Food

Avec le boulanger italien obsédé par une céréale préhistorique

Pauvre en gluten et riche en protéines, l’engrain aurait été l'une des premières céréales cultivées par l'homme.
Andrea Strafile
Rome, IT
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Gabriele Bonci
Photo de l'auteur

Si vous n'avez jamais entendu parler de l’engrain, sachez que vous n'êtes pas seul. Cette céréale ancienne est si vieille qu'elle a même été retrouvée dans l'estomac d'Ötzi, une momie de 5300 ans découverte dans les Alpes italiennes et parfaitement conservée au Musée d'archéologie de Bolzano, en Italie

L'histoire de l'engrain, ou « petit épeautre », a commencé il y a environ 30 000 ans, pendant la période paléolithique. Les archéologues ont trouvé des preuves de la récolte de cette culture à cette époque dans le nord de la Syrie. Selon une étude de 2011, il était cultivé au sens traditionnel du terme dans le sud de la Turquie il y a environ 10 000 ans. 

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Depuis, l’engrain a pratiquement disparu de nos champs et de nos tables. Tirant son nom du mot allemand « einkorn » signifiant « grain unique », ce blé primordial a un rendement bien inférieur à celui du blé moderne populaire, ne produisant généralement que 300 kg par hectare alors que ce dernier produit environ 2500 kg. L'engrain est également une plante moins haute, ce qui rend la récolte plus difficile pour les machines agricoles.

Mais malgré ses défauts, l’engrain présente aussi des avantages : il est pauvre en gluten et riche en protéines tout en conservant un goût plein, complexe et délicieux. C'est pourquoi le boulanger vedette de Rome Gabriele Bonci, célèbre pour son émission Pizza Hero sur la chaîne italienne Discovery Plus, est obsédé par cette céréale depuis 14 ans.

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Un épi d’engrain. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Gabriele Bonci.

Dans l'étrange boulangerie-musée de la Seconde guerre mondiale

« L’engrain est une céréale aux propriétés exceptionnelles, dit Bonci. Quatorze pour cent du gène est constitué de différentes protéines et il ne contient pratiquement pas de gluten. » Cela en fait une excellente option pour ceux qui suivent un régime pauvre en gluten ou sans gluten et qui veulent quand même manger quelque chose qui a encore la texture et la saveur du pain. Bonci précise que, par rapport au blé ordinaire, l'engrain est également plus nutritif : il est riche en caroténoïdes, en graisses insaturées, en vitamine E et en fer.

Mais il n'est pas facile de faire du pain avec de la farine à faible teneur en gluten, car la formation du gluten pendant le processus de pétrissage est essentielle pour donner au pain sa texture légère et aérée. « Pour obtenir des résultats optimaux, nous avons travaillé sur différentes solutions salines et un levain d'épeautre dur pour le faire lever, explique Bonci. Après énormément de recherches, c'est incroyablement satisfaisant de pouvoir faire un excellent pain à partir de cette céréale. Mon rêve est de tout faire avec de l’engrain. » Actuellement, Bonci l'utilise également pour faire des gâteaux aux prunes, des biscuits, des pizzas et même de la pastiera, un gâteau napolitain au fromage généralement consommé à Pâques.

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Les graines d’engrain peuvent également être utilisées comme garniture de salade. Photo de l'auteur.

Pour réaliser ses rêves de boulangerie, Bonci devait s'approvisionner en engrain quelque part, et cette céréale n'est pas vraiment disponible en gros. Il a donc décidé de faire le grand saut et d'acheter des terres à 50 km de Rome, sur le plateau d'Arcinazzo, dont une grande partie se trouve à plus de 800 mètres d'altitude, pour y cultiver lui-même le blé. Pour produire la farine, il s'est associé à un moulin local, Mulino Marino.

Bien qu'il ne soit pas prolifique, Bonci affirme que l’engrain nécessite peu d'eau et qu'il est naturellement résistant à un certain nombre de parasites courants des cultures. Son faible rendement le rend incompatible avec la production agricole à grande échelle.

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Gabriele Bonci dans son champ d’engrain. Photo publiée avec son aimable autorisation.

Certaines des mutations génétiques encouragées afin de rendre le blé moderne plus généreux et plus facile à récolter ont eu des effets secondaires inattendus. Au cours de la Révolution verte des années 1950 et 1960, l'agronome américain Norman Borlaug a contribué à développer une nouvelle variété de blé à haut rendement. Cette réalisation lui a valu un prix Nobel et a permis de sauver des milliards de personnes de la famine.

Mais des études ont également établi un lien entre ce nouveau type de blé et l'épuisement critique des nutriments dans le sol. Selon l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO), la dégradation des sols pourrait entraîner la fin de l'agriculture telle que nous la connaissons au cours des 60 prochaines années.

De plus, la récente augmentation du nombre de personnes intolérantes au gluten a conduit certains scientifiques à penser que le blé moderne pourrait perturber le système immunitaire des gens et leur faire ressentir des symptômes similaires à ceux de l’allergie au blé. Cette hypothèse n'a pas encore été prouvée, une étude réalisée en 2020 n'ayant trouvé aucune preuve de modification de l'immunoréactivité due à la culture, bien que les chercheurs aient admis que leur échantillon était limité, ce qui pousse d'autres scientifiques à se pencher sur la question.

Quoi qu'il en soit, Bonci considère son projet d’engrain comme un acte d'agriculture subversive. « Pour nous, travailler avec de l’engrain signifie adopter une approche commerciale qui ne suit pas purement le profit, mais aussi la logique de la nature et de la santé, dit-il. L'Italie est recouverte d'une gigantesque étendue de blé. Un type de blé qui nous a montré le pire côté de l'agriculture. »

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