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Rakka : les dessous d’une libération

Les pays de la coalition se réjouissent : Rakka est officiellement libérée de l’EI. Mais à partir de quel moment peut-on proclamer la libération d’une ville ? Est-ce une question de territoire, d'effectifs, de communication politique ? VICE répond.
Pierre Longeray
Paris, FR
Des combattants des FDS célèbrent la reprise de la ville de Rakka, le 17 octobre 2017. (Erik de Castro/REUTERS)

Le 17 octobre dernier, Talal Sello, porte-parole des Forces démocratiques syriennes (FDS) a annoncé à l'AFP que l'ancienne capitale du « califat » de l'EI était « entièrement sous leur contrôle ». Après cinq mois de combats acharnés, l'organisation État islamique était donc officiellement chassée de Rakka en Syrie. La ville est tombée, Rakka est libérée, mais la réalité, comme souvent, est plus complexe.

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Le terme de « libération » comporte un sentiment de finalité et d'accomplissement. Sauf que Christophe Wasinski, maître de conférences à l'Université Libre de Bruxelles (ULB), précise qu'il « possède une résonance positive en Europe et aux États-Unis parce qu'il fait référence à la libération de la Seconde Guerre mondiale. Or, précise-t-il, il n'y a rien de similaire ici. La bataille contre l'EI n'est pas un conflit entre États, donc il ne se termine pas avec un accord ou une capitulation. »

Les habitants des villes récemment libérées de l'emprise de l'EI font toujours face à une multitude de défis, pointent les auteurs de « Le combat continue », un rapport du Combating Terrorism Center (CTC) de West Point. Ils démontrent que quasiment toutes les villes pacifiées continuent d'être la cible d'attaques du groupe terroriste. Dans 16 villes d'Irak et de Syrie libérées du contrôle de l'EI, l'organisation terroriste a déjà revendiqué 1 648 attaques post-libération (chiffres arrêtés en avril), selon le rapport du CTC.

Une annonce politique

Trois mois avant Rakka, un autre fief stratégique de l'EI était déjà tombé : Mossoul. L'annonce de libération de la deuxième ville d'Irak s'était faite en grandes pompes, le 9 juillet dernier, par le Premier ministre irakien, mais d'intenses combats ont perduré pendant au moins une dizaine de jours au sein même de la ville.

Dans le cadre de la bataille contre l'EI, les commandeurs militaires représentent aussi des mouvements politiques. Chaque composante ayant pris part à la « libération » est alors tentée de l'annoncer en premier pour obtenir un gain politique, ce qui explique pourquoi certaines annonces se font faites de manière précipitée.

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« Le terme de libération est plus un terme politique que militaire », indique Joseph Henrotin, chargé de recherche à l'Institut de stratégie comparée (ISC) et rédacteur en chef de la revue Défense et sécurité internationale. Ainsi, annoncer la libération d'une ville peut être un instrument de communication politique pour les autorités locales.

« L'effet majeur » ou l'argument militaire

« En théorie, on dit qu'une ville a été libérée, quand on a le contrôle sur 100 pour cent de la ville et que 100 pour cent de l'ennemi a été capturé ou éliminé, explique Henrotin, mais on s'aperçoit parfois qu'une poche ennemie est restée planquée pour continuer le combat. »

Dans les villes irakiennes et syriennes reprises à l'EI, les combattants djihadistes avaient notamment élaboré des dispositifs défensifs complexes, comme des tunnels, qui ont permis de faire croire aux forces coalisées qu'elles progressaient vite, mais qui ont permis de prolonger les combats.

« Rien n'est jamais total et absolu, prévient Henrotin. Mais on peut considérer qu'une ville est libérée quand on a atteint ce qu'on appelle « l'effet majeur », c'est-à-dire quand 85 pour cent du travail a été effectué et qu'on se dit que les 15 pour cent restant sont résiduels, parce que la dynamique va dans le bon sens. Donc, que l'ennemi finira par tomber de lui-même. »

Libérée oui, mais détruite

Dans le cas de Rakka, de Mossoul et de nombreuses autres villes d'où l'EI a été chassé, la libération s'est fait au prix d'une destruction quasiment totale et de très nombreuses pertes civiles. « On ne peut pas dire qu'une ville a été libérée, alors qu'elle est complètement détruite [à 95 pour cent pour Rakka] et que les conditions objectives qui ont mené à la montée en puissance de l'EI existent encore », tranche Wassim Nasr, auteur de État islamique, le fait accompli (Plon) et journaliste à France 24.

Sur place, la situation notamment économique et politique est semblable – sinon pire – qu'avant l'avènement de l'EI. Le terreau reste donc fertile. « Les membres de l'EI et les recruteurs ne sont pas des Martiens, ils habitent dans ces villes. Donc à défaut d'éliminer complètement la population locale, ou de créer de vraies perspectives politiques, économiques et sociales, impossible d'y mettre un terme. Dès que la pression militaire va baisser, l'EI va resurgir d'une manière ou d'une autre. » En attendant de resurgir, l'EI va retomber dans la clandestinité – une position dans laquelle se trouvaient les djihadistes avant de prendre le contrôle d'une bonne partie de la Syrie et de l'Irak.

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