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Foot-biz et post-colonialisme : comment les clubs européens pillent l’Afrique

Le livre-enquête « Magique système, l’esclavage moderne des joueurs africains », co-écrit par l'un de nos journalistes, dévoile les coulisses crapoteuses d’un système d’exploitation de la misère et des jeunes talents.
Photos : Christophe Gleizes

D’eux, le grand public ne connaît que les têtes d’affiche. Pourtant, les joueurs de foot africains n’ont pas tous un glorieux destin à la Didier Drogba ou Yaya Touré. La grande majorités d’entre eux demeureront dans l’anonymat - loin, très loin, de leurs rêves de Ligue des Champions. Les moins chanceux ne verront même pas l’Europe, victimes d’escroqueries massives et bien rodées.
Ces espoirs déçus, ces vies brisées, Barthélémy Gaillard, journaliste à Vice et Christophe Gleizes, journaliste à So Press, les ont retracés dans un livre dont nous publions aujourd’hui des extraits. Leur enquête, qui a duré près d’un an, les a mené dans toute l’Afrique de l’Ouest, entre le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Togo, et a permis de révéler les coulisses d’un système d’exploitation du nouvel « or noir » : les jeunes footballeurs africains. Les deux journalistes ont rencontré une multitudes d’intermédiaires : formateurs low cost, agents de pacotille, marabouts autoproclamés… Tous promettent à leurs jeunes poulains une carrière au plus haut niveau – et la fortune qui va avec. Mais derrière ces beaux discours se cache une autre réalité. Les plus réglos alimentent les clubs européens avides de joueurs bon marché, dont une infime partie seulement parviendra à accéder au professionnalisme. Mais qu’importe si l’immense majorité est condamnée à l’oubli : il suffit qu’un seul perce pour leur faire gagner des millions. D’autres vont plus loin encore dans l’indécence. L’extrait de Magique système, l’esclavage moderne des joueurs africains (éditions Marabout), que nous avons choisi de publier, raconte une arnaque banale, qui se pratique quotidiennement dans les rues des capitales africaines. Mais elle en dit long sur l’appétit sordide de ces faux agents et vrais escrocs, prêts à tout pour quelques milliers d’euros. Une somme dérisoire à l’échelle du foot business, mais qui représente les économies de toute une vie pour les victimes.

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Un supporter du TP Mazembe laisse éclater sa joie au moment du but

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Dans la vraie vie, Sidy est chauffeur de poids lourds en France, mais retourne souvent à Bamako profiter de sa double nationalité franco-malienne. L’homme est un simple rabatteur pour un plus gros poisson, basé en Espagne. Son rôle ? Le fournir en « chair fraîche ». À chacun de ses voyages, il arpente donc les terrains de la ville avec méthode, en appliquant toujours la même stratégie : une période d’observation discrète d’abord, puis un tour de charme auprès des joueurs repérés, de leur famille et du président du club. À coups de paroles cajoleuses et de documents prétendument « officiels », il fait miroiter un avenir radieux aux gamins subjugués par son bagout. Ce discours travaillé lui assure chaque fois une certaine emprise sur son public, bien aidé qu’il est, de surcroît, par la crédulité et la pauvreté de ses victimes. Cette technique digne d’un témoin de Jéhovah, Sidy Soukouna l’a expérimentée sur Mohammed, Moussa et Massiré, trois jeunes Maliens à peine pubères. Dans le salon où les arnaqués se sont retrouvés pour raconter leur histoire, le souvenir de la rencontre avec l’intermédiaire plonge tout le monde dans un mutisme embarrassé. Honte de s’être laissé avoir, rancœur d’avoir été dupé… Seules les pales du ventilateur bringuebalent. Puis Mohammed rompt le silence : « En y repensant, faut bien avouer que c’était ridicule », glisse-t-il en préambule. À ses côtés, Ahmar Maïga, président du club de quartier, invoque l’aplomb avec lequel Soukouna les a baladés, comme pour s’excuser d’être tombé dans le piège du beau parleur : « Il nous a raconté qu’il avait amené pas mal de joueurs en test, en Espagne et ailleurs. Je me suis posé des questions, mais il présentait bien. Il nous a montré des contrats de travail en espagnol. Tout ça avait l’air sérieux. »

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Un feu d'artifice sauvage est tiré pendant la finale des navétanes, preuve de l'ambiance surréaliste qui entourent ces rencontres pourtant amateures.

Ce plan fignolé main par Soukouna proposait aux trois jeunes joueurs le package tout compris du rêve européen : un visa et un billet d’avion pour le Portugal, puis un trajet jusqu’en Espagne et un essai dans un club de Liga. Pour s’offrir l’aventure, il faut débourser entre 2 et 3 millions de francs CFA (entre 3 000 et 4 500 euros), un prix négocié à la tête du client auprès de chaque famille. Séduits, les parents se saignent aux quatre veines et s’arrangent avec les moyens du bord : « Mon père a carrément hypothéqué un terrain pour pouvoir payer », murmure Massiré, le plus taciturne du trio. Malgré l’ampleur du sacrifice, l’affaire est réglée en quelques jours. Les adolescents vont tenter leur chance de l’autre côté de la Méditerranée. Du moins, c’est ce qu’ils croient encore.

« Un footballeur, c’est comme un puits de pétrole » - Ahmar Maïga, président d’un club de quartier, à Bamako

« Si vous avez la malchance de tomber sur un de ces charognards, c’est le début de la fin », prévient Alassane N’Dour, qui ne mâche pas ses mots pour évoquer ces agents autoproclamés qui gangrènent le foot africain. Aujourd’hui retraité, cet ancien international sénégalais découvre avec stupeur le sort réservé à la nouvelle génération. Reconverti en manager de Niarry Tally, un club de Dakar, il passe une bonne partie de son temps à surveiller ces escrocs de bas étage qui zonent le long de la ligne de touche : « Les petits clubs qui n’ont pas les moyens sont très exposés. Avec leur état d’esprit de tordus, ces mecs transforment le foot, qui est un sport digne, en un business rempli de coups bas. » Heureusement, Alassane n’est pas né de la dernière pluie. Ses joueurs savent qu’il est là pour les aider à séparer le bon grain de l’ivraie et mener les négociations, « de telle sorte que personne, ni eux ni le club, ne soit perdant ». Dans les structures où l’encadrement, voire la surveillance, est moins étroit, l’histoire s’accompagne souvent d’une même impression, celle d’avoir été au mieux trompé, au pire exploité. Vue d’Europe, la facilité avec laquelle les familles des trois amis maliens sont tombées dans le panneau peut surprendre. Vue d’Afrique, elle n’a rien d’étonnant. Il ne s’agit pas de parler de naïveté, mais plutôt de l’espoir irrésistible d’une vie meilleure qui, partout, permet au même business de prospérer. « À la vérité, ce sont même les parents qui mettent bien souvent la pression sur les jeunes », reprend N’Dour. « Pour eux, c’est une porte de sortie de la pauvreté. » Ahmar confirme avec d’autres mots : « Les parents disent qu’avoir un footballeur à la maison, c’est comme avoir un puits de pétrole. »

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Un jeune rêveur regarde les pros jouer, en attendant son tour.

La confiance aveugle qu’ils avaient en leur intermédiaire, Mohammed, Moussa et Massiré l’expriment avec difficulté. Tout commence par de nouveaux passeports, savamment trafiqués, à la demande du recruteur. Ils sont censés leur garantir l’obtention des visas pour l’Europe, à l’ambassade portugaise de Dakar, où l’agent a ses entrées. Les trois amis sont euphoriques au moment de monter dans le car bondé qui les emmène pour la première fois hors des frontières du Mali. Mais les choses se gâtent une fois arrivés dans la capitale sénégalaise, aux alentours de 4 heures du matin : « Sidy nous a demandé de dormir à la gare routière », se rappelle Massiré. « Lui, il est parti dormir chez sa copine. On est restés cinq ou six heures comme ça, dans la nuit noire. On aurait dit des mendiants. » À ses côtés, Mohammed complète, avec ressentiment : « Il nous a dit de ne pas nous inquiéter, qu’il reviendrait bientôt. Mais il ne nous a même pas laissé un peu d’argent. » Déboussolés, les trois amis s’inquiètent. Vers 9 heures du matin, heureusement, le téléphone sonne : « Il nous a dit de venir le retrouver. On ne ressemblait à rien. Il a dit que ce n’était pas grave. »

« On ne nous donnait pas à manger, on n’avait pas d’endroit où dormir… On était traités comme des esclaves » - Massiré, jeune joueur de foot malien

Pourtant, le scénario prévu va voler en éclats. Arrivés devant l’ambassade, les trois jeunes Maliens sont recalés par les portiers, à la différence de leur agent, qui parvient à entrer. Au bout de vingt minutes, ce dernier ressort. « Je me souviens de sa tête comme si c’était hier », raconte Mohammed, entre rire et larmes. « Il nous a regardés un moment. Puis il a commencé à faire de grands gestes : “Ça y est, c’est fini, on est foutus !” Il s’est accroupi contre un mur, la tête entre les mains, et il a répété “foutus, foutus”. » Soukouna leur explique que l’ambassade refuse de donner des visas aux ressortissants maliens jusqu’à nouvel ordre. La faute au contexte diplomatique tendu dans le pays, selon lui. Reste une dernière carte à jouer : un coup de pouce de son contact en Espagne, aux connexions multiples. Promis, la situation se débloquera sous trois jours. D’ici là, c’est la débrouille et le système D, car Soukouna disparaît en laissant les trois amis sur le trottoir : « On n’avait pas mangé de la journée, on n’avait pas d’endroit où dormir. On était traités comme des esclaves », élude Massiré.

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Un match se prépare dans l'une des 400 académies d'Abidjan, qui vivent en dehors de tout contrôle de la fédération.

Les amis finissent par trouver refuge chez une âme charitable, qui les invite chez elle, dans la banlieue de Dakar. S’ensuit une longue attente, sans autre occupation que de tressaillir au moindre coup de téléphone : « On sentait que ça tournait mal. Au début, on s’est dit qu’on allait rentrer, que ce n’était pas la fin du monde. Puis on a repensé à nos parents. Quand tu quittes le foyer familial, c’est que tu es un homme. Tu dois subvenir à tes besoins et t’accrocher », explique Massiré. « On n’a rien dit à nos proches, pour ne pas les inquiéter. » Après trois jours de doutes, Soukouna leur donne finalement rendez-vous à l’ambassade. Sur le chemin, le trio exulte, se voit déjà dans l’avion pour Lisbonne. Mais le rêve s’envole, une seconde fois : « Pas de visas pour les Maliens. » La réponse des autorités n’a pas changé d’un pouce. Les regards éberlués se tournent vers l’agent, qui ne se démonte pas. Pour Soukouna, qui feint la surprise, tout l’enjeu est de sauver les apparences. Il assure que tout va bientôt s’arranger, que toute cette histoire n’est qu’un malentendu. N’importe quoi pour éviter les esclandres, déguerpir et disparaître dans la nature. Après cet épisode, il ne décrochera plus jamais son téléphone : « On a essayé de le joindre mais, après deux jours de silence, on a compris qu’il s’était envolé », résume Moussa avec dégoût. Soukouna est parti, emportant avec lui les économies et les espoirs de familles entières. La technique est sordide, mais les résultats sont là. En quelques jours, l’intermédiaire a quasiment gagné 9 millions de francs CFA (13 700 euros) sans investir un centime.

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« Le problème, en Afrique, c’est que les gens misent tout sur dieu. Alors que dans la vie, il n’y a pas de pitié » - Ahmar Maïga, président d’un club de quartier, à Bamako

Rentrés à Bamako après le fiasco de l’ambassade, Mohammed, Moussa et Massiré se sont lancés sans grand espoir à sa recherche, bien aidés par Ahmar Maïga. Ils ont fini par dégotter un numéro de téléphone que nous avons appelé. L’agent de pacotille a reconnu les faits : « Effectivement, il m’arrive de travailler au Mali. J’y vais deux ou trois fois par an pour repérer des joueurs, que j’envoie ensuite à un agent espagnol. Je touche un pourcentage sur chaque transfert réalisé. » Impossible d’en savoir plus. L’homme est plutôt mal luné. Seulement, il a contre toute attente lâché le nom de son patron : un certain José Gimenez, qui nous intéressera plus tard. En attendant, la carrière de Sidy Soukouna s’est brutalement arrêtée dans la foulée, grâce à l’intervention musclée du président Maïga. « Après enquête, j’ai appris qu’il serait à Bamako pour le baptême de son enfant. J’ai décidé de me rendre à la réception incognito, avec un boubou et un turban, comme le font les gens de Tombouctou », savoure l’agent double zéro malien. « Je me suis assis à quelques mètres et j’ai attendu. Vers 22 heures, il est finalement arrivé en voiture, déguisé en Saoudien. Je l’ai reconnu à ses yeux. J’ai alors appelé la police, qui l’a interpellé sur-le-champ. » C’était il y a un an. Pour éviter la prison, Soukouna a promis de rembourser les familles, à qui il a donné un titre foncier en garantie. Pour les victimes, le soulagement est immense. « Ce n’est qu’un fusible », tempère Ahmar, qui ne doute pas de voir le rabatteur bientôt remplacé dans les rues de Bamako… Par un autre prédateur, prêt à berner à nouveau le trio formé par Mohammed, Moussa et Massiré. Malgré leur mésaventure, ces derniers n’ont en effet pas renoncé à l’expatriation : « Tout est bien qui finit bien. Nous finirons par y arriver, si Dieu le veut. » Une rengaine qui semble affecter Ahmar, visiblement déçu de l’inconscience de ses protégés. Un peu à l’écart, devant les jeunes footballeurs qui jonglent avec un ballon crevé, il soupire, les yeux dans le vague : « Le problème en Afrique, c’est que les gens misent tout sur Dieu. Alors que dans la vie il n’y a pas de pitié. »

Ce jeune ivoirien se voit déjà décoller pour l'Angleterre

Magique Système : l’esclavage moderne des joueurs africains, de Barthélémy Gaillard et Christophe Gleizes, éditions Marabout, 184 pages.

* Le texte a été légèrement aménagé par nos soins pour le confort de lecture