es que jamais.
Selon moi, le sentiment d’impuissance serait plus lié au fait que, effectivement, dans le contexte actuel, il est très difficile d’utiliser des formes rituelles comme la manifestation, ou l’occupation. Mais si on dit que nous ressentons de l’impuissance parce que nous ne pouvons pas recourir à ces formes, cela signifie que nous ratifions l’idée selon laquelle agir veut dire manifester ou occuper. Alors que peut-être, au contraire, nous pourrions utiliser l’impossibilité actuelle du recours à ces formes pour se servir d’autres manières d’agir, qui pourrait être selon moi beaucoup plus efficaces. Il me semble que beaucoup des formes que nous utilisons ne sont pas du tout des méthodes d’action mais seulement des formes d’expression. Or s’exprimer et agir sont deux choses très différentes.
« Quand vous dites que vous êtes dans la non-violence, vous acceptez de laisser le monopole de la violence à vos adversaires – c’est-à-dire au gouvernement, à la police. »
Donc la manifestation ne serait plus un outil pertinent dans la lutte…
À part de très très rares exceptions, comme les marches Adama ou la marche des fiertés LGBTQ+, je ne suis jamais rentré d’une manifestation sans être complètement déprimé et sans me dire que ça n’a strictement servi à rien. Donc je pense que c’est majoritairement du temps perdu, que c’est une illusion d’action dont nous ne sommes même pas dupes et que nous devions à nous-mêmes. Si nous voulons vraiment gagner politiquement, nous devons redéfinir totalement notre rapport à la politique.
L’impuissance de la manif est-elle liée à son caractère non-violent ?
Quand vous dites que vous êtes dans la non-violence, vous acceptez de laisser le monopole de la violence à vos adversaires – c’est-à-dire au gouvernement, à la police. En d’autres termes, vous êtes favorable à la violence d’État et à vous laisser dominer par la violence d’État. Il faut donc aborder la violence d’un point de vue purement stratégique et tactique. De ce point de vue, je ne suis pas nécessairement contre les stratégies de montée de la tension car parfois, elles peuvent avoir leur efficacité. La mobilisation des Gilets jaunes en a été un exemple récent. Mais en même temps, il faut prendre conscience du fait que dès que l’on recourt à des méthodes d’action violentes, on s’expose à la répression d’État, à l’emprisonnement, à l’amende, et donc on se met aussi en danger comme sujet politique et comme sujet en lutte. Je me demande parfois si la violence n’est pas une manière de nous livrer à l’appareil d’État et si nous ne devrions pas déployer des modes d’action plus malins.
« À part de très très rares exceptions, je ne suis jamais rentré d’une manifestation sans être complètement déprimé et sans me dire ça n’a strictement servi à rien. »
Tu proposes quoi comme alternative alors ? Comment peut-on transformer l’espace d’expression en espace action ?
Si nous voulons avoir de la puissance politiquement, nous devons rompre avec toutes les formes qui sont finalement seulement expressives et défensives pour aller vers des formes d’action et des formes proactives. Nous devons prendre le pouvoir par surprise, inventer la temporalité politique, mettre les forces réactionnaires sur la défensive, essayer de construire concrètement et méthodiquement la possibilité de la conquête de l’appareil d’État et de la culture. Pour cela, mon livre développe beaucoup de pistes : l’adresse à la jeunesse, l’infiltration systématique, l’action directe, la guérilla juridique, la redéfinition des évidences culturelles et de la sociabilité – c’est-à-dire la transformation de que ce Sartre appelait « le Pratico-inerte ».). Autrement dit, il existe tout un éventail de méthodes d’action possibles très différentes de ce à quoi nous avons l’habitude. Et je suis persuadé que la gauche ne redeviendra puissante que si elle rompt avec ses imageries traditionnelles pour déployer un tout autre rapport à l’action.
Concernant l’action directe, c’est une méthode qui n’est accessible que sous certaines conditions, moyennant certains privilèges. Il faut avoir comme Carola Rackete les moyens et les capacités pour pouvoir affréter un bateau et sauver des migrant·es. Ou il faut avoir le temps – donc un minimum d‘argent – pour se consacrer à la libération des animaux dans les abattoirs. Il faut aussi assumer les amendes…
Absolument. Il n’y a pas de politique sans coût. C’est d’ailleurs l’un des grands problèmes de la politique contemporaine, à savoir que le sujet politique doit souffrir pour mener une action. Il faut en quelque sorte souffrir deux fois : souffrir de l’oppression que l’on subit puis souffrir de la dénonciation de l’oppression que l’on subit.
En tout cas, c’est vrai que l’action directe a un coût mais il ne faut pas oublier que la grève en a une aussi ; et énorme d’ailleurs, pour les grévistes comme pour les gens qui peuvent en subir les conséquences. Or on peut se demander si, quand on voit tout l’argent que coûte une grève, il ne serait pas plus rationnel et intelligent de l’utiliser pour mener des actions ciblées, stratégiques, imaginatives plutôt que de dépenser cet argent dans une forme d’action qui a plutôt montré son inefficacité ces derniers temps.
« Les réseaux sociaux peuvent être un lieu très puissant de transformation des subjectivités, des évidences. »
On fustige parfois les gens de ne lutter que sur les réseaux sociaux. Mais vu les nouveaux modes de consommation de l’info, un tweet ne peut-il pas être plus puissant qu’une pancarte, ou même qu’un article ?
Tout à fait. Comme je le dis dans mon livre, il est très important de gagner la bataille culturelle, la bataille des habitus, des réflexes si nous voulons transformer les structures sociales. À cet égard, les réseaux sociaux peuvent être un lieu très puissant de transformation des subjectivités, des évidences, notamment auprès des jeunes générations. En France, je crois que le combat Adama est un très bon exemple de la manière dont Instagram à constitué un lieu très puissant de production de subjectivités en lutte contre l’ordre racial et l’ordre policier à travers l’activité du compte d’Assa Traoré. Je mentionne volontairement Instagram car je crois que c’est un réseau social très beau, très créatif ; beaucoup plus que Twitter qui me paraît être un lieu de réaction, du basisme, et du simplisme.
Ça représente quoi, aujourd’hui, la convergence des luttes ?
C’est une injonction dont le mouvement social doit se débarrasser. L’injonction à la convergence des luttes repose sur une perception erronée du monde social. Elle suppose qu’il y aurait un centre, qu’il y aurait une logique homogène qui tiendrait le monde en sorte que les luttes sectorielles devraient se rassembler pour affronter leur ennemi commun. Mais en réalité, les systèmes de pouvoirs que nous affrontons sont spécifiques, pluriels, chaotiques. Il n’y a pas d’unité du monde. Dès lors, les luttes doivent se déployer dans leurs spécificités. Elles doivent chercher à identifier les systèmes de pouvoir réels qu’elles affrontent et les mesures concrètes pour les démanteler et renoncer à l’inverse à se battre contre des entités mythologiques.
Personnellement, lorsque je vois des gens arriver dans une lutte qui vient de commencer et dire aux autres qui commencent à lutter : « Il faut faire la convergence de luttes », je les considère comme des destructeurs. Une lutte est efficace non pas quand elle monte en généralité mais quand, au contraire, elle gagne en spécificité ; non pas quand elle se perd dans des abstractions mais quand elle gagne en précision.
« Le sentiment d’impuissance qui nous habite ne doit pas nous conduire à renoncer à l’action mais bien à renoncer aux formes d’action qui nous piègent pour essayer d’en inventer de nouvelles. »
Beaucoup d’esprits progressistes boycottent le vote pour ne pas avoir à être complice d’un système qui leur a toujours été hostile. Ils défendent aussi l’idée qu’on se trouve bloqué·es dans une structure faussement démocratique.
Il est possible en effet que la réticence de beaucoup de gens de gauche à voter vienne d’une difficulté à être à l’aise avec l’exercice de la domination, de la contrainte ; alors que la droite est assez à l’aise avec l’exercice de la violence. Mais plus fondamentalement, il est vrai que je vois très souvent des gens de gauche refuser de voter comme s’il s’agissait d’une forme de complicité au système. Je ne le crois pas du tout. Je crois que cela s’inscrit dans l’économie diabolique de la gauche qui consiste paradoxalement à dégrader symboliquement tout ce qui pourrait nous donner du pouvoir.
Voter est un acte cynique. Ce n’est pas parce que je vote pour quelqu’un que j’en suis complice. Voter est un acte minuscule, et je l’utilise pour faire en sorte que les personnes les moins mauvaises possible occupent des positions de pouvoir, même pour faire des petites différences. Je peux voter pour quelqu’un avec qui je suis en désaccord ou quelqu’un que je n’aime pas. Pour moi, il n’y a jamais rien à perdre à voter.
Est-ce que le sentiment d’impuissance politique actuel ne risque pas de désolidariser les plus jeunes avec le monde politique, ce qui va laisser la place aux idées antagonistes ?
Je conçois mon livre comme une sorte de lettre à la jeunesse et notamment à la jeunesse radicale. Le sentiment d’impuissance qui habite nombre d’entre nous doit être compris comme étant historique. Il ne doit pas conduire à renoncer à l’action mais bien à renoncer aux formes d’action qui nous piègent pour essayer d’en inventer de nouvelles. Et donc, si une certaine forme de rapport au sentiment d’impuissance conduit à une désertion du champ politique actuel, c’est une bonne nouvelle si cette désertion s’accompagne d’un deuil des formes inefficaces pour de nouvelles modalités de la pratique politique plus rationnelles.
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