Il y a quelques années, Ian McKellen et Patrick Stewart ont fait les gros titres alors qu’ils jouaient simultanément dans deux pièces de théâtre. Les tickets se sont vendus comme des petits pains, et quand mon pote Matt m’a appelé pour savoir si j’étais plutôt partant pour No Man’s Land ou Waiting for Godot, j’ai opté pour Godot – dont je n’avais entendu que du bien. Sauf que comme la vie est nulle et qu’on ne peut pas toujours avoir ce que l’on veut, on s’est retrouvé avec deux places pour No Man’s Land. Les billets étaient chers, et les places excessivement éloignées de la scène.
Matt m’a demandé si j’étais partant pour manger quelques sushis avant d’y aller, aux alentours de 18 heures. La pièce était à 20 heures, mais il avait réussi à s’échapper de son boulot plus tôt. Comme je suis écrivain et que je bosse à domicile, les gens qui me proposent de sortir – et qui, eux, bossent dans des entreprises d’adultes – estiment que je suis disponible à leur convenance. J’ai toujours eu ce sentiment, souvent renforcé par le fait que c’est tout à fait vrai. Matt m’a aussi demandé si j’avais déjà vu le documentaire Jiro Dream of Sushi. « Bien sûr », ai-je menti.
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Non loin du théâtre, tout a basculé. Un protégé de Jiro venait d’ouvrir son propre restaurant de sushis. C’était supposé être « transcendant ». C’est ainsi que nous avons décidé de nous remplir le ventre avec des poissons bourrés de nutriments, avant d’écouter le Professeur X et Magneto nous dire quelques mots.
Nous sommes entrés dans un immeuble lambda, et le gardien nous a indiqué que le restaurant était situé au troisième étage. Je sentais déjà un goût d’aventure planer. À Manhattan, un restaurant qui se trouve plusieurs étages au-dessus du niveau de l’océan signifie soit que la nourriture y est particulièrement bonne, soit qu’il s’agit d’un attrape-touriste. Nous avons soulevé un rideau rouge qui donnait sur une salle à manger vide, et les serveurs nous ont accueillis très chaleureusement.
On nous a expliqué que Toma – le protégé de Jiro – était sur place cette nuit-là, et que nous devrions nous asseoir au comptoir. Matt ne tenait plus en place. Il s’occuperait lui-même de préparer nos sushis. J’étais même un peu triste de n’avoir qu’une heure pour dîner. J’adore les sushis et je m’étais préparé à faire une razzia.
Nous avons commencé par du thon, puis du thon gras. Ensuite, nous sommes passés au toro. Après chaque tournée, le serveur changeait nos assiettes et nous donnait de nouvelles serviettes propres. On nous a déconseillé d’utiliser des baguettes et de tremper nos sushis dans de la sauce soja. C’était contraire à tout ce que j’avais appris jusqu’ici : j’avais l’impression d’être sur la planète Mars – ou peut-être au Japon, tout simplement.
Toma préparait le repas avec son assistant – c’était les meilleurs sushis que j’ai eu l’occasion de manger de toute ma vie. Après chacun des plats, Toma griffonnait quelques chiffres dans un carnet. Puis il nous souriait, avant de nous proposer un énième sushi délicieux. L’uni était particulièrement bon. « Uni » désigne un oursin, qui a une consistance très molle et très agréable. J’ai adoré. Et il était de toute évidence tout frais, puisque Toma l’avait découpé juste devant nous.
Au bout d’un moment, Matt s’est penché vers moi pour me dire : « Ça va nous coûter un bras ». J’étais plutôt d’accord – la nourriture était incroyable et le service formidable. Je n’avais jamais été autant choyé dans un restaurant. En gros, on s’était psychologiquement préparé à lâcher 100 balles, voire 150. Quand l’addition est arrivée, nous avons respiré un grand coup. « Ce sera beaucoup plus cher que les places de théâtre » ai-je plaisanté. Nous l’avons ouverte ensemble, comme des présentateurs médiocres aux Golden Globes.
Il y avait un « 1 » suivi de trois zéros. Mille. 1 000 euros.
Comme je l’ai dit plus haut, je suis écrivain. Je n’avais certainement pas ces 1 000 euros, et Matt non plus. Ma réaction immédiate fut de penser qu’ils s’étaient plantés : « Non, non, nous avons besoin de l’addition en euros, la bonne », ai-je demandé, persuadé que la somme était indiquée en yens. Mais c’était bien 1 000 d’euros. Le serveur nous a expliqué que c’était la bonne somme, que tout ça était bien réel et que l’oursin était vraiment très « frais ».
Je lui ai tendu ma carte crédit, persuadé qu’elle serait refusée – si un compte bancaire avait le pouvoir de se marrer, le mien l’aurait fait à cet instant précis. Le but était simplement de gagner du temps pour trouver une stratégie. Matt a déclaré que nous n’étions pas préparés à une telle addition, et que rien ne laissait entendre qu’un seul morceau de cet uni pouvait coûter, genre, 100 euros. Mon cerveau était fixé sur autre chose. Je me demandais ce que je risquais si je sautais d’une fenêtre pour m’enfuir. Mais Matt avait un autre plan. « Voilà ce qu’on va faire : je vais tout payer, puis je vais appeler ma banque pour faire opposition. »
Ma carte a été refusée – ce qui n’est pas franchement étonnant, puisqu’il s’agit d’une carte promotionnelle que j’ai obtenue en échange d’un parapluie – Matt leur a tendu la sienne, puis s’est retourné pour me dire : « Merde. On ne peut quand même pas ne pas filer de pourboire. » Évidemment, il avait raison. Le service était parfait. Que représentent 20 % de 1 000 euros ? Probablement plus que le total de mes courses de la semaine dernière, facile.
Les sushis étaient excellents, mais là n’était pas le problème. En sortant, je me sentais en pleine forme. J’avais l’impression que je pouvais courir un marathon ou soulever une voiture. Mais je n’étais pas vraiment rassasié. Sur la route du théâtre, Matt continuait de murmurer : « Je vais faire opposition, c’est tout, je vais faire opposition. » J’ai marché jusqu’à un distributeur pour vider mon compte épargne et lui rembourser ma part.
(Il s’avère qu’il n’est pas possible d’acheter des choses très chères et de faire opposition. Matt a fini par s’acquitter de sa dette.)
On s’est mis d’accord pour commander des pizzas et regarder X-Men la prochaine fois – parce que je ne me rappelle même plus de cette putain de pièce.