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Nazis et pinard : la contre-histoire du vin sous l’Occupation

Nazis vin france

Été 1940. Les blindés du général von Rundstedt ont franchi les Ardennes. La « drôle de guerre » a laissé place à « l’étrange défaite ». Sur les routes de France, c’est l’exode sous la canicule. Partout, on rivalise d’ingéniosité pour que l’armée allemande ne mette pas la main sur ce que le pays fait de mieux : le pinard.

Dans les vignobles, les caves sont murées à la hâte, les meilleures bouteilles enterrées avec les cochons et les étiquettes trafiquées, transformant la pire piquette en grand cru. Il y va de l’honneur de l’artisan que les nazis repartent avec de la tisane plutôt qu’un Mouton-Rothschild.

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Ça, c’est la version « roman national ». Les troupes de la Wehrmacht, phylloxéra en uniforme feldgrau, auraient pillé, bu et vidé les réserves de vin hexagonales tandis que la majorité des vignerons français tentaient de les protéger avec les moyens du bord.

Une image d’Épinal aussi tenace que le lierre qui s’inspire du récit parfois rocambolesque de vrais vignerons résistants – comme Maurice Drouhin à Beaune – raconté dans le livre La Guerre et le vin de Donald et Petie Kladstrup ou le documentaire Les Raisins de la guerre d’Emmanuel Amara.

Pour Christophe Lucand, ces actes sont très loin de refléter la majorité des comportements observés chez les vignerons à l’époque. Dans son dernier ouvrage, Le vin et la guerre : comment les nazis ont fait main basse sur le vignoble français (aux éditions Armand Colin), l’historien jette un éclairage nouveau sur les relations entre les Allemands et le monde vitivinicole français sous l’Occupation.

« Le décalage est immense entre ceux qui, très peu nombreux, ont réduit leurs activités ou ont renoncé volontairement au commerce avec le Reich, et les négociants, beaucoup moins scrupuleux » – Christophe Lucand

Lucand réfute l’idée d’un pillage désorganisé. Il estime que le vin est une cible de choix pour les nazis avant même le début du Blitzkrieg. Un produit « hautement stratégique, jugé incontournable pour ravitailler la population civile allemande, essentiel pour maintenir le moral de ses troupes au combat et indispensable pour alimenter les circuits mondains du Reich », précise-t-il.

Surtout, il démontre, archives à l’appui, que de nombreux vignerons ou négociants, loin de subir les affres de la présence ennemie, profitent de la situation pour s’en mettre plein les fouilles.

À Berlin, le vin français compte de nombreux partisans. Il y a ceux qui, en accord avec une vielle doctrine formulée du temps de Bismarck, considèrent la France comme une gigantesque terre arable, et d’autres qui raffolent tout simplement du pif – Hermann Göring, commandant en chef de la Luftwaffe, a une préférence pour les bouteilles du Médoc quand Joachim Von Ribbentrop, chef de la diplomatie, est un ancien négociant en vins.

À l’été 1940, les troupes allemandes profitent donc de la dévaluation du franc et la force du reichsmark pour opérer « des achats massifs de vin ». Lucand décrit le marché comme un poil anarchique mais basé sur des tarifs bien plus élevés que la normale : « les ventes sont totalement incontrôlées et dépassent tous les prix en pratique ».

« Les maisons de champagne ainsi que de nombreux vignerons-manipulants ont eu pour l’ennemi une attitude plus que bienveillante » – Christophe Lucand

Rapidement, les Allemands qui ont compris la nécessité d’un approvisionnement régulier en pinard et ont eu tout loisir de répéter leurs gammes dans les vignobles autrichiens ou Sudètes mettent de l’huile dans la machine : moins de ventes sauvages, plus d’ordre.

Pour détecter les meilleurs crus et veiller à la production de cette denrée stratégique, la Kommandantur place dans chaque grande province viticole un Weinführer, un « marchand de vin en uniforme », souvent ancien négociant, chargé d’organiser le marché – c’est le cas d’Otto Klaebisch en Champagne.

Ces hommes connaissent non seulement le jaja mais aussi les rouages de son économie et les interlocuteurs qui y participent. Certains sont même francophiles, savent tout des stocks ou du fonctionnement des grandes maisons et sont, de fait, plus difficiles à berner.

Leur job ? Acheter du pif. Le moins cher est destiné aux troupes, le plus fin est envoyé aux dignitaires nazis ou en Allemagne où il est aussitôt revendu sur le marché international avec un gros profit, contribuant ainsi à financer les campagnes militaires du Reich.

Comme le souligne Lucand, citant par exemple un compte-rendu détaillé remis à la Libération de la Direction générale des études et recherches, si certains vignerons sont réticents à l’idée de vendre leur pinard à l’ennemi, d’autres ont moins de scrupules : « Les maisons de champagne ainsi que de nombreux vignerons-manipulants ont eu pour l’ennemi une attitude plus que bienveillante ».

À partir de 1944, alors que le vent commence à tourner, quelques profiteurs de guerre tentent de se racheter une virginité – c’est le cas par exemple de Marius Clerget, placé à la tête de la maison Les Grands Crus de Bourgogne à Pommard, qui jurera lors de son procès avoir fourni des renseignements aux réseaux de la Résistance.

« Le décalage est immense entre ceux qui, très peu nombreux, ont réduit leurs activités (…) ou ont renoncé volontairement au commerce avec le Reich, et les négociants, beaucoup moins scrupuleux, dont l’enrichissement parfois fantastique place subitement leurs maisons dans une position sans commune mesure à celle d’avant-guerre », raconte Lucand.

Les viticulteurs qui se sentent lésés s’associent et se lancent dans un marketing à base de pinard résistant

À la Libération, les viticulteurs qui se sentent lésés s’associent et se lancent dans un marketing à base de pinard résistant. « Le patriotisme est devenu un argument commercial incomparable. Il est ainsi décidé d’adopter des vignettes, appliquées sur les bouteilles, précisant : “Not a drop of wine sold to the germans during the war” ou “Maison n’ayant pas travaillé avec les Boches pendant l’Occupation”. »

Si, pour quelques-uns, l’Occupation a représenté un véritable « âge d’or » (les résultats financiers sans précédent de certaines maisons comme Louis Roederer ou Moët & Chandon le prouvent), peu seront néanmoins condamnés pour avoir commercé avec l’ennemi.

Archives à l’appui, l’ouvrage de Lucand souligne l’importance stratégique du vignoble français et montre que, contrairement aux idées reçues, la redoutable planification nazie et les prélèvements massifs n’auraient jamais pu aboutir sans le concours de Vichy et la complicité de nombreux professionnels, vignerons ou négociants.

Le vin et la guerre, comment les nazis ont fait main basse sur le vignoble français, de Christophe Lucand, aux éditions Armand Colin, 448 pages, 24 euros


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