Dzenan
Dženan. Photo : Karim Jobe.
Crime

Mon père est mort lors du massacre de Srebrenica

Lorsque sa famille a fui la Bosnie-Herzégovine il y a exactement 25 ans, Dženan était trop jeune pour se souvenir de son père.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
NS
propos rapportés par Nina Stefanovski

Dženan Halilović, 28 ans, est né dans un village de la municipalité de Srebrenica, dans l'est de la Bosnie-Herzégovine. En 1992, l'année de sa naissance, la Bosnie a déclaré son indépendance de la Yougoslavie, après une décennie de tensions ethniques suite à la mort du maréchal Tito en 1980. Finalement, une guerre civile a éclaté et la famille de Dženan a été forcée de tout laisser derrière elle, y compris son père Mirza. « Je n'ai aucun souvenir de mon père, dit Dženan. J'étais encore un bébé quand il est mort. »

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La Bosnie a une population très diversifiée. Elle compte trois principaux groupes ethniques : les Croates catholiques, les Bosniaques musulmans et les Serbes, chrétiens orthodoxes. Lorsque le pays a déclaré son indépendance, les Serbes vivant en Bosnie ont pris les armes et ont déclaré leur propre État, la République serbe de Bosnie. Avec l'aide des troupes serbes, les rebelles se sont battus pour expulser tous les autres groupes ethniques de leur région. Pendant ce temps, les Croates de Bosnie et la Croatie ont essayé de s'emparer du territoire dans le sud du pays. Pendant les trois années du conflit, Sarajevo, la capitale, a été assiégée et des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées.

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Dženan et sa famille dans un centre de réfugiés en Slovénie. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Dženan.

En juillet 1995, il y a 25 ans, la ville de Srebrenica et la municipalité qui l'entoure sont devenues le théâtre de ce que l'on appelle le pire massacre d'Europe depuis la Seconde Guerre mondiale. La zone avait été désignée comme zone de sécurité par l'ONU, les civils locaux s'y sont donc enfuis pour échapper à une offensive de l'armée serbe. Un bataillon de soldats de la paix néerlandais était stationné à Srebrenica, mais ils n'étaient pas autorisés à utiliser leurs armes. En quelques jours, les soldats serbes ont pris le contrôle de la ville et ont demandé aux Bosniaques musulmans de rendre leurs armes en échange de leur sécurité.

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En cinq jours, plus de 8 000 hommes ont été tués et 23 000 femmes et enfants ont été déportés de force. De nombreux cas de torture et de viol ont été signalés. Bien que la Serbie rejette ce terme, l'ONU a qualifié ces événements de génocide.

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La ferme du Brabant, dans le sud des Pays-Bas, où sa famille logeait. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Dženan.

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La maison ornée de décorations. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Dženan.

À l'approche de la guerre, la famille de Dženan s'est réfugiée dans la cave d'un voisin. Trois ou quatre semaines plus tard, les combats ont atteint leur village. Le père de Dženan était commandant dans la police militaire de Srebrenica. Il a été informé des abus commis dans le cadre de la guerre et a décidé de mettre sa femme et son fils nouveau-né dans un bus de la Croix-Rouge à destination de la Slovénie. Il est resté sur place pour protéger la communauté, et aussi parce que les rumeurs disaient que les hommes musulmans bosniaques seraient exécutés aux postes de contrôle serbes bosniaques.

Finalement, la famille de Dženan a demandé l'asile aux Pays-Bas. « Nous n'avons pas pu apporter grand-chose de Srebrenica avec nous, dit Dženan. Nous avons donc peu d’affaires qui appartenaient à mon père. » Les seules choses qui leur restent sont la ceinture et la montre de poche de Mirza. Dženan les garde dans sa chambre. Il s'est toujours demandé comment était son père, alors quand il était enfant, il tapait son nom sur Google pour trouver des photos ou des vidéos de lui.

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La ceinture de Mirza. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Dženan.

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La montre de Mirza. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Dženan.

« Les gens qui ont connu mon père me disent toujours que je suis son portrait craché, dit Dženan. Ça les rend émotifs. » Mais la recherche d'informations était difficile : il y avait tellement de récits contradictoires de ce qui s'était passé, tout était très confus. Il a fini par trouver des survivants qui avaient vu son père se faire tuer. Avec les informations qu'ils lui ont données, il a pu adapter sa recherche et finalement trouver son père dans une vidéo YouTube.

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« Chaque année, Dženan commémore le massacre de Srebrenica. Il se rend au mémorial de La Haye et effectue une marche pour la paix de 11 kilomètres »

« Quand j'ai regardé la vidéo, j'ai vu de mes propres yeux à quel point je lui ressemble », dit-il. Dans la vidéo, Mirza est interviewé par un journaliste sur ce qu'il fait. On le voit aussi marcher avec quelques soldats. Bien que ce ne soit pas long, cela apporte beaucoup de réconfort à Dženan. « J'ai pris une capture d'écran et je l'ai transformée en peinture, dit-il. Quand j'entre dans le salon, ce portrait est la première chose que je vois. »

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Le portrait de Mirza. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Dženan.

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Dženan et sa mère en Slovénie. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Dženan.

Au fil des années, Dženan a rencontré de nombreuses personnes qui connaissaient son père. « Parfois, quelqu'un m'ajoute sur Facebook et me demande si je suis le fils de Mirza », dit Dženan. Malheureusement, d'autres membres et amis de sa famille sont également décédés pendant la guerre, notamment son oncle, son neveu et ses voisins. Ces pertes ont eu un impact important sur sa famille. « Vous voyez les gens autour de vous être tristes dès leur plus jeune âge, poursuit-il. Ils ne parlent que de la guerre. » Dženan est très proche de sa mère et il lui est reconnaissant de l'avoir mis à l'abri. « On peut dire que je suis un fils à sa maman », dit-il.

Chaque année, Dženan commémore le massacre de Srebrenica. Il se rend au mémorial de La Haye et effectue une marche pour la paix de 11 kilomètres. « Quand j'avais dix ans, j'ai commencé à écrire des morceaux de rap sur mon enfance », dit-il. Il a maintenant enregistré des singles et des EP sous son alias Mastah D, dont des chansons sur Srebrenica et son père.

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Il se rend souvent à Srebrenica pour visiter la tombe de son père et les fosses communes. Les souvenirs douloureux laissés par la guerre sont encore très visibles en Bosnie aujourd'hui. « On remarque de subtiles provocations », dit-il. Si quelqu'un suspend un drapeau bosniaque à sa fenêtre, un autre en sort un serbe. Les gens ont des tatouages religieux massifs sur le dos et des croix ou des colliers en forme de croissant de lune. Selon Dženan, les ex-Yougoslaves qui vivent à l'étranger ne ressentent pas autant le besoin d'afficher leur identité parce qu'ils ne sont pas confrontés à celle-ci au quotidien.

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La maison de la famille de Dženan après la guerre. Potočari, Srebrenica. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Dženan.

Dženan aime beaucoup écouter les histoires de sa grand-mère sur la vie avant la guerre, quand la religion n’était pas une aussi grande préoccupation. Selon lui, les enfants devraient apprendre à connaître les réalités du conflit, mais aussi que la paix et l'harmonie entre les communautés étaient tout aussi réelles. « Le plus grand génocide européen depuis la Seconde Guerre mondiale a eu lieu à Srebrenica, dit-il. Mais les jeunes des Pays-Bas n'ont aucune idée de ce qu'est Srebrenica, même si ce n'est pas si loin de nous. »

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