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Illustration par Vincent Vallon. 

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Music

Grand Blanc gentrifie Belleville à coups de skates Decathlon, A$AP Rocky à la recherche du bruit marron

Chaque semaine ou presque, on tente de répondre à la question : "La musique est-elle le miroir du monde ?" On accueille aujourd'hui Cecil Taylor, Jacques Higelin, A$AP Rocky et ces grandes pipes de Grand Blanc.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Vendredi dernier, dans un accès de narcissisme virtuel tendance crotte de nez assez logique à force de trainer un peu trop sur les réseaux sociaux (comme tout un chacun vous me direz), j’ai fait un statut-blague un peu vaseux qui disait, en gros, que la mort de Jacques Higelin et de Cecil Taylor le même jour permettait de départager deux catégories assez distinctes d’amis sur Facebook. Cette vanne valait ce qu’elle valait (soit pas grand-chose, et là c’est encore pire puisque je l’explique), mais j’essayais un peu humblement de mettre en lumière cette manie qu’on a de pleurer indistinctement les morts et de s’épancher en public de la sorte, surtout quand on n’a pas vraiment assisté à l’acmé de ces artistes en direct, fussent-ils ou non devenus nos héros par la suite.

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Mais le vrai enseignement à en tirer, au-delà du classique « mais on peut aimer le free jazz ET la chanson française, petite crotte » que m’ont asséné assez rapidement certaines connaissances, c’est que la musique populaire a un jour, on a tendance à l’oublier, été exclusivement affaire de clans. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui – ou en tout cas plus comme avant. C’est-à-dire que la musique n’est plus, à sa modeste échelle, vecteur d’identification sociale, politique, sexuelle et vous connaissez la suite, car depuis Internet tout se mélange et se transforme, tout le monde couche avec tout le monde tant et si bien qu'on se croirait presque à une after-congrès Europe Écologie - Les Verts. Et justement, c’est bien avec les deux exemples respectifs de Taylor et Higelin, du free jazz et de la chanson libertaire, qu’on peut se rendre compte rétrospectivement de ce gouffre et de ce glissement esthétique.

Dans le cas de Cecil Taylor, soit sans doute la plus grande figure du free jazz après Ornette Coleman, c’est d’ailleurs très simple à montrer. Dans un documentaire réalisé en 1968 par le pionnier de la musique concrète et électroacoustique Luc Ferrari (je sens que vous allez décrocher, là, mais restez, je vous promets que ça va être pas mal), Les répétitions de Cecil Taylor, tourné dans les grandes salles d'un hôtel particulier de la place des Vosges et agrémenté d’apartés bien sentis de la part du pianiste américain, on peut voir que lorsqu’on l’interroge sur des figures académiques comme Stockhausen, Bach ou John Cage (monuments auxquels il a été comparé ou qu’il a étudiés au conservatoire de Boston, en plus de Bartók, Stravinsky ou encore l’Ecole de Vienne), Cecil Taylor répond simplement : « Cela ne me regarde pas, ils ne font pas partie de ma communauté. » Comprendre : la communauté afro-américaine, ostracisée, celle qui a grandi dans la banlieue de Boston, « de l’autre côté des chemins de fer », en dehors de l’avant-garde et des théories européennes. Plus loin, il poursuit : « Bien qu’on vive au même endroit et au même moment, on ne nous donne pas des chances identiques. C’est vrai pour l’enseignement, c’est vrai pour le niveau de vie, et c’est encore plus vrai socialement. Alors quoique je choisisse de prendre, ou d’utiliser ou qui m’attire simplement, le fait est qu’une barrière est là et sera toujours là. Dans tout ce que je fais, je ne parle que de ça ».

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Ce fil rouge a guidé Cecil Taylor dans toute sa trajectoire artistique, sur laquelle a toujours primé la confrontation sur la conquête, défendu son pré carré comme on va au combat, quitte à chercher l’affrontement - et trouver un peu la merde. Au sein même de son propre camp, Cecil Taylor a toujours été une figure clivante, dont Miles Davis disait qu’il était inécoutable et la plupart des critiques qu’il était trop dogmatique. Mais le principe de son art, son modus operandi, aura toujours été de s’en extraire, de le dépasser, d’agir en mouvement perpétuel sur lui-même (il abhorrait les termes de compositeur, y voyant quelque chose de dictatorial), pour s’en retenir à une chose : sa communauté, sa base, son noyau dur. Ainsi, il put louvoyer toute sa vie, défaire à loisir ce qu’il avait lui-même créé, poésie sonore et performances anarchiques, intenables, déployant « une méthodologie noire » selon ses propres dires dont on se demande encore aujourd’hui à quel point elle est accessible, et qui demande énormément d’énergie à l’auditeur pour l’apprivoiser. Ce qui explique sans doute qu’on ne trouve plus musique plus embroussaillée, désobligeante et anti-commerciale aujourd’hui, alors même que la sienne est paradoxalement si généreuse. Car même si des artistes parlent encore, disons, d’afro-futurisme, se posent toujours les questions du vivre-ensemble (dans le meilleur des cas), de la rentabilité (dans la plupart). La musique de Cecil Taylor a, bien évidemment, toujours répondu par la négative à l’une comme à l’autre.

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C’est là que ça devient intéressant pour Higelin. Je ne sais pas pour vous, mais il m’est impossible de me souvenir d’autre chose que de sa sympathique gueule de chouette hallucinée dans les émissions de mecs comme Ardisson il y a plus de dix ans (et je mets au défi quiconque de moins de trente ans de me citer ne serait-ce que l’un de ses morceaux). Et pourtant, en faisant mes petites recherches (pas très loin hein, sur le site des Inrocks et de l'INA), je me suis rendu compte qu’avant d’être la terreur rigolote des plateaux télé et d’enfanter une des plus viles créatures qu’ait donné la chanson française (je vous laisse deviner laquelle, sinon mon avocat me dit qu’on peut facilement rentrer dans de la diffamation), sa musique était tout aussi inécoutable et anachronique (le roulement des « r » dans la voix c’est pas possible, on dirait Feu ! Chatterton) qu’aimable et séditieuse, en tout cas bien plus que celle de pas mal des pousses-pucelles actuelles qui se réclament de son héritage - comme, au hasard, Feu ! Chatterton.

Mais surtout, on découvre qu’il a fait de l’acid folk plutôt tendance libertaire dès les années 60, école jazz Shandar plutôt que Prestige pour le coup, populo plutôt que bruitiste… Enfin vous voyez le genre : son accent de titi parigot n'est pas le fruit d'une construction vu qu’il vient vraiment du sérail, il fraye avec Brigitte Fontaine, il nique comme un sagouin dans les vestiaires des cafés théâtres, et ce dès ses quinze ans. Bref, il n’a même pas à forcer un capital-sympathie bien loin de notre Johnny national (bien qu’il ait été comparé à lui au niveau de ses performances scéniques) qui fait que lui n’est jamais passé de l’autre côté du showbiz (à défaut du périph’ selon Brigou) et a toujours été plutôt réglo. Pourtant, ça ne l’empêche pas de virer stadium delirium au mitan des années 80, puis de faire doucement couler le robinet d’eau tiède, afin de vouloir plaire un peu à tout le monde – et donc vraiment à personne. S’il y a dissonance, elle est cette fois à chercher au niveau du revirement de bord plutôt que dans le fait d'engager un conflit à ciel ouvert avec sa propre personne. Soit l'exact contraire de Cecil Taylor ; mais soit, tout le monde a le droit d’être tranquille, hein.

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Il y a tout de même, disons, quelque chose de « moderne » dans l’attitude, et qui touche à peu près tout le monde aujourd’hui dès que le succès commence à poindre. C’est ce que je me suis dit lorsque j’ai entendu les nouveaux morceaux d’A$AP Rocky cette semaine, par exemple. De toute façon, dès qu’il sort un nouveau morceau, quel qu’il soit, je me réécoute toujours LiveLoveASAP, mixtape inaugurale sortie de nulle part en 2011, dont le souvenir laisse invariablement un goût étrange en bouche, comme si des millénaires s’étaient écoulés depuis les prods cloud de Clams Casino et de SpaceGhostPurpp, lesquelles nous envoyaient un message lointain, enfumé et vénéneux, presque amer. Car depuis, à part s’être vanté d’avoir fait une partouze à neuf à South by Southwest et de choper des buvards avec iLoveMakonnen, il ne s’est pas passé grand-chose, sinon sa volonté assumée dans la foulée de son seul coup de génie (cette mixtape reste pour moi toujours un chef-d’œuvre) de passer en radio. Du coup, dès son véritable premier album, Long.Live.ASAP, sorti en 2013, Flacko n’a rien trouvé de mieux que de s’adjoindre les services de mecs aussi rincés que Skrillex, Birdy Nam Nam, ou encore Florence Welch. OK, la plupart des rappeurs mainstream font ça (si ce n’est tous), mais le virage a été tellement indigent chez A$AP Rocky que je n’ai pas pu m’empêcher de réagir comme un amoureux déçu, de faire le vexé alors qu’au fond, il ne m’avait rien fait. Depuis, là par contre c’est un festival : le mec enchaine les disques quelconques et ne trouve rien de mieux que de s’adjoindre les services de Miguel, Rod Stewart (quel public il vise au juste, là ?), Hudson Mohawke, et maintenant Moby et Thirty Seconds to Mars sur son nouvel album, Testing (il n’aurait pas pu choisir meilleur titre), et qui sortira… on ne sait pas trop quand, en fait.

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Mais si A$AP Rocky cherche le bruit marron en trouvant les featurings les plus pétés possibles (on rappelle que le bruit marron vient d’un épisode de South Park où Cartman cherche un son qui ferait chier tellement fort qu'en l'entendant on se viderait de ses organes - et trouve accessoirement en Yoko Ono la partenaire de crime idéale), et comme on est un peu sport, disons qu’on peut donner à A$AP Rocky autre chose, LE feat qui le fera à coup sûr frétiller de plaisir dans sa quête d’absolu.

Grand Blanc, par exemple. Vous savez, c’est ce groupe sur-craignos à la moelle, qui a sorti cette semaine une ode à Belleville, ce quartier de Paris à qui il s’adresse directement : « Heureusement que tu es belle car tu es vile sous tes airs calmes et tranquilles » - ça a dû brainstormer sévère pendant l’écriture des paroles. Mais tout dans ce morceau vaut son pesant d’or, pas seulement pour les textes (« Tu donnes l’amour, à ceux qui n’ont pas d’amour, à ceux qui n’ont plus d’amour, et moi j’ai besoin d’amour, oh Belleville Belleville Belleville, grand jardin d’Eden, belvédère fébrile » - j’ai pas pu résister), mais jusqu’au clip, adressé à vue de nez aux fans de Fauve vieillissants. Lesquels écoutent visiblement du post punk, dévalent la rue de Belleville en skateboard comme des voyous et connaissent les lendemains qui déchantent (enfin pas trop quand même, ils boivent des 8.6 mais on ne voit aucune prostituée dans cette vidéo, fait assez rare pour être souligné dans ce quartier, surtout si on veut le filmer avec le filtre « interlope »).

Pour une raison qui m’échappe, le visionnage du clip me rappelle ce moment où j’ai croisé un rat si gros en rentrant chez moi que je l’ai d’abord pris pour une marmotte. Sinon, et comme on n’a pas envie de rentrer dans le procès d’intention, on ne va pas dire que Grand Blanc participe à la gentrification de Belleville avec leur titre auto-proclamé, mais on peut par contre affirmer sans sourciller qu’ils gentrifient la musique dont ils s’inspirent. Selon la définition de la gentrification comme une autre, et d’après une source extrêmement fiable : « La gentrification se traduit par une pression plus forte des nouveaux habitants sur les pouvoirs publics, pour qu'ils améliorent le quartier (moins de bruit, encore plus de protection et d'équipements, destructions massives de logements populaires au profit d'un habitat plus haut de gamme… »

Ici, Grand Blanc polit tellement le post punk et la chanson française en les annulant l'un l'autre à coups d'imagerie Decathlon (même si on me susurre à l'oreille que « non gros, c'est du bon skate ») et de paroles en carton, qu'on se dit qu’il y a plus de poésie dans le tumblr WTF Belleville que dans toutes les chansons du groupe réunies – oui, j’ai poussé le vice jusqu’à toutes les écouter, une par une, et même à l’envers pour voir s’il n’y avait pas des paroles sataniques cachées, et si vous ne me croyez absolument pas vous avez sans doute raison. Gageons que tant qu'il y aura des pipasses de ce genre, les fondations de Belleville finiront peut-être par s'effondrer vraiment, sous la pression d'un torrent d'eau tiède et maronnasse car personne ne se sera décidé à couper le robinet une bonne fois pour toutes et renvoyer tout ce beau monde chez lui : dans les égouts.

Marc-Aurèle Baly est sur Noisey.