Société

Militer sur Instagram : le double impact sur la santé mentale

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Quand elle lance son compte Instagram en mars 2019, Corps Cools* (32 ans) aspire à combler le manque de visions différentes au sujet de la grosseur. « À la base, mon idée c’était juste de faire une bibliothèque qui recense des trucs cools dits et faits sur les personnes grosses, explique-t-elle. Le sujet m’intéressait depuis plusieurs années, je galérais à trouver des infos qui en parlaient et je n’étais pas à l’aise avec le discours des gens qui prenaient la parole à ce propos dans les médias. » 

Trois ans et demi plus tard, son compte affiche près de 150 publications et cumule plus de 30 000 abonné·es. Le projet a pris une place importante dans le fat activism, et Corps Cools est parfois sollicitée par des revues et des maisons d’édition, en tant que spécialiste. Mais au-delà des invitations à prendre publiquement la parole, elle est aussi devenue le soutien moral de beaucoup de gens qui la suivent. Avec la visibilité, sa boîte de réception n’a pas tardé à crouler sous les messages privés. « Je pense que quand tu portes un discours qui fait écho chez les gens, ça leur donne envie de te dropper leur histoire, ajoute-t-elle. Beaucoup de gens me disent qu’avant de découvrir mon compte, ils n’avaient pas conscience de ce qu’ils subissaient. » 

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En devenant des références, certains profils ont peu à peu acquis la responsabilité de se voir confier des récits personnels en lien avec leur domaine de spécialisation. Sans être formés à les appréhender, et avec tout ce qu’il y a de charge émotionnelle à gérer.

Le compte Paye Ton Tournage, à la différence de Corps Cools, a été lancé dans le but précis de rassembler des témoignages de faits d’agression sexuelle et de sexisme dans le milieu du cinéma. Alice Godart (29 ans), qui a co-créé la page, fait parfois face à une situation qui peut se révéler double : à la fois celle de lire et partager les témoignages qu’on lui confie, mais aussi de se retrouver à donner des conseils d’ordre juridique – un aspect avec lequel elle n’est pas très à l’aise, notamment parce qu’elle avoue ne plus forcément faire confiance au système judiciaire. « Je me rends bien compte que c’est pas à nous d’agir politiquement, on n’est pas en mesure de le faire, reconnaît-elle. Tout ce qu’on propose c’est une mise en commun de témoignages, et ça a ses limites. »

Trauma par procuration 

Alice n’avait que 25 ans et venait à peine de sortir des études quand elle a commencé son compte. Elle n’était pas psychologiquement armée pour gérer les témoignages et les appels à l’aide. « Au début, c’était assez dur parce qu’on a pu recevoir des témoignages de viols et d’agressions », explique-t-elle, et précise que pour certaines victimes, elle sent que sa page Instagram est « un de leur seul espoir ». Dû à ce rôle, elle dit avoir tissé des relations fortes avec les victimes qui la contactent. « J’ai souvent peur de mal faire, de ne pas leur dire ce qu’elles auraient besoin d’entendre, confie-t-elle. De leur côté, c’est un peu une relation de dépendance. Souvent, elles m’écrivent à des heures pas possibles, elles ont besoin urgemment de soutien. C’est pas évident de savoir que de l’autre côté de l’écran, il y a une personne en situation de détresse, parfois en tentative de suicide, en gros désespoir. » 

Ces pages Instagram peuvent offrir un endroit sécurisant propice à la confidence et, comme le précisent Corps Cools et Alice, la majorité des réactions et messages reçus sont positifs et encourageants. Mais la réception de témoignages violents ou traumatiques à répétition peut entraîner des conséquences graves sur les personnes écoutantes.

Selon Lauraline Michel (28 ans), du collectif féministe, artistique et militant OXO, la question de la fatigue de compassion et du stress vicariant – aussi appelé traumatisme secondaire ou par procuration – est encore trop peu connue. Bien que cet état ne soit pas une fatalité pour les militant·es en ligne, « c’est un risque à prendre en compte quand on travaille dans les métiers liés à la relation d’aide », dit-elle. Ce stress vicariant peut engendrer un changement profond de la vision du monde des personnes qui y font face. À force d’être confrontée à des récits personnels parfois tragiques et traumatiques, la personne écoutante peut avoir du mal à garder un sentiment d’espoir ou même une estime d’elle positive. « Les personnes confrontées au quotidien à des récits traumatiques peuvent finir par ressentir les mêmes symptômes physiques que les personnes traumatisées qu’elles accompagnent », complète Lauraline. 

« Ça peut être violent », dit Barbara* (34 ans), créatrice du compte D’où, un espace de « de coups de gueule féministes au gré de l’actu sexiste ». « Je suis consciente que la personne me confie quelque chose d’intime qui a pu être violent et ce n’est pas toujours simple de savoir ce qu’on peut en faire, trouver la bonne distance à prendre par rapport à ça. »

Le collectif OXO – en collaboration avec l’ASBL Femmes Prod et la superviseuse en travail social Frédérique Bribosia – organise des formations et supervisions gratuites pour sensibiliser au risque du développement du stress vicariant. « J’ai surtout réalisé que mon activité bénévole est un métier et que c’est normal que je n’y arrive pas seule », confie Alice, qui a participé à l’une de ces supervisions – et qui gère aujourd’hui le compte avec trois autres femmes ; Clara, Laurine et Nina. La majorité des militant·es qui participent aux séances données par OXO sont d’ailleurs des femmes. Pour le collectif OXO, la vision genrée est cruciale car les femmes « ont majoritairement plus tendance à travailler dans les métiers du soin – souvent dévalorisés – et, à travers cette relation d’aide, revivre et ré-activer des traumatismes personnels », explique Lauraline. 

Dû à son aspect spécifique, le stress vicariant provoque des symptômes qui diffèrent de ceux liés au burn-out – voire au burn-out militant -, mieux encadré car plus connu. « Un burnout c’est lié à un surplus de travail, souligne Lauraline. Ça ne touche pas forcément que les métiers de la relation d’aide. Et en général, quand on n’est plus sur le lieu de travail, les symptômes diminuent fortement. La différence avec le stress vicariant, c’est que ça empiète sur le privé à fond. Les personnes qui font face à ce type de récits au quotidien peuvent finir par ressasser les histoires ; on en arrive à ne pas s’amuser le soir parce qu’on pense qu’on a pas le droit, etc. Il y a quelque chose de profondément lié à ce qui est raconté et transmis au quotidien. »

« Ce que je déteste le plus sur Instagram, c’est Instagram. » 

Au-delà des conséquences de se voir dépositaire des récits, parfois violents, il y a tout le stress directement lié à l’activité en elle-même. Corps Cools reconnaît avoir la tête dedans de façon omniprésente. « Avant, je n’étais pas trop sur les réseaux sociaux ; maintenant, je vais tout le temps sur Instagram, dès le réveil, confie-t-elle. Quand j’ouvre l’application et que j’ai plein de notifs, j’ai direct un stress qui me prend, de peur de faire face à, d’un coup, trop de violence. J’ai toujours un peu la boule au ventre ; je me sens obligée de checker les commentaires pour voir si un post ramasse un début de vague de haine. J’ai toujours ce truc où je me sens sur le qui-vive. Je suis beaucoup plus méfiante que quand j’ai commencé. » À ce sujet, Barbara appuie sur le risque de subir les politiques trop laxistes d’Instagram quant à la question de la haine : « Il y a toujours la menace du raid, du harcèlement, de l’insulte masculiniste ou autre. Il y a vraiment une charge mentale qui vient avec ça. »

En plus de la dépendance et des actions groupées de forces réactionnaires, certains paramètres techniques il y a la loi opaque des algorithmes, et il faut alors trouver l’énergie de négocier avec ces règles incertaines. Clara* (36 ans), créatrice du compte Racisme Invisible, résume à sa façon : « Le fonctionnement obscur de l’algorithme et le shadow ban arbitraire sont des entraves énormes au travail militant. Les contenus mis en avant sont les vidéos légères ou qui font le buzz au détriment des textes, notamment engagés… Ce que je déteste le plus sur Instagram, c’est Instagram. » 

Il est aussi important de souligner que ce qu’Instagram peut bannir ou censurer est souvent le fruit d’un travail important et transversal, entre la recherche, l’analyse, la création textuelle et graphique, la relecture, le rythme à garder au niveau des publications – le tout, bien entendu, sans rentrées d’argent. « Pour nous toutes, c’est un travail bénévole en plus de nos activités diverses dans le cinéma, précise Alice. Donc à chaque fois, c’est sur notre temps libre ou sur notre lieu de travail. Ça m’est arrivé d’arrêter de travailler pour gérer une situation, pour répondre au téléphone avec une avocate ou une journaliste. »

Quand la pandémie de Covid frappe en 2020, Fatima-Zohra Ait El Maâti (26 ans), à la base du projet féministe Imazi Reine, s’adapte et organise des événements en ligne. Cette étape a été un tournant et lui a permis d’atteindre plus de gens, mais elle a aussi rendu la tâche plus énergivore, ce qui a sérieusement poussé sa créatrice à se remettre en question. « Imazi Reine c’était pas mon métier, c’est quelque chose que je faisais avec amour et passion, dit-elle. Ça ne pouvait pas me prendre 4 ou 5 heures par jour pour gérer une communauté en ligne. Je n’étais pas payée pour être community manager pour une page dite militante avec du gain financier derrière. »

Fatima-Zohra a décidé de stopper son activité il y a peu, pour envisager une autre forme de projet. « Plutôt qu’un post qui est liké par 3 000 personnes sur Imazi, une table avec 10 personnes qui ont besoin de discuter fait parfois plus de bien. Les deux choses peuvent exister simultanément mais je pense ne plus être la personne qui veut s’investir dans le virtuel. »

Sortir des réseaux

Que ce soit en partie à cause du stress par procuration ou le stress lié à l’activité du compte en lui-même, ce désir de quitter Instagram – ou au moins de varier les approches -, d’autres l’évoquent aussi. Alice admet être en état de fatigue par rapport à son activité en ligne. « Je ne crois plus trop aux modes d’action sur les réseaux, dit-elle. Je pense que ça a été une force à un moment. Mais là, il y a eu une telle accumulation, avec #MeToo, BalanceTonBar… Ces mouvements ont du sens quand ils naissent, mais à partir d’un moment, on est submergé par ces témoignages et l’impression qu’on les connaît déjà. » 

Alice confie que, selon elle, la page ne sert plus vraiment ; les témoignages se suivent et se ressemblent. « Je ne sais pas si ça sert à grand-chose d’en publier davantage, remet-elle. Si quelqu’un s’intéresse à ce sujet, les témoignages sont là. Instagram, c’est un moyen rapide et accessible de toucher les gens, créer un réseau d’entraide et sensibiliser sur un sujet, mais c’est facile de se perdre et se sentir immobilisé·e. » En même temps, elle reconnaît que ces moyens virtuels peuvent parfois amener à des résultats concrets beaucoup plus rapidement : « La satisfaction que peuvent apporter les réseaux sociaux et les témoignages est beaucoup plus directe qu’un travail acharné pendant 4 ans pour obtenir un tout petit financement. »

« Parfois j’ai l’impression que y’a des grandes vagues d’indignation sur les réseaux sociaux mais qu’elles ne concluent à rien dans le réel », poursuit Corps Cools. En marge de son compte, elle a co-fondé une association, Fat Friendly, avec laquelle elle développe en collectif un site et une application qui recensent et cartographient l’accessibilité des espaces pour les personnes grosses. L’asbl donne également des formations et organise des rencontres. « Sans ça, j’aurais vrillé depuis longtemps, ajoute-t-elle. C’est aussi le problème sur internet : c’est très individuel, on a un compte et on est solo derrière. Le collectif est important. J’ai par exemple l’impression que les syndicats restent des modes d’action traditionnels qui donnent plus de résultats et arrivent plus à leurs buts que nous. » Elle nuance toutefois : « Et en même temps, les collages, c’est un truc qui s’est répandu avec les réseaux. Ça a fait que beaucoup de personnes ont collé, rencontré d’autres personnes, été en manif alors qu’elles n’y avaient jamais été. » 

Contrairement à Fatima-Zohra qui a quitté Instagram, ou Corps Cools qui avoue vouloir le faire aussi, Nabil Sheikh Hassan (35 ans) a récemment commencé à publier sur son compte perso, en mars dernier. Nabil vient du milieu militant plus traditionnel ; il a travaillé longtemps pour un syndicat. L’objectif de ses publications est aussi différent, puisqu’il vise surtout à parler des questions socio-économiques et politiques – il n’est pas aspiré par des récits personnels provenant de gens qui le suivent. Pour lui, les réseaux sociaux et les actions de rues doivent être conjoints : « Ce n’est pas parce qu’on a une grosse communauté que les choses vont changer. Concernant le réchauffement climatique, il y a des têtes qui ont des millions de followers ; est-ce que les gouvernements bougent d’un iota à ce niveau ? Non. Donc en fait, tant que les gens ne crament pas des trucs et ne font pas des actions un peu importantes, ça risque pas de bouger. Ça n’empêche pas qu’il faut faire quelque chose sur les réseaux sociaux. Les gens ont une identité virtuelle en plus d’avoir leur vraie vie, donc Instagram est un lieu de plus à creuser pour aller chercher des gens. » 

Alice ajoute : « Je pense que ça ne devrait pas être une vocation d’être militant·e sur Instagram. Malheureusement on est obligé de passer par là. Mais je ne pense pas que ça va durer très longtemps, Instagram est devenu invivable de toute façon ; il y a trop de pubs, trop d’algorithmes discriminants… » 

« Les gens ne savent pas vers qui se tourner »

La plupart des comptes contactés soulignent un sentiment de vide institutionnel. « Avec certaines personnes qui suivent mon compte, le besoin vital de parler et d’être compris·e révèle un manque de moyens dans la société », lance Corps Cools. « Il manque indéniablement de lieux ressources identifiables par la population, ajoute Clara de Racisme Invisible. Institutionnellement, il y a un vide total. Les gens ne savent pas vers qui se tourner et moi-même, je ne sais pas vers qui les renvoyer. » 

« Dans le cadre des militant·es, souvent, il n’y a pas de structures qui les soutiennent, ou pas d’argent ; et ces militant·es pallient des manquements de l’État quant à la question de la violence et ses effets », explique Lauraline. La problématique de la violence – multiple, qu’elle soit sexiste, grossophobe, raciste, économique, entre autres – semble loin d’être considérée comme priorité publique numéro un. Alors, en l’absence d’investissements au niveau institutionnel, comment faire en sorte que les espaces de soutien ne se résument pas seulement aux comptes pédagogiques et militants sur les réseaux sociaux ?   

La question de la stigmatisation de la santé mentale joue aussi un rôle important. Il peut être difficile de se sentir suffisamment à l’aise que pour se confier dans nos sphères privées ou auprès d’un·e spécialiste. Et parfois encore plus avec les solutions institutionnelles qu’on nous propose comme la justice ou la police, en cas d’agression. « Les victimes sont tellement mal traitées, rappelle Barbara. C’est déjà la croix et la bannière pour être crue tout simplement. »

Certes, des solutions d’accès au soin plus abordables existent, comme les maisons médicales où des services subventionnés comme le SAS, mais il faut encore être au courant, et ces espaces restent parfois trop généralistes pour des personnes ayant des besoins spécifiques. « Les psys devraient être bien plus accessibles et plus sensibilisé·es au sujet de la grosseur, par exemple » explique Corps Cools – qui affirme par ailleurs que certains comptes pédagogiques finissent parfois par eux-mêmes informer certain·es spécialistes du monde médical. 

À cause de ce manquement au niveau institutionnel, certaines de ces activistes lancent leurs initiatives personnelles, comme Alice. Déçue par les difficultés de l’accès à l’aide aux victimes à Bruxelles, elle a monté son propre groupe de paroles pour les victimes de violence sexuelles. « Paye Ton Tournage m’a vraiment permis de concrétiser des choses que j’avais envie de faire, dit-elle. Pour l’avoir vécu moi-même, je sais que ce qui améliore la situation des victimes, c’est les groupes de parole. » Corps Cools aspire également à pallier le manque avec Fat Friendly : « La vision à long terme avec l’asso, c’est d’arriver à créer un centre de soins communautaire pour les personnes grosses. » Quant à Fatima-Zohra, elle vient d’obtenir les clés d’un atelier de travail pour créer un espace sécure destiné aux différentes communautés – féministes et queer – avec lesquelles elle interagit.

En attendant c’est ce constat sidérant que les manquements au niveau institutionnel révèlent : pour certaines personnes, la seule chose capable de les aider restent ces comptes Instagram – gérés par des bénévoles non-qualifié·es, faut-il le rappeler, et qui ne peuvent pas endosser ce rôle à eux-seuls. Alice résume : « Même si on a envie de tout faire, il faut redéfinir : je ne suis pas la psy de ces victimes. Je recueille leurs témoignages. C’est tout, et c’est déjà bien. » 

Corps Cools sait qu’elle arrêtera Instagram un jour. Mais de temps à autres, des messages lui rappellent l’importance de son action – ce qui la maintient dans une sorte de spirale sans fin : « Récemment j’ai eu cette envie de quitter les réseaux et une meuf assez vieille m’a dit qu’elle était renfermée chez elle, qu’elle ne voyait plus personne et que lire mes posts était un truc incroyable dans sa vie. » Cette femme lui a notamment confié avoir enfin eu le courage d’aller à la piscine. « Pour elle, c’était un bon vers l’avant énorme, raconte Corps Cools. Si ce que je fais sert ne serait-ce qu’à une personne, ça me donne du courage. »

*Seuls les prénoms ou le nom du compte sont mentionnés afin de protéger leur identité. 

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