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reportage

Le marché très lucratif des protections hygiéniques en Inde

Les Indiennes sont nombreuses à ne pas disposer de serviettes, et doivent parfois utiliser des bouses de vache ou des journaux.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Des étudiantes à un atelier EcoFemme

Chaque jour après le travail, Paravi, 27 ans, se prépare pour son mariage. Elle lit des magazines et s'entraîne à faire la cuisine pendant que ses tantes lui racontent des anecdotes sur la vie maritale. Mais quand la nuit tombe, l'enthousiasme de Paravi laisse place à l'angoisse. Elle cache un terrible secret – un secret tellement honteux qu'elle n'en dort plus la nuit.

Paravi, voyez-vous, a ses règles.

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Vous pensez que j'exagère ? Pas du tout. La menstruation est un sujet tabou en Inde, et pour beaucoup de femmes, y compris les jeunes femmes éduquées comme Paravi, cette période du mois est un vrai cauchemar.

« Sa plus grande crainte est de savoir comment gérer ses règles une fois qu'elle aura emménagé dans sa nouvelle maison, avec son mari et sa famille », explique Ashish Malani, co-fondateur de Shecup, la première coupe menstruelle en Inde. La page Facebook de Shecup regorge d'histoires comme celles de Paravi : des femmes dont la vie a changé depuis qu'elles ont découvert la coupe menstruelle.

Et il n'y a pas que la Shecup. L'Inde se lance actuellement dans de nombreuses expérimentations. Des ONG, des campagnes gouvernementales et des entreprises sociales ont émergé au cours de ces cinq dernières années. Toutes se sont données la même mission : changer les idées reçues quant aux menstruations.

En 2012, un rapport de l'Organisation mondiale de Ia santé a démontré qu'en Inde, une femme meurt toutes les sept minutes d'un cancer du col utérin. Malani et son frère ont fondé Shecup après que leur tante ait succombé à ce cancer.

« Le cancer du col utérin se développe à partir du papillomavirus humain, qui est un virus sexuellement transmissible », déclare Malani. Mais comme sa tante ne semblait pas vraiment avoir d'activité sexuelle, il pense que c'est peut être le manque d'hygiène menstruelle qui a provoqué l'infection – ce qui est tout à fait probable. L'hygiène menstruelle est un sujet épineux en Inde. Après plusieurs siècles de tabous et de mythes, les femmes font toujours sécher leurs serviettes faites maison dans le noir, dans des coins isolés de la maison – voire sur leur toit – afin que les hommes ne les voient pas.

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Les serviettes en tissu sont réutilisables et donc plus écologiques que les serviettes jetables. Photo : EcoFemme

Ces mêmes femmes sont considérées comme étant impures pendant leurs règles. On leur interdit l'accès à la cuisine, aux temples, aux mosquées. Elles ont même l'interdiction de manger certains aliments – d'aucuns pensent qu'ils pourraient pourrir si elles avaient le malheur de les toucher. Autant de tabous qui seraient risibles si les conséquences n'étaient pas aussi graves.

Alors pourquoi ne pas passer aux serviettes jetables ? J'ai essayé de contacter Procter and Gamble et Johnson and Johnson afin d'en savoir plus. Whisper and Stayfree étant le principal producteur de serviettes jetables en Inde, j'ai aussi voulu savoir quelle était leur stratégie en la matière. Après tout, il y a près de 355 millions de femmes en âge d'avoir leurs règles en Inde, et la majorité n'utilise pas (encore) de serviettes jetables.

Au lieu de ça, certaines d'entre elles utilisent « des vêtements synthétiques, des cendres, du sable, des feuilles sèches, des bouses de vache, des journaux et même du polyéthylène…tout ce qui est susceptible d'absorber le sang », selon Anshu Gupta, fondateur de Goonj, une entreprise qui distribue des serviettes en tissu aux Indiennes les plus pauvres.

Il y a donc un marché à plusieurs milliards d'euros à exploiter ; et j'étais persuadée que P&G et J&J auraient quelque chose à me dire à ce propos. Malgré deux brefs échanges par mail et quelques coup de fils, je n'étais pas plus avancée. J'ai également contacté Kimberly Clark, producteur des serviettes Kotex, qui m'a conseillé d'appeler les « leaders dans ce domaine » – Whisper and Stayfree.

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C'est là qu'entre en jeu SWaCH, une coopérative de collecte des déchets basée à Pune, dans le sud de l'Inde. En mars 2013, ces collecteurs de déchets ont envoyé des sacs poubelle remplis de serviettes hygiéniques sales à Procter and Gamble, Johnson and Johnson, et Kimberly Clark.

C'était vraiment une action désespérée. Ces dernières années, un nouveau type de déchets a fait son apparition : les serviettes sales. À plusieurs reprises, ils ont demandé de l'aide aux producteurs, en vain. Ils leur ont donc transmis les serviettes. L'évacuation des serviettes, qui ne sont pas bio-dégradables, est un problème majeur en Inde.

Elles sont souvent jetées dans les toilettes – ce qui les bouche – ou dans des sacs poubelles, lesquels finiront dans une « décharge » indienne. (Je dis « décharge » mais cela implique que ces sites sont gérés, or ce n'est pas le cas).

Alors quelle est la solution, si ce n'est pas les serviettes jetables ? « Toute femme a besoin d'un bout de tissu », déclare Gupta. « Dans beaucoup d'endroits, cela a pris la forme de serviettes hygiéniques, mais à l'origine c'était des bouts de tissu – partout dans le monde ».

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Des employées de MyPad trient des bouts de tissu qui seront transformés en serviettes hygiéniques biodégradables. Photos : MyPad

C'est pourquoi Gupta et sa société basée à Delhi, Goonj, a lancé MyPad et la campagne Not Just a Piece ofCloth. Goonj a distribué trois millions de MyPads en coton aux femmes à travers l'Inde. Ces serviettes sont réutilisables et 100% biodégradables.

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Gupta a commencé à s'intéresser à ces problèmes en 2004, bien avant que le recyclage ne se popularise en Occident et que la « gestion des menstruations » devienne une expression à la mode en Inde. « Beaucoup de gens s'intéressent aux menstruations – c'est devenu un sujet à la mode. Mais c'est beaucoup de paroles et peu d'actions », déclare-t-il.

Jessamijn Miedema est la co-fondatrice de la marque de serviettes réutilisables EcoFemme, basée à Auroville, dans le sud de l'Inde. Elle est plus optimiste que Guptasur le sujet. « J'ai l'impression que la situation en train de changer », m'a-t-elle dit.

« Quand on s'est lancé il y a cinq ans, les gens se sont moqués de nous "Mais d'où sortez-vous ! Vous voulez nous ramener au Moyen Âge ?" Mais aujourd'hui, il y a une vraie demande pour nos serviettes en tissu ».

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Un kit MyPad avec des serviettes réutilisables. Photo : MyPad

Historiquement, des programmes gouvernementaux et certaines ONG ont subventionné et distribué des serviettes jetables. C'est pourquoi il a été difficile pour les marques de serviettes en tissu comme EcoFemme de se faire une place sur le marché.

Et puis Menstrual Man est arrivé. En 1998, Arunachalam Muruganantham surprendsa femme en train de cacher « un chiffon sale ». Choqué d'apprendre que cette dernière utilise des chiffons plutôt que des serviettes hygiéniques, il décide de fabriquer une machine qui produit des serviettes à un prix abordable.

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Après avoir inventé cette machine, il fut taxé de pervers, avant d'être abandonné par sa femme et ses amis. Muruganantham a fait l'objet de plusieurs articles et d'un documentaire intitulé Menstrual Man. En 2014, le magazine TIME l'a classé dans les 100 personnes les plus influentes au monde.

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Des femmes devant la machine de Muruganantham. Photo : Arunachalam Muruganantham

Près de 2 400 de ces machines (ainsi que des dérivés d'autres entrepreneurs) ont été installées dans les villages indiens et dans des pays en voie de développement.

Les machines coûtent 950€ (elles sont généralement subventionnées par le gouvernement, une ONG ou une RSE). Elles sont ensuite gérées par quelques femmes du village qui produisent et vendent les serviettes à la communauté pour un ou deux centimes pièce.

Mais cette « révolution des serviettes hygiéniques » indienne est remise en question. Les personnes que j'ai contactées pour cet article s'interrogent sur la qualité des serviettes et des machines, et sur le fait de promouvoir un produit jetable.

Muruganantham, pendant ce temps, est toujours aussi enthousiasmé par sa machine : « C'est un appareil mécanique très simple, un peu comme une machine à coudre », m'a-t-il expliqué. Quant aux serviettes : « Elles sont de même qualité que les marques officielles, les matières premières sont les mêmes ».

« Même si je n'encourage pas l'utilisation des serviettes jetables, je suis heureuse qu'il ait pu attirer l'attention sur ces problèmes », déclare Miedema. « Ce qui est très important, c'est qu'il insiste sur la dignité des femmes ».

Miedema a raison, bien sûr. C'est la dignité qui est au cœur de tout cela. C'est sa dignité que Paravi voulait retrouver grâce à la Shecup, et c'est leur dignité que toutes les jeunes femmes veut conserver quand arrivent leurs premières règles. Espérons juste que ce sera toujours la solution la plus digne qui l'emportera.