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LE NUMÉRO DES GENS QUI EXPLOSENT

Distant Planet

Dans Mystère et Création (1928), Chirico ­regrette les temps préhistoriques et confesse qu'il envie les premiers hommes qui devaient « voir des signes partout »

Dans

Mystère et Création

(1928), Chirico ­regrette les temps préhistoriques et confesse qu’il envie les premiers hommes qui devaient « voir des signes partout » et « frissonner à chaque pas » face au mystère des phénomènes naturels. Aussi touchante que soit cette nostalgie des origines, je me suis vite rendu compte que le peintre italien accorde à la modernité et sa science une puissance de désenchantement qu’elle n’a jamais eue, et témoigne d’un discours aujourd’hui trop entendu quant à l’état du monde. Car en ­réalité il m’a suffi d’écouter le bien nommé « Seing Things » sur le dernier EP de Steve Summers*,

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Lucid Fingers

, pour percer le voile de la froide matérialité objective qui recouvre les choses qui m’entourent et les entrevoir d’un œil neuf. Inutile donc de se tourner vers les rituels néo-païens, la folk et autres fumisteries en vogue visant à réensauvager notre monde épuisé par la rationalité. Avec une platine et un cannabinoïde quelconque en guise de catalyseur, je suis en mesure de comprendre que ma cafetière n’est pas moins mystérieuse qu’une Pierre de croix pour un homme des cavernes. Finalement, en se contentant de peindre vases, bols et bouteilles dans des couleurs pastel, en lieu et place de paysages gréco-chéper, Morandi (le collègue peintre-­métaphysicien de Chirico) avait tout compris.

Au lieu de vous contenter des « magazines culturels contemporains et transversaux », je vous invite à regarder du côté de revues telles que

Collapse

(publiée chez Urbanomic) ou

Speculations

(publiée par Paul Ennis, Dublin). Vous comprendrez alors ce que sont le « weird realism » ainsi que le « matérialisme horrifique », et découvrirez par la même occasion que Lovecraft n’est pas uniquement un talentueux écrivain raciste, mais également une source d’inspiration philosophique sérieuse (cf. Graham Harman,

On the Horror of Phenomenology

:

Lovecraft and Husserl

, Collapse IV, 2008. Un ouvrage plus complet sur la « philosophie » du maître de l’horreur cosmique sera publié par Harman en 2011 :

Weird Realism: Lovecraft and Philosophy

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, zerO Books).

Si malgré tout vous persistez à cracher sur les conséquences de l’avènement de la raison et regrettez le temps où les mythes nordico-­celtiques régulaient nos vies (c’est un Breton attaché à ses traditions qui écrit ces lignes), procurez-­vous l’EP éponyme de Submersible Machines et ­allez plonger votre regard dans l’œil immense et froid de Wheke, le calmar géant ­plastiné du Museum national d’histoire naturelle, en écoutant le ­morceau « Cold Seep ». Vous réaliserez alors que le Kraken est toujours prêt à vous ­dévorer vivant et serez moins prompts à traiter Kersauson d’alcoolique lorsqu’il se met à narrer ­l’attaque de son ­trimaran par l’une de ces créatures prétendûment mythiques durant la Route du Rhum 2003. Quand bien même Steve O’Shea, de l’université d’Auckland, a souligné que « si l’on voulait faire des beignets à partir des tentacules de ces créatures, ils auraient la taille de roues de tracteurs », ne vous risquez pas à considérez ces grosses choses visqueuses comme de vulgaires tapas en puissance. Souvenez-vous de la leçon d’Alan Grant à ce petit imbécile grassouillet (le même mec qui jouait Newman, dans

Seinfeld

) qui prenait les raptors pour de grosses dindes inoffensives dans

Jurassic Park

. Car, à l’instar des dromæosauridés, les plus intelligents des invertébrés sont capables de communiquer entre eux afin de mettre au point des stratégies de prédation, résoudre des problèmes, et selon certains, il n’est pas du tout absurde de penser que si les céphalopodes vivaient plus longtemps, ils pourraient engranger un nombre d’informations suffisant pour acquérir une forme de « culture ».

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À vrai dire les calmars géants ne vivent pas dans ces

cold seeps

(suintements froids) – espèces de lacs salés au fond des abysses qui ne se ­mélangent pas (ou très peu) avec l’eau environnante –, mais on y trouve tout de même des animaux fascinants comme des moules géantes, des palourdes, des crabes blancs, des forêts de vers tubulaires capables d’atteindre 3 mètres et de vivre entre 170 et 400 ans. Ces endroits méconnus sont l’équivalent froid des fumeurs noirs dont on pouvait récemment admirer d’impressionnants dessins et négatifs sur papier par l’artiste contemporain Dove Allouche à la galerie Gaudel de Stampa à Belleville. Des amas de formes volcaniques d’où s’échappent des colonnes de fumée sombres et inquiétantes, exactement ce que j’ai à l’esprit lorsque j’imagine R’lyeh, la cité au fond des mers où « Cthulhu rêve et attend » (en réalité il n’y a ni cold seep, ni fumeur noir aux coordonnées indiquées par Lovecraft dans

L’Appel de Cthulhu

pour situer R’lyeh, par contre un calmar gigantesque est l’une des hypothèses envisagées pour expliquer le mystérieux « Bloop » détecté par le National Oceanic and Atmospheric Administration américain à plusieurs reprises à cet endroit précis).

LA FOUGÈRE

P.-S. : En cherchant à vous procurer ces 12”, vous vous apercevrez qu’ils sont sortis il y a pas mal de temps, et je m’en contrefiche puisque le dessein de cette chronique est d’inciter des gens à profiter de la venue de Summers en Europe au mois de juin pour le booker en France (mon ambition première de financer cette soirée par mes propres moyens, à savoir l’hydroponie, s’est vue contrariée par un étrange phénomène de coloration bleue des feuilles. Preuve s’il en est de la ­persistance des mystères de l’univers jusque dans les laboratoires d’horticulture indépendants).

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* Steve Summers (Jason Letkiewicz) a également réalisé l’excellente bande-son du dernier reportage de Hamilton Morris pour

VBS : Nzambi

, et est l’un des membres (avec Aurora Halal) d’Innergaze, groupe signé chez Future Times. Allez voir son site

confusedhouse.org

pour suivre ses dizaines de projets

Steve Summers –

Lucid Fingers

EP [EvR002], Echovolt R