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LE NUMÉRO « FICTION 2013 »

Pas exactement ça

« Chez moi, c’était une pièce au septième étage, avec une cuisine qui faisait aussi salle de bains, et une vraie petite baignoire dans laquelle je pouvais me tenir, les jambes recroquevillées, tout en faisant cuire quelque chose sur le réchaud, et ça...

Illustration : Anna Wanda

Le garçon qui a écrit cette nouvelle avait 20 ans lorsque je l’ai rencontré. Il est venu s’installer ici, dans une chambre de bonne située au-dessus de notre salon, et j’ai tout de suite aimé sa présence. Lorsque je l’ai connu, il m’a dit qu’il s’appelait Gabriel, mais un jour qu’il était enfermé à l’extérieur de chez lui, il est passé chez moi, et nous avons fait appel à un serrurier. Lorsque sa porte s’est enfin ouverte, j’ai aperçu sur son petit bureau une photocopie couleur de son passeport où il était inscrit, à côté de sa photo : Neto Harrington, ou Neto Hawington, quelque chose comme ça ; Neto en tout cas. Il m’a souri, il a dit : « Merci », et j’ai compris que ça n’était pas la peine que je reste trop longtemps chez lui. Je choisis de lui dire comme ça, en introduisant cette nouvelle qu’il publie pour la première fois, que ça ne change pas grand-chose pour moi. Ce sont ses secrets, et ils ne regardent que lui. « Ils ne regardent que moi. Ils me regardent très fixement. » Je l’entends dire ça d’ici. *** « C’était une nuit sans ville. Une nuit pleine d’elle-même dont j’apercevais, par la fenêtre, des morceaux que je tentais de lier entre eux. Je terminais la lecture d’un article dans un journal français où l’on parlait de simulacre, et je me demandais ce que voulait dire exactement ce mot. Je le connaissais, mais ça n’était pas clair, et simulacre résonnait dans mon crâne comme une chanson dont on ne connaît pas bien l’air. J’avais prévenu peu de monde parce que je connaissais peu de monde. Ma mère avait dit « Très bien », et mon frère avait sans doute simplement tourné la tête, il avait dû me regarder avec son air de dire que je suis juste une petite parenthèse, et il avait dit « bon voyage alors ». Dans cet avion, je m’étais en effet senti entre parenthèses, mais une parenthèse dans laquelle tous les rêves sont permis, parce qu’en avion, l’espace et le temps sont les mêmes pour tout le monde. J’avais décollé la pellicule métallique des deux plats posés sur mon plateau comme on découvre un destin caché. La fumée s’était évaporée comme un nuage, laissant apparaître du riz et du poulet comme un paysage vu du ciel, et je l’avais mangé presque intégralement. Puis j’avais enfoncé ma cuillère dans une génoise jaune que j’avais ensuite mangée par très petites portions, comme on mangerait des bonbons. J’ai goûté le pain, le fromage, tenté d’ôter la croûte, mais j’ai fini par la manger elle aussi. J’ai regardé la double vitre en plastique, touché les contours arrondis de la fenêtre, tenté d’apercevoir plus loin que la possibilité de la vue. Un échantillon de trou noir. À présent, je regardais le dos du fauteuil sur lequel avait été fixé un petit écran, et je me suis dit que sur cet écran, on pouvait voir défiler les idées qu’avaient derrière la tête les passagers assis devant soi. J’ai tenté d’arrêter de penser pour ne pas que la femme derrière moi se moque. J’ai préféré regarder par la fenêtre, m’enfermer dans le son sourd et ruminant de l’avion, dans cette buée de riz et de poulet, dans cette génoise jaune et cette nuit noire, et tout cela fit naître en moi le sentiment d’une solitude paisible et rassurante. Je suis arrivé là en 1994. J’avais le teint beige, le corps un peu plus pâle que le visage, les cheveux noirs et des yeux très foncés qui avaient tendance à changer de couleur avec le temps, avec la lumière. J’avais l’impression d’être un paysage sujet aux changements climatiques. Ici, j’étais devenu celui qui bronze en deux minutes dans un square, j’étais devenu un de ces bonshommes à qui on demandait en s’approchant tout près : “Ils sont de quelle couleur tes yeux en fait ?” J’étais une sorte de territoire étranger. J’étais arrivé seul, et très vite, j’ai eu une sorte de chambre de bonne dans un quartier dont on me disait qu’il était populaire et que j’ai vu se transformer au fil des années. Le quartier est devenu plus propre, les rues ont été nettoyées, les arbres ont poussé, des cafés avec l’intérieur tout en velours ont ouvert, des filles de plus en plus jolies se sont mises à remonter la rue, puis il y a eu des hommes en sandales avec des manteaux noués comme des peignoirs, des attroupements devant le manège pour enfants. On a commencé à se dire bonjour dans la même langue entre gens du même âge, il y a eu des femmes enceintes, des poussettes. La rue avait été repeuplée. Je m’asseyais souvent là, sur un banc qui m’avait accueilli lorsque je suis arrivé, et je ne m’étais fait aucun ami. J’étais, je crois, un garçon trop asexué, j’étais trop seul et surtout, je n’étais pas identifiable. Au début, j’ai cru que j’étais transparent. Pas au point que l’on puisse passer son bras à travers moi, mais mes contours étaient tellement flous, j’avais une sorte de capacité à me diluer dans mon environnement. Je me suis même mis à avoir peur de moi-même. J’avais peur de m’échapper au point de ne plus pouvoir me tenir, comme un chien fou dont la laisse craquerait dans une rue piétonne et très commerçante à une heure de sortie d’école. Le chien partirait au galop et on me regarderait avec un drôle d’air, parce que tout le monde verrait bien que le propriétaire de ce chien fou, c’est moi. Alors de temps en temps, je préférais ne pas trop sortir de chez moi pour ne pas avoir à me tenir dans la rue. J’observais par la fenêtre ces gens qui avaient l’air de savoir qui ils étaient et où ils allaient, leur langage, leur uniforme. J’écoutais la radio jusqu’à ce que mon appareil n’ait plus de piles, j’attendais parfois plusieurs jours avant de pouvoir le faire marcher à nouveau, et c’est comme si moi, je ne marchais plus, parce que la musique que j’entendais à la radio, cette musique du hasard me faisait vivre. Je m’habillais très simplement, mais quelque chose n’allait pas. Une sorte de tribu était en train de se former, et je n’en faisais pas partie. Un jour, j’ai volé dans une boutique une casquette jaune et je l’ai mise pour voir, mais je me sentais mal à l’aise, alors j’ai donné la casquette à un type qui l’a prise et l’a mise à son tour sur sa tête. Chez moi, c’était une pièce au septième étage, avec une cuisine qui faisait aussi salle de bains, et une vraie petite baignoire dans laquelle je pouvais me tenir, les jambes recroquevillées, tout en faisant cuire quelque chose sur le réchaud, et ça sentait bon dans mon bain, j’avais l’impression de me faire bouillir moi dans des épices, j’avais l’impression de prendre les couleurs d’un pays imaginaire, un pays dont je regardais les images dans la librairie qui venait d’ouvrir en bas de chez moi, dont j’apercevais les photos en couleur, des jeunes garçons indiens avec des taches rouges et jaunes sur le visage et un regard blanc et noir saisi juste ce qu’il faut pour arrêter de se sentir coupable. Dans mon bain, je retrouvais mon pays. Je me faisais cuire doucement, lentement, puis je m’habillais, je mettais ce même pantalon en toile et une chemise propre, et je descendais faire un tour dans la rue, j’étais plus propre que tous les autres qui rentraient chez eux, je voyais bien que j’étais trop propre, que je me dirigeais dans l’autre sens, que ça n’était toujours pas ça. Un matin, je suis entré dans ce café qui avait ouvert à l’angle de ma rue et d’un boulevard resté encore un peu sauvage. Je suis entré et j’ai pris ce que je pouvais me payer, un café, que je trouvais déjà quand même assez cher. Je me suis assis et j’ai commencé à écrire sur mon carnet, parce que ma mère m’envoyait toujours des carnets par la poste, dans des enveloppes sur lesquelles elle collait des lignes de timbres impossibles à déchiffrer, sous des tampons dont je n’ai jamais réussi à savoir la provenance. Je me suis assis avec un de mes carnets et un stylo, et j’ai commencé à écrire sur ce que je croyais être mon arrivée ici, mon sentiment d’être une bille perdue dans un sac. Je regardais les lignes blanches, et moi courant comme je pouvais pour essayer de me décrire, et je levais de temps en temps la tête pour regarder les autres. Je les voyais s’agiter placidement, avec cet air, comme s’ils étaient nés ici, et je les enviais parce que j’avais le sentiment qu’ils avaient toujours été là, que l’extérieur était un prolongement de leur être, alors que moi, l’extérieur, il fallait sans cesse que j’y pénètre de force. J’avais peur souvent, qu’on me rentre dedans et qu’on ne s’excuse pas, j’avais peur d’être à la fois invisible et de prendre trop de place, de ne pas être le bon garçon au bon endroit. J’ai écrit en regardant mes mains écrire, je me suis demandé si leur couleur existait en feutre, si elle faisait partie des couleurs qu’on apprenait dans les livres à l’école, ici. Si elle faisait partie des couleurs qu’on apprenait à l’école dans mon pays. Je crois que la couleur de ma peau était celle de ces chiens sans poil que j’avais vu passer une fois dans le quartier, ces chiens beige qui sont comme des arbres sans écorce, dont on dirait qu’ils ont été épluchés. Il s’est mis à pleuvoir et je me suis mis à écrire en temps réel tout ce qui se produisait autour de moi. Le groupe de gens trempés venu se réfugier dans le café, cette fille qui tortillait une mèche de ses cheveux en parlant pendant que l’autre en face acquiesçait de la tête avec ses lunettes pleines de gouttes de pluie. Et puis j’ai tourné la tête et j’ai aperçu par la fenêtre ce garçon avec ma casquette jaune. Son profil s’est décroché du paysage : il avait sur lui tout mon visage, tout mon corps, mon être plein de lui-même et sans grumeaux. Il avait cette couleur que j’avais toujours cherchée, il marchait sans parapluie comme s’il était habitué à ce genre de climat. Là, j’ai ressenti un genre de cercle parfait impossible à décrire. J’ai regardé ce garçon passer avec cette casquette jaune et je crois que c’est à ce moment-là que j’ai décidé de changer de prénom. »