Patrick Dewaere dans Série Noire
Photo : Screen Prod / Alamy
Culture

Suicide ou décès brutal, quand la mort des artistes renforce leur oeuvre

Un décès prématuré peut-il être considéré comme un genre de dernière signature aussi macabre que poétique ?
Gen Ueda
Brussels, BE

Jimi Hendrix, Kurt Cobain, Amy Winehouse ou Janis Joplin ; l’idée d’une relation entre mort prématurée et oeuvre sacrée semble omniprésente dans la vision qu’on a de la musique et de son environnement. Le fait est que, non seulement le club des 27 fait partie intégrante de notre imaginaire lié à ça, mais aussi, on a l’impression de pleurer un suicide ou une overdose à chaque trimestre. Peut-être parce qu’on est pas mal exposé·es aux manifestations hédonistes de nos artistes de coeur à travers les médias, peut-être aussi parce qu’il y a vraiment une corrélation entre art, conduites à risques et donc, mort prématurée.

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Au-delà de ça, on pourrait surtout se demander si la mort dramatique d’un·e artiste (musical·e ou autre) ne signifierait pas autant la fin de son oeuvre qu’une possible nouvelle lecture de celle-ci, lui donnant même une nouvelle charge symbolique et émotionnelle. Genre une dernière signature aussi macabre que poétique, en gros.

Dépression sur grand écran, en livre et sur tableau

Niveau cinéma, l’acteur français Patrick Dewaere ne semble pas avoir eu du mal à gérer sa célébrité. Ça avait même plutôt l’air de l’amuser, conscient que ça fasse partie du jeu. Mais à jamais, son enfance douloureuse l’a suivi et a indéniablement gommé la frontière entre être et oeuvre. Quand il s’est flingué, le cinéma a perdu l’un de ses plus beaux joyaux comme lui s’est débarrassé d’une succession de blessures profondes : enfant, il est victime de viol ; ado, il apprend qu’il n’a pas le même père que ses frères ; adulte, il fait face à plusieurs séparations et trahisons.

Dewaere a su toucher le public par sa sensibilité, souvent à travers des rôles de losers paumés, tourmentés, torturés mentalement. Dans « F… comme Fairbanks », il incarne un chômeur dépressif et doit jouer l’amour avec le personnage incarné par Miou-miou, soit la femme qui vient de le quitter. L’histoire dit que c’est l’un des tournages les plus difficiles de Dewaere. Son perso et lui ne font qu’un à tel point que, en tant que spectateur·ices, ça devient douloureux de le voir ; mais rend aussi le film tellement plus vrai.

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« Maintenant que ça marche pour moi, ça ne me passionne plus autant que quand ne ça marchait pas. » - Patrick Dewaere

Son regard unique, triste, donne à son jeu un volume intense, chargé de fragilité, toujours en équilibre émotionnel constant ; impulsif et explosif aussi. Mais le cinéma n’est pas son exutoire, juste un lieu de fiction qui duplique sa réalité, et dont il se lasse. Sur le tournage de ce film, Dewaere avoue : « Maintenant que ça marche pour moi, ça ne me passionne plus autant que quand ça ne marchait pas. » L’acteur court dès lors après un bonheur artificiel. Son acolyte Gérard Depardieu dira : « Il avait un encombrement en lui que la drogue (héroïne et cocaïne, NDLR) a, un temps, mis en paix. » Au moment de son suicide, il était en sevrage, peut-être plus fragile que jamais. Dewaere s’est tué avec une balle de long rifle dans la tête, arme offerte par son meilleur ami Coluche, qui l’a trahi en se mettant avec sa femme. Gégé toujours : « J'ai toujours senti la mort en toi. » Plus compliqué maintenant de revoir ses films sans questionner la distinction entre fiction et réalité.

Un mois après sa mort sort le film « Paradis pour tous », dans lequel il interprète un dépressif qui rate son suicide avant de goûter à un certain bonheur artificiel.

Anecdote similaire dans le cas de l’écrivaine Nelly Arcan : deux mois après s’être pendue, son dernier livre est publié ; « Paradis, clef en main » raconte l’histoire d’une fille qui rate son suicide. Arcan y évoque les pulsions de mort mais aussi le désir de vivre.

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Avant ça, « Putain » a été son premier livre ; « Un récit obsessionnel qui ressemble à un exorcisme désespéré pour se maintenir en vie », écrit la quatrième de couverture. Le contenu est révélateur des tourments d’Arcan : le besoin de plaire, l’image de soi et sa détestation, l'aliénation de la femme, la marchandisation de son corps ; autant de sujets qu’on peut voir comme des appels au secours enveloppés dans une fiction trompeuse. Pour elle non plus, l’écriture n’a pas pu être un exutoire suffisamment protecteur face à la pulsion de mort. Mais comment relire ces livres quand on sait le suicide ? Comment réussir à exclure le morbide pour faire lumière sur autre chose ? Son suicide revient à perdre un repère dans ce qu’elle a écrit autant que ça lui donne un sens définitif.

En 1968, la cinéaste belge Chantal Akerman se met en scène dans « Saute ma ville » dans lequel elle cuisine des pâtes, les mange, fout le bordel dans sa cuisine avant de se faire exploser en allumant le gaz. La suite de sa filmographie, c’est une série fertile de films stimulants dont le plus connu reste « Jeanne Dielman, 23 Quai du Commerce, 1080 Bruxelles », salué absolument partout et par tou·tes. Dans ses films, il y a constamment, si pas la mort, une détresse en filigranes. En 2015, elle réalise son dernier film, « No Home Movie », sur sa mère, avant le décès de celle-ci.

« La plupart de mes films sont liés à comment on s'emprisonne soi-même… et comment parfois on essaie de s'en sortir. Je vous dis ça mais demain je pourrais vous dire autre chose. » - Chantal Akerman

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Akerman se suicide et la rejoint quelques mois plus tard, peu avant la sortie officielle, et bouleverse toute la lecture qu’on peut en faire autant que sa mort donne encore plus de dimension à sa filmographie tout court ; qui a toujours été un cinéma d’étouffement. Avant sa mort, elle confie à la caméra d’Entrée Libre : « La plupart de mes films sont liés à comment on s'emprisonne soi-même… et comment parfois on essaie de s'en sortir. Je vous dis ça mais demain je pourrais vous dire autre chose. »

Enfin, que dire des artistes visuels, comme les peintres, dont le seul héritage graphique et informel se regarde et s’interprète selon son bon vouloir. C’est notamment le cas avec Mark Rothko et sa dernière phase, la série « Black Paintings » pour laquelle on ne peut négliger sa dépression paranoïaque de la lecture qu’on en fait. Avant son suicide, le peintre français Nicolas de Staël écrit : « Il y a des gens qui partent délibérément vers la lune parce qu’ils se savent incapables, et cela définitivement incapables, de savoir ce qui se passe chez eux. »

Pas de paroles en l’air dans la musique dépressive

Niveau musique, pour le public, il y a sans doute peu de choses aussi amères que de se reconnaître dans des paroles tourmentées avant de douter de leur sincérité. Et si l’aspect cool qu’on fait parfois de la souffrance peut difficilement être réfrénée auprès d’un certain public (S/o les Xanax sadboys qui font des envies suicidaires un truc stylé), il serait insensé de nier le potentiel universel de la musique triste.

Dans le cas d’artistes torturé·es, leur vulnérabilité manifeste peut nous amener à nous identifier plus facilement à elleux. La tristesse commune devient un terrain fertile à notre relation avec ces artistes : on partage les mêmes souffrances, on crée une connexion intime (bien qu’unilatérale) et donc, leur mort nous touche tout particulièrement. C’est d’autant plus vrai quand on se dit que la personne qui s’est flinguée ou a fait une OD est la seule qui a su mettre des mots sur nos propres douleurs, et qu’elle s’est éteinte épuisée de subir des mêmes maux que nous — même si à un degré différent.

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Abusé sexuellement à 7 ans, dépendant à toutes sortes de drogues pendant six ans, Chester Bennington est l’un des exemples les plus récents d’un cas qui résume à lui seul les raisons qui poussent les chercheur·ses à croire qu’il existe un lien évident entre musique et comportement autodestructeur. Ses paroles, c’était autant des appels à l’aide que toute son oeuvre était une mort annoncée. L’un des derniers titres phares de Linkin Park, « One More Light », évoque la mort et le deuil, et l’album porte le même nom, de même que leur dernière tournée, à laquelle il a mis un terme par pendaison. C’était en juillet 2017, et #OneMoreLight était aussi son dernier hashtag.

Dur mais pas imprévisible : Linkin Park, c’était une dizaine de projets aux thèmes torturés, évoquant tour à tour la pression, le poids des regards, celui des jugements, celui de l’existence, la sensation d’être perdu dans le néant ; des trucs inapaisés en général. Une discographie qui se retrouve confrontée à une nouvelle dimension qu’on lui donne, tant le suicide du chanteur pourrait être considéré comme un prolongement de ce qu’il a accompli musicalement. « Numb » n’a jamais semblé aussi vrai depuis.

Dans le genre flashback douloureux, réécouter « Best Day Ever » de Mac Miller — et plus particulièrement le refrain — est assez fort aussi, sans parler de l’intro du clip. Le rappeur a longtemps lutté contre sa dépression, la drogue et une célébrité piégeuse avant de succomber à une OD en 2018. « Je suis devenu plus riche mais ça m’a juste rendu fou », rappait-il.

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Enfin, comment oublier Ian Curtis de Joy Division, dont le suicide qui a succédé aux divers événements de sa vie chaotique a définitivement contribué au mythe posthume du groupe et à la lecture augmentée qu’on peut faire de ses paroles sombres et désespérées ? Carrière express et héritage éternel.

Les créatif·ves seraient effectivement plus vulnérables

Faut-il être atteint·e pour être créatif·ve ? « Pas de génie sans grain de folie », selon une Mylène Farmer fort inspirée par Aristote. Sauf qu'à l’inverse de la chanteuse, le philosophe grec ne s’était pas contenté de balancer pour le plaisir une phrase qui allait finir par mourir sur des tattoos immondes, mais avait bien creusé le truc en observant des comportements “particuliers” chez les dramaturges ; en ouvrant la voie à toutes sortes de recherches sur le lien entre santé mentale et créativité.

L’une des plus récentes études se focalisant sur les métiers touchés par le suicide a placé, chez les hommes, les métiers créatifs (art, design, entertainment) parmi les plus vulnérables après ceux du domaine de la construction et de l’industrie minière. Chez les femmes, ces métiers créatifs arrivent en première place.

L’an dernier, le « rapport des 73% » soulignait un constat tout aussi pessimiste : sur les 1489 musicien·nes indépendant·es sondé·es, 73% ont dit avoir fait l’expérience de troubles de la santé mentale, entre anxiété et dépression, en partie à cause de la peur de l’échec, la peur d’être jugé·e, l’instabilité financière ou la pression.

Étude toujours ; dans une recherche intitulée « Dying to be famous », un lien a été observé entre suicide et succès. Après avoir constaté que les rockstars et les popstars avaient un taux de mortalité plus élevé que la moyenne, l’étude a conclu que, notamment chez les Nord-américain·es qui ont fait carrière en solo, plus le temps passe depuis la célébrité acquise, plus le risque de mourir augmente par rapport à la moyenne de la population. Notamment en cause : la consommation excessive d’alcool, de drogues et de médocs. Le « rapport des 73% » avait lui aussi observé que parmi les musicien·nes ayant déjà eu des troubles mentaux à cause de la musique, 51% avaient affirmé avoir eu recours à l'automédication : alcool (54%), drogues (50%) ou médicaments (32%).

Côté public déprimé ou dépressif par contre, pas de panique : une fois au fond du trou, écouter de la musique triste pourrait rendre un peu moins malheureux·se. Moins et moins font plus, classic shit.

Puissent toutes ces âmes torturées reposer en paix et leurs oeuvres vivre à travers nous.

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