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reportage

Avec les joueurs d'échecs d'Union Square

Je suis allé discuter avec des mecs qui passent leurs journées à affronter les passants de Manhattan pour gagner leur vie.

Des joueurs d'échecs à Union Square, NYC. Photo : Damien Derouene

Situé sur la 14e rue à New York, l'Union Square est l'un des espaces publics les plus animés dans une ville réputée pour sa diversité et son activité incessante. On y trouve notamment la bande de Hare Krishna, qui se rassemble fréquemment pour danser, des types qui vendent des jouets phosphorescents et des spectacles de rue en tout genre. Il y a aussi la station de métro qui relie trois lignes différentes, un marché agricole et une colporteuse de chats. Et en bas de la place, il y a les joueurs d'échecs.

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La ville de New York abrite de nombreuses places peuplées de joueurs d'échecs. La plus connue est celle de Washington Square Park, qui a gagné en notoriété grâce au film À la recherche de Bobby Fischer. Là-bas, les gens jouent aux échecs pour gagner leur vie. Les joueurs installent une table et interpellent les passants pour une partie qu'ils leur feront payer une poignée de dollars.

Carl, un joueur d'échecs d'Union Square. Photo de l'auteur

Étant moi-même joueur d'échecs, je me suis souvent arrêté pour une partie ou deux en traversant le parc. Avec le temps, je suis devenu ami avec un des joueurs, Carl. Depuis que la place compte autant de joueurs (dans les bons jours, ils sont une petite vingtaine), la concurrence est de plus en plus rude. À l'ordinaire, c'est le joueur avec la plus grosse voix qui obtient le plus de parties. Mais Carl est réservé et poli. Le jour où je l'ai rencontré, il attendait sous un parapluie rouge vif, à quelques mètres de la sortie du métro. Lorsqu'il m'a interpellé, j'étais seulement à quelques pas de lui et je n'ai pas pu résister. Notre partie d'échecs a débouché sur trois autres matchs, et nous avons longuement discuté avant d'échanger nos numéros.

Lorsque j'ai interviewé Carl pour cet article, il ne jouait à Union Square que depuis un mois – un temps relativement court par rapport aux autres joueurs. Comme l'extrême majorité des joueurs, Carl n'a jamais suivi d'entraînement. Mais en l'affrontant, j'ai vite compris que c'était presque instinctif chez lui – il développe des attaques et des phases de jeu bien au-delà de ce qu'on aurait pu lui enseigner. Je lui ai demandé s'il faisait partie des meilleurs joueurs d'Union Square.

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« Oh, certainement », m'a-t-il répondu. « J'ai mis un point d'honneur à jouer contre tout le monde. Crois-moi. J'ai affûté mes compétences, parce que si je veux que ce soit intéressant financièrement, je dois ne rien laisser au hasard. Je ne peux pas demander de l'argent aux passants sans maîtriser ce que je fais. »

Originaire du Guyana, Carl est arrivé à New York à l'âge de 12 ans. Adolescent, il était fasciné par les transports et a conduit des gens à mobilité réduite pendant quelque temps. Mais un jour, Carl a renversé et tué un enfant qui courait dans la rue, ce qui lui a fait perdre sa licence. Après cet accident traumatisant, les échecs ont pris beaucoup d'importance dans sa vie.

« Juste après l'accident, les échecs ont été comme une thérapie pour moi. Ça m'a apaisé, aidé à me concentrer, à réfléchir et à organiser mes pensées de manière positive. Dès que j'en avais l'opportunité, je jouais aux échecs ou je parcourais des manuels pour m'améliorer ».

Je pensais que Carl avait découvert les échecs à ce moment, mais il m'a gentiment corrigé.

« Je suis diplômé du Erasmus Hall, à Brooklyn au 911 Flatbush Avenue », m'a-t-il expliqué. « Et toute personne qui s'intéresse aux échecs sait que Bobby Fischer [considéré comme l'un des plus grands joueurs d'échecs au monde] s'est rendu à cette école. Pendant ma dernière année de lycée, je suis tombé amoureux des échecs. Quand j'ai appris que M. Fischer avait arpenté les couloirs d'Erasmus et respiré le même air que moi, je suis devenu un joueur passionné. »

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Son histoire est presque romanesque – celle d'un personnage qui dévie du cours de son existence après avoir obtenu une information que la plupart des gens auraient considérée comme futile. Je pouvais presque l'imaginer sentir la présence du fantôme de Fischer dans les couloirs de son lycée.

Pour Carl, la réalité est assez différente. Il m'a raconté qu'il était sans emploi et qu'il avait des difficultés à trouver un travail à temps plein. Malgré ses rêves de grandeur, jouer aux échecs est devenu pour lui une manière de se faire un peu d'argent. Mais comme tout un chacun peut l'imaginer, ce n'est pas évident. Carl estime gagner entre 40 et 80 euros par semaine – un peu plus lorsqu'il travaille le week-end. En parlant avec d'autres types du parc, j'ai constaté que c'était à peu près la même chose pour eux.

Chaque joueur fait plus ou moins payer la même somme par partie (4 euros), un prix qui s'est fixé tout seul avec le temps. Généralement, les parties sont chronométrées et chaque joueur a cinq minutes par mouvement. Cette contrainte de temps fait que les parties restent courtes, ce qui permet aux maîtres de jeu d'aborder plus de passants. En fait, elles sont tellement courtes qu'il est difficile de n'en jouer qu'une seule. Mais la rapidité est aussi un avantage pour les joueurs du parc – les joueurs inexpérimentés ne vont pas savoir gérer le temps et prévoir leurs mouvements, et les joueurs d'échecs aguerris ont appris à prendre leur temps et à ne pas se précipiter. Depuis que les joueurs du parc jouent tous les jours dans ces circonstances, le manque de temps des passants n'est plus vraiment un problème.

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En fait, beaucoup des joueurs d'Union Square ont adapté leur jeu à ces conditions temporelles. Une des stratégies est de verrouiller le plateau avec une structure de pions défensive pour étouffer l'adversaire et le pousser à la faute. Une autre est de produire une ligne de front que l'adversaire n'a jamais vue avant afin qu'il prenne plus de temps pour ses déplacements.

Twitty

C'était la tactique favorite de Twitty, le second type à qui j'ai parlé. Twitty a grandi dans la cité de Marcy à Brooklyn. C'est un Afro-Américain qui doit probablement avoir la quarantaine, bien qu'il n'ait pas voulu me révéler son âge. Il travaille à la sécurité de l'aéroport JFK et vient à Union Square durant ses jours de repos. Dans sa famille, le jeu d'échecs était presque un mode de vie ; sa sœur lui a appris les règles quand il avait sept ans. « Tu sais pourquoi elle voulait que je joue aux échecs ? Parce que c'est dangereux de vivre dans la cité. Mon plus jeune frère a été tué. Au moins, quand tu joues aux échecs, tu ne sors pas beaucoup ».

Mais c'est aussi devenu un gagne-pain Twitty et ses frères et sœurs. « Nous étions une famille de huit personnes, alors c'était encore mieux qu'un club d'échecs ! On allait dehors, on jouait pour de l'argent et ça nous permettait d'acheter de la nourriture. Quand on rentrait, on continuait à jouer les uns contre les autres. »

À la différence de Carl, qui est calme et particulièrement introverti, Twitty aime se donner en spectacle. Il est constamment vêtu d'un t-shirt à message et porte de multiples accessoires aux couleurs de son échiquier. Parfois, il arbore carrément deux montres.

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« Tu sais pourquoi je porte deux montres ? Parce que tout est une question de temps. »

Par rapport aux joueurs auxquels je me suis frotté, Twitty est celui qui joue avec le plus de bravoure. « Quand j'étais au collège 223 à Montauk, tous les membres du club d'échecs étaient blancs. Je suis entré, et j'ai demandé à faire quelques parties. Il m'ont dit : "Non, c'est seulement pour ceux qui savent vraiment bien jouer", ce à quoi j'ai répondu : "OK, on va faire quelques parties alors". Nous avons joué sans limite de temps, mais je me déplaçais vite pour leur mettre la pression. Et ils ne savaient plus quoi faire. C'est là que je leur ai dit : "Ce n'est pas parce que je suis noir que je ne peux pas jouer aux échecs. Je suis simplement venu jouer aux échecs, je ne suis pas venu jouer votre couleur contre la mienne." »

Alfred (à droite)

Le troisième type avec qui j'ai discuté s'appelait Alfred. Il parlait doucement, et paraissait un brin plus vieux que Twitty. Je lui ai demandé ce qui l'avait amené à jouer aux échecs.

« J'ai toujours été fasciné par les trucs qui peuvent booster l'ego. Dans la vie, il est toujours bon d'exceller dans un domaine. Ça peut être n'importe quoi. Si vous êtes concierge, soyez le meilleur concierge. C'est pareil avec les échecs. Quel meilleur moyen de rencontrer quelqu'un qui est né avec une cuillère en argent dans la bouche ? Vous n'avez pas à être jaloux, mais vous pouvez évacuer votre frustration en jouant aux échecs. Les échecs nous ramènent tous au même niveau. »

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Alfred s'est avéré plus mystérieux que les autres joueurs. Quand je lui ai demandé ce qu'il avait fait comme travail avant de jouer aux échecs à Union Square, sa réponse était particulièrement évasive.

« Oh, j'ai fait beaucoup de trucs », m'a-t-il expliqué. « J'ai été une marionnette, un pauvre, un pirate, un pion et un roi ». J'ai mis du temps avant de comprendre qu'il me récitait les paroles de « That's Life » de Frank Sinatra.

« J'ai été en haut, à l'envers, en bas et en dehors. Mais je sais une chose. À chaque fois, je me retrouve face contre terre », a-t-il poursuivi. Pendant qu'il jouait, j'ai compris que sa relation avec le jeu d'échecs était plus qu'une simple manière d'évacuer sa frustration. Les échecs étaient une manière de déjouer l'histoire de sa vie.

Il a continué de chanter, en accentuant chacun de ses mots. « Je me relève et je reviens dans la course. Parce que ? »

Alfred a marqué une pause.

« C'est la vie. »

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