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Hellblade : Senua's Sacrifice, le jeu vidéo qui simule la maladie mentale

Ce n'est pas toujours marrant. D'ailleurs, c'est le but.

Cependant que j'écartais les hallucinations en abattant mon épée dans les hordes d'immondes familiers du dieu-corbeau Valravn, j'entendis un murmure familier.

"Quand l'ombre parle, tout change, souffla la voix. Le pays natal devient contrée lointaine, les êtres aimés des étrangers. Comprendre que sa maison n'a jamais réellement existé donne du sens à l'exil."

Les mirages, les chuchotements obscurs et leurs conseils étranges sont des éléments essentiels du jeu vidéo Hellblade : Senua's Sacrifice. Dans son univers, l'ombre est une métaphore de la maladie mentale. Je le sais parce que la campagne de promotion du jeu le dit. Ninja Theory, le développeur de Hellblade, a toujours affiché sa volonté d'utiliser les jeux vidéo pour mettre en scène les troubles psychologiques.

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Hellblade raconte l'histoire de Senua, une guerrière qui s'embarque dans une aventure orphéenne pour libérer l'âme de son défunt amant. Pour mener sa quête à bien, elle devra traverser l'enfer viking, terrasser les monstres qui lui barrent la route et vaincre ses démons personnels. Les développeurs de Ninja Theory ont façonné ces ennemis intimes avec grand soin ; ils sont, de loin, l'élément le plus terrifiant du jeu.

Tout le problème, c'est que Senua souffre de psychose. Ce terme clinique désigne une large gamme de symptômes qui indiquent le plus souvent une schizophrénie : hallucinations, délire, perte de contact avec la réalité, violences… Comme bon nombre d'individus psychotiques, l'héroïne de Hellblade entend et voit des choses qui n'existent pas.

Image : Ninja Theory

Ninja Theory nous immerge dans la maladie de Senua d'une manière à la fois brillante et frustrante. Des voix flottent des enceintes du joueur ; elles construisent l'histoire, signalent un danger imminent, dispensent des conseils contradictoires sur la prochaine étape du voyage. Pendant un combat, un voix m'a dit de parer, une autre d'esquiver. Il est arrivé qu'elles m'avertissent d'un péril qui n'existait pas : je me retournais la peur au ventre et ne voyais rien. La moitié du temps, elles ont quand même raison. Suivre leur conseils peut donc avoir du bon.

D'autres mécaniques de jeu ont été conçues pour frustrer le joueur. Hellblade est complètement dépourvu d'instructions : il ne vous dira pas comment fonctionne son système de sauvegarde périssable et ne vous apprendra pas à vous battre. Pire, il ne vous donnera aucun moyen de différencier la réalité de l'hallucination. Je me suis pris à douter de moi-même en jouant. Exemple : en théorie, Senua peut parer les coups, mais elle n'y parvient pas toujours quand je lui ordonne.

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Au début, je me suis dit que mon clavier avait un problème. Quand je l'ai remplacé par un autre, rien n'a changé : Senua refusait de bloquer. Je n'ai trouvé aucun joueur se plaignant du même problème sur Internet. Je meurs aussi beaucoup. Hellblade n'est pas particulièrement difficile, il est juste impitoyable comme un Dark Souls.

Mieux vaut éviter de mourir dans Hellblade. À chaque fois que l'héroïne s'effondre, elle revient à la vie un peu plus décomposée. "Si la pourriture atteint la tête de Senua, sa quête est finie, ont affirmé les développeurs. Toute votre progression sera perdue."

Évidemment, cette histoire de pourriture grimpante rend Hellblade encore plus anxiogène : personne n'a envie de voir sa sauvegarde supprimée parce qu'il est mauvais. Heureusement, il s'agit peut-être d'un mensonge. L'équipe de PCGamesN a mis les affirmations de Ninja Theory à l'épreuve et jeté Senua à la mort sans relâche dans le niveau de difficulté le plus élevé du jeu. Après 50 décès sans conséquences, PCGamersN a décrété que les développeurs n'avaient fait que bluffer.

Certains internautes n'en sont pas si sûrs. Des Redditors affirment que le jeu remet le compteur de pourriture à zéro à chaque checkpoint. Comme ces derniers sont assez courants, il est presque impossible de perdre une sauvegarde. Je n'ai pu trouver personne qui se plaigne d'une progression disparue. L'idée reste angoissante. De plus, si les développeurs ont menti à ce sujet, pourquoi n'auraient-ils pas menti encore ? Tout ce qu'ils ont affirmé aux joueurs est peut-être faux. Voilà de quoi vous rendre paranoïaque. C'est le but.

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Hellblade n'est pas le premier jeu qui s'intéresse à la maladie mentale ou titille le joueur. Psycho Mantis, le fameux boss de Metal Gear Solid, a marqué une génération entière avec ses tours de passe-passe. Eternal Darkness, sur Gamecube, faisait mine de supprimer les fichiers de sauvegarde. Call of Cthulhu : Dark Corners of the Earth, Darkest Dungeon et Bloodborne dotent tous leur protagoniste d'une jauge de santé mentale.

Image : Ninja Theory

Ninja Theory ose aller plus loin. Les développeurs veulent mettre le joueur dans la tête d'un malade mental. Les mensonges, les commandes capricieuses et les conseils contradictoires des PNJ font partie de l'épreuve. C'est frustrant, irritant et jamais amusant, mais ce n'est pas le but : tout est une affaire de dessein.

En 2015, Dominic Matthews, le responsable produit de Ninja Theory, a accepté de répondre aux questions de Motherboard. Il avait alors déclaré : "Le personnage principal souffre de psychose, de dépression et d'anxiété. Son voyage au bout de l'enfer est une image de sa santé mentale. Quand vous placez les joueurs à la place d'un personnage atteint par une maladie mentale, vous pouvez les aider à comprendre cette souffrance et se défaire des préjugés liés à ce type de problème."

Les développeurs de Hellblade ont passé beaucoup de temps aux côtés de professionnels de la santé mentale et de patients psychotiques. Ces précieux collaborateurs ont testé le jeu, multiplié les suggestions et aidé le studio a rendre les manifestations de la maladie de Senua encore plus réalistes. Tout ce procédé est détaillé dans le documentaire de 25 minutes qui accompagne chaque exemplaire du jeu.

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Ma famille connaît la maladie mentale. La dépression et le suicide courent parmi mes proches. En jouant au jeu, j'ai entendu des discours familiers dans les chuchotements psychotiques de Senua. Des mots qui sont sortis de la bouche de certains parents. Des mots que j'ai entendu dans ma propre tête.

Avant de partir à la recherche de l'âme de son amant décédé, Senua a passé du temps dans la nature, en marge de sa tribu. "Elle s'était décidée à combattre et tuer cette partie d'elle-même, m'a expliqué l'une des voix. Elle était bien naïve de croire qu'elle pouvait y arriver seule."

"Il n'y a pas de victoire sur l'ombre. C'est comme si elle ne s'était pas décidé à la tuer… Pas encore", a continué la voix. J'ai immédiatement pensé aux conversations familiales sur la dépression et la souffrance, celles des repas de Noel. Ce sentiment que la dépression est une force physique qui se presse contre vous. Le genre qui ne veut pas que vous mourriez, pas encore.

"Tu penses que tu peux surmonter l'ombre, a poursuivi la voix. En tirer du sens. Et quand le calme arrive enfin, elle frappe depuis le vide et te renvoie dans le maelstrom. Elle noie l'esprit dans la peur, profondément, plus profondément, elle t'entraîne si loin dans l'éther que, peut-être, cette fois, tu ne reviendras pas. À chaque bataille l'ombre devient plus forte. À chaque fois que sa victime lui échappe, elle la rapproche un peu plus de l'ultime défaite. Injuste, n'est-ce pas ?"

C'est très injuste, en effet. Les personnes qui souffrent de maladies mentales sont souvent en première ligne de la guerre qu'ils livrent contre leur propre esprit. Elle peut durer toute leur vie. Elle porte des victoires qui rappellent à quel point les défaites sont lourdes de conséquences. Elle enfante de trêves longue de plusieurs années, au cours desquelles les symptômes se calment. Et puis, un jour, la mauvaise chanson, le mauvais repas vous fait retomber dans les tranchées.

J'ai vu beaucoup de livres, films et émissions de télévisions consacrés à la maladie mentale, mais aucun n'est parvenu à transmettre ce sentiment avec autant de force que Hellblade : Senua's Sacrifice. C'est assez pour faire de ce jeu un triomphe, même s'il n'est pas toujours amusant.