Si vous débarquez dans le souk de Tanger à la recherche de produits de la mer, il suffit de suivre les cris des poissonniers qui haranguent les passants. Pour la viande, vous reconnaîtrez facilement l’étal d’un boucher aux têtes de chèvres qui trônent sur le comptoir. Par contre, si vous venez acheter du pain, il n’y a qu’une adresse qui compte : celle de « maman » Zohra et de ses deux fils.
Elle est assise derrière un étal long comme trois tables, croulant sous le poids de différents pains, les tours de khobz, les rangées débordantes de harcha ou les beghrir moelleux. Tous ont été faits maison par Zohra et sa belle-sœur. On trouve aussi ce pour quoi je suis venu jusqu’ici : le m’smen encore chaud.
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Je crois bien que le m’smen, ou rghaif comme il est appelé au nord du Maroc, est en passe de surpasser le tajine de pigeon et les sandwichs au foie de poulet dans mon classement des meilleurs plats marocains. Dégusté au moment du petit-déjeuner ou du goûter, on présente souvent le m’smen comme « la crêpe marocaine » mais ce n’est pas rendre justice ni à la crêpe, ni au m’smen. Il s’agit bien de deux entités à part entière – et pas seulement parce que l’une est carrée et l’autre est ronde.
Contrairement à la fine crêpe, le m’smen marocain donne beaucoup plus à se mettre sous la dent et cale mieux que n’importe quel pancake. La sensation de confort qu’on éprouve en mâchant cette pâte tendre et chaude rappelle étrangement celle qu’on peut ressentir en dégustant un bon morceau de steak – mais le m’smen est complètement végétarien. La semoule ajoute de la mâche à cette épaisse couche de pâte tandis que l’huile et le beurre qui entrent dans sa composition lui donne un parfum inimitable.
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On peut garnir le m’smen pour en faire un snack sucré ou salé – voire les deux à la fois. Le m’smen beurre-miel est un classique du genre. On peut aussi les accompagner de confiture d’abricot, d’orange ou d’autres fruits. Si vous êtes du genre à kiffer le beurre de cacahuète, vous devez absolument tester son homologue local : l’amlou, un beurre d’amande parfumé à l’huile d’argan. D’autres garnitures plus modernes sont également proposées comme du Nutella ou encore des fromages à tartiner du type Vache Qui Rit.
En vérité, cette petite liste ne rend pas bien compte de l’étonnante diversité du m’smen – dont je suis lesté de quelques kilos au moment de quitter Zohra – qui peut prendre de nombreuses formes et de nombreux noms.
Et en voici quelques versions.
M’smen
Le m’smen classique est carré. Il peut être fait avec de la farine normale (celle qu’on trouve dans tous les supermarchés) ou de la farine de blé complet (c’est avec elle qu’on fabriquait traditionnellement le m’smen, avant que la farine blanche ne devienne moins chère que la farine moulue localement). La pâte du m’smen doit être repliée sur elle-même plusieurs fois en carré, en ajoutant toujours plus d’huile qu’il ne semble nécessaire. Cela va créer un feuilletage à la cuisson. On peut aussi profiter de ce pliage pour farcir le m’smen avec de la viande, du poisson et/ou des légumes ou encore de la khlea (préparation marocaine à base de bœuf) finement tranchée.
Meloui
Si les portes du paradis ont un paillasson, il a sans doute l’apparence et le goût du meloui. Ce frangin du m’smen est fait avec la même pâte que le précédent sauf qu’on ne va pas replier celle-ci en carré ; on l’aplatit avant de la rouler sur elle-même. Le goût et les façons d’agrémenter le meloui sont identiques au m’smen ; c’est la texture qui diffère ici. Moins facile à manger, les spirales créées par la pâte font du meloui un m’smen tout à fait à part.
Rezat el qadi
Rezat el qadi veut dire « turban du juge ». En réalité, ça ressemble plus à un nid d’oiseau qui aurait été écrasé par une voiture. Mais oublions l’apparence et parlons texture, car le rezat el qadi domine en la matière. Bien préparé, ses filaments de pâte, rziza, craquent en bouche comme les épines de pin sous le pied en été. Étant donné l’extrême friabilité de cette variante, il est moins facile d’y appliquer des sauces ou d’autres garnitures. Par contre, ajouter un rezat el qadi à n’importe quoi semble rendre l’aliment dix fois meilleur qu’au départ. Ça marche avec le tagine de poulet comme avec un bol de lait chaud ou encore une poêle remplie de beurre fondu et de miel.
Le rezat el qadi peut être plus difficile à se procurer que le meloui. Le m’smen classique se trouve dans toutes les médinas du Maroc. Il est vendu entre deux et quatre dirhams (20 et 40 centimes d’euros). En général, les boutiques qui les vendent font la taille d’un placard à balais dans lequel on aurait trouvé juste assez de place pour mettre une grande poêle, un comptoir et trois personnes (généralement, des femmes) en train de s’affairer autour des m’smen.
Un conseil : si les m’smen ne sortent pas tout juste du four, demandez à les faire réchauffer. Car rien n’est plus triste qu’un m’smen froid.
Pour beaucoup de Marocains, le m’smen cristallise pas mal de bons souvenirs. Najette Derni est d’origine marocaine et elle a été élevée en France. Pour elle, le m’smen a l’odeur de la maison, de la famille, de l’enfance, du thé à la menthe et aussi d’une époque un peu moins facile. Quand sa sœur était enceinte, celle-ci réclamait tous les jours de la r’fissa ; un plat à base de poulet, de lentilles et de fenugrec servi sur un petit m’smen. Najette et sa mère se relayaient donc chaque jour pour préparer ce plat compliqué à faire.
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« À la fin, on en avait tous marre », se rappelle Najette avec désormais plus de nostalgie que d’irritation.
Je comprends sa sœur. Bien que je n’aie pas un autre être humain dans le ventre, ce dernier me réclame chaque matin une portion de ce merveilleux pain doré. Je n’ai pas de sœur comme Najette ni de mère pro des m’smen mais tant que j’habite à Tanger, j’aurais Maman Zohra.