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 Jeffrey Isaac Greenberg / Alamy
société

Qu'est-ce qui fait un bon reportage aujourd’hui ?

Par le biais d'entretiens avec les représentants du "Nouveau Nouveau Journalisme", le professeur Robert S. Boynton interroge dans le détail les méthodes de travail des maîtres du reportage littéraire.
Pierre Longeray
Paris, FR

Lorsque les temps sont troubles et que la réalité semble un peu plus chaque jour dépasser la fiction, on plaint les écrivains qui doivent trouver des récits aussi alambiqués que ce que l’actualité nous offre. Et disons que les événements de l’année 2020 – dont chaque jour semblait être un épisode d’une série télé catastrophe – ne font que renforcer ce sentiment. Et l’année 2021, qui vient seulement de débuter, semble partie sur de bonnes bases. Alors, à quoi bon inventer des histoires quand le monde réel produit autant de récits ébouriffants ?

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Voilà un sujet que Tom Wolfe adressait déjà en 1973 dans sa préface de The New Journalism. Pour le mythique journaliste et écrivain, la non-fiction était devenue « la plus importante littérature écrite aux États-Unis », consacrant ainsi le journalisme comme « évènement majeur de la littérature. » Et plus ou moins au même moment, commençait déjà à se dessiner une nouvelle génération d’auteurs qui dépasseront les préceptes de Wolfe et finiront par former ce que Robert S. Boynton, professeur de journalisme littéraire à la New York University, désignera comme le « Nouveau Nouveau Journalisme ».

Alors que Wolfe et autres représentants du Nouveau Journalisme avaient tendance à se lancer sur des histoires aux scénarios étranges composés de personnages extravagants, leurs héritiers, les Nouveaux Nouveaux Journalistes, choisissent eux de creuser le quotidien, les expériences ordinaires pour traiter des préoccupations sociales et politiques contemporaines – toujours par le biais du reportage au long court et retranscris comme un récit littéraire. 

Dans Le Temps du reportage (sorti en 2005 et enfin publié en français), Boynton interroge alors 19 de ces Nouveaux Nouveaux Journalistes pour discuter de leurs méthodes de travail dans le détail. De Michael Lewis (Moneyball notamment) à William Langewiesche (notamment spécialiste des crashs aériens) en passant par les légendaires Gay Talese et Jane Kramer (correspondante du New Yorker en Europe pendant 20 ans), Boynton les questionne sur la manière de trouver un sujet, de mener une interviewer, mais aussi sur le fameux dilemme entre prendre des notes ou utiliser un Dictaphone. 

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À l’occasion de la sortie française de ce copieux ouvrage d’entretiens (qui sort le 4 février aux Éditions du Sous-sol), on a passé un coup de fil à Boynton pour discuter de l’évolution du journalisme littéraire, à l’heure de la « post-vérité », de l’après-Trump et de la crise de l’industrie du magazine, et de la presse plus largement. 

VICE : Qu’est-ce qui fait un bon reportage aujourd’hui ?
Robert S. Boynton :
Les fondements d’un bon reportage ont toujours été les mêmes : des histoires rapportées de manière profonde et imaginative, racontées par des personnages captivants et qui ouvrent le lecteur, auditeur, téléspectateur soit à des nouveaux mondes, ou à des univers qu’ils connaissent, mais de manière surprenante. Les humains sont des animaux narratifs, des homo narrationis, réceptifs aux histoires qui surprennent, choquent, émerveillent, réconfortent – ou du moins qui nous plaisent. Quand les histoires sont vraies, ce plaisir est d’autant plus intense. Surtout quand ces histoires vraies sont tellement folles qu’on dirait de la fiction. Un peu comme ce qu’on a vécu pendant l’ère Trump. Je n’envie pas les écrivains qui essayent de rivaliser avec le niveau d’absurdité qu’on a vécu pendant quatre ans. 

Dans votre ouvrage, vous attachez beaucoup d’importance à la méthode de travail des journalistes que vous interrogez. Vous entrez dans le détail. Pourquoi était-ce si important ?
Une manière de décrire le métier de reporter est de dire qu’il s’agit de quelqu’un dont le boulot est de demander aux gens de lui expliquer le monde en détail, de le rendre intelligible. Je suis moi-même un reporter, non pas un critique littéraire ou un historien. Donc la seule manière dont je pouvais étudier l’art du reportage littéraire était de convaincre des journalistes de m’expliquer leur processus de création.

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Mon but était de m’approcher du plus possible de ce qu’Emmanuel Kant appelle le Ding an sich (« la chose en soi »). Je ne voulais pas parler « de » l’écriture, des auteurs, des livres, ou de thèmes. Je voulais parler de la manière dont on pense, on écrit, on fait son reportage. On a tendance à utiliser des euphémismes ou des métaphores pour parler du « travail créatif ». Moi, je voulais me focaliser sur la partie « travail » de l’expression, plutôt que l’aspect créatif. Enfin, je voulais surtout écrire un livre qui puisse servir. Étudier les méthodes utilisées par Jane Kramer ou Ted Conover ne fera pas de vous Kramer ou Conover. Mais vous pouvez piocher certains aspects de leur méthode pour devenir le meilleur auteur possible. 

Qu’est-ce-que vous conseillerez à un jeune journaliste qui veut se mettre au reportage littéraire ? 
La première chose à faire, et sans doute la plus importante, c’est de lire le plus possible. On ne peut pas être un auteur sans être lecteur. C’est comme pour la musique. Pour savoir quel type de musique vous voulez jouer, vous devez en écouter. Pour faire le parallèle avec l’écriture, si vous n’avez pas cette « musique » de l’écrit vers laquelle vous voulez tendre en tête, et bien cela va être compliqué. Pourtant, il arrive que des étudiants viennent me voir en me disant qu’ils veulent faire du reportage littéraire tout en ajoutant « Oh, vous savez je ne lis pas trop moi. » Du coup, dans ce cas, je ne peux pas faire grand chose pour eux. 

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Lire, d’accord. Mais comment fait-on ensuite pour savoir sur quel type de sujet on veut se lancer ?
Il faut s’appuyer sur sa propre curiosité. On est tellement bombardé d’histoires, d’informations de memes, de posts Instagram, de photos, de tweets et j’en passe, qu’il est parfois difficile de se rappeler ce qui vous intéresse vraiment, profondément, personnellement. Nombre de mes étudiants me disent qu’ils veulent écrire sur des sujets lourds et importants comme les inégalités, les sans-abris, le sida… Ils pensent que c’est ce que je veux entendre. Ils me montrent qu’ils sont de bonnes personnes. Du coup, je leur dis « Okay, ce sont des sujets importants, je n’en doute pas une seconde, mais sur quoi vous voulez vraiment écrire ? » Et cela prend du temps avant d’arriver à trouver votre voie. Je dois comprendre d’où ils viennent, comment ils ont été élevés, ce qu’ils aiment faire…

Un des moyens que je leur donne parfois c’est le « gossip test [test du bavardage] » : en gros, quand vous n’essayez pas d’impressionner quelqu’un pour un job ou pour paraitre malin, quand vous parlez simplement avec vos amis, de quoi discutez vous ? Ces conversations sont de l’ordre du bavardage. Et bien, c’est là que se cache généralement votre voie. Par exemple, j’ai cette étudiante chinoise, très brillante, qui me disait qu’elle voulait écrire sur tel ou tel sujet d’actualité. Puis, elle a fini par me dire qu’elle était passionnée par les tatouages, qui sont tabous en Chine. Du coup, elle a passé une semaine dans un salon de tatouage de Williamsburg pour en faire un papier absolument passionnant – pour elle, comme pour le lecteur – en suivant une sorte de Mozart du tatouage. Alors, certes vous ne pouvez pas écrire uniquement sur ces sujets mais il faut commencer à fouiller de ce côté-là. Puis, c’est important, parce que je crois que le seul moyen d’écrire correctement vient en trouvant ce sur quoi vous voulez vraiment écrire. 

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Le problème aussi, c’est que l’industrie du journalisme n’est pas au mieux depuis la sortie de votre livre et que les places sont chères. Qu’est-ce que vous conseillez à vos étudiants qui veulent écrire dans le New Yorker ?
C’est vrai que depuis 2005, l’industrie du magazine a pas mal rétréci. Par contre, je vois deux autres débouchées qui marchent plutôt bien pour faire du journalisme littéraire : l’audio et les livres. Ça peut paraître étonnant mais il est plus facile aujourd’hui d’avoir un contrat pour écrire un livre que d’avoir son papier publier dans le New Yorker ou le New York Times Magazine. La logique de l’industrie du livre n’a jamais eu beaucoup de sens. Puis, elle ne dépend pas de la publicité comme les magazines ou les journaux. Donc quand le business du journalisme s’est délité, cela n’a pas affecté le livre. Les gens continuent de lire, et n’ont jamais perdu l’habitude d’acheter des livres. L’industrie du livre n’est pas non plus en bonne santé, mais elle n’est pas « malade » comme celle des journaux et des magazines.

Une autre débouchée qui se développe très vite est donc l’audio. Le podcast est une des formes de journalisme qui s’est le plus rapidement développée. Du coup, ce qui se fait de mieux en journalisme littéraire se retrouve aujourd’hui dans des podcasts comme This American Life, Serial, Radiolab, Reveal, et des quantités d’autres. J’observe aussi que beaucoup de journalistes combinent aussi les deux pour un seul et même sujet : un livre et un podcast dérivé du livre. 

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En plus de parler des méthodes de travail, vous interrogez les auteurs sur leur relation avec la vérité. À l’ère des « fake news » et de la « post-vérité », comment voyez-vous cette relation évoluer ?
Comme le débat philosophique entre « objectivisme » et « relativisme », personne de censé ne croit vraiment à l’un ou à l’autre à l’extrême. « Montrez-moi quelqu’un qui pense être objectif », a dit un jour le fondateur du Time, Henry Luce, « et je vous montrerai quelqu’un qui se ment à lui-même. » Tout journalisme est subjectif, et ce qui compte est comment vous déployez votre subjectivité avec responsabilité.

Pour revenir à cette notion de vérité, la vérité est comme un muscle. Et ce phénomène des fake news a transformé ces muscles en du gras. Il faut qu’on refasse fonctionner les muscles de la vérité de notre société. On doit commencer tranquillement, sans drame, pour éviter de se blesser. Mais si on se concentre là-dessus pendant plusieurs années, on pourrait revenir à une situation dans laquelle la plupart des gens savent reconnaitre le vrai du faux sur la plupart des sujets. Il y aura toujours des gens qui vont essayer de distordre la vérité et tout ce que l’on pourra faire, ce sera de les marginaliser. 

Vous diriez que les journalistes ont été au niveau de la situation ?
Je le pense oui. Être un véritable journaliste a été très compliqué lors des quatre dernières années. Le marche du journalisme américain était divisé en deux groupes : les journalistes qui mentaient pour le compte du régime de Trump, et les journalistes qui dénonçaient ses mensonges. Le reportage littéraire a une place fragile dans un monde comme celui-ci. Pourtant, il faut de la place pour des auteurs qui veulent écrire sur l’ordinaire et les parties du monde communes. Mais cette place s’est réduite avec tous ces drames et ce chaos. 

Mais pour cela, il faudrait que les médias américains sortent de leur apparente obsession pour Trump. Pensez-vous qu’il soit possible d’en sortir ?
Oui je pense, et c’est intéressant de voir ce qui se passe en ce moment après son départ de la Maison Blanche. On a le sentiment que les médias ne peuvent pas vraiment abandonner le sujet Trump. Ils sont comme des alcooliques, ils ne peuvent pas devenir sobres d’un coup, et de temps en temps ils ont besoin d’un petit remontant. La période Trump a beaucoup ressemblé à l’après 11 septembre 2001 si vous voulez. À l’époque, ce qui comptait c’était : le fondamentalisme islamique, Al-Qaida et Ben Laden, puis les questions militaires. Si en tant que journaliste vous ne vous intéressiez pas trop à ces sujets, ce qui était mon cas, et bien ce n’était pas simple. Avec Trump, c’est pareil, il a aspiré tout l’air de la pièce.

Attention, je ne dis pas non plus que cela n’a pas permis de créer du bon journalisme, mais pas mal de sujets ont été mis de côté. Puis comme je le disais, le journalisme littéraire ne prospère pas vraiment de ces grands sujets – comme Trump – qui accaparent toute l’attention. Il dépend de l’ordinaire, de la vie de tous les jours, et non pas de ces grandes obsessions contemporaines dont tout le monde parle sans cesse. Du coup, si vous voyez ce type de journalisme littéraire fleurir, cela sera un signe qu’on retourne à une certaine normalité. 

L’ouvrage de Robert S. Boynton (traduit par Michael Belano) Le Temps du reportage. Entretiens avec les maîtres du journalisme littéraire (Éditions du Sous-sol) sera disponible en librairie le 4 février 2021.

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