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Il faut sauver le Sud-Soudan

Guerre civile au Sud-Soudan (11/13) : L'Armée blanche

En février dernier, Robert Young Pelton et Tim Freccia ont traversé le plus jeune pays du monde, alors en pleine guerre civile, à la recherche du chef des rebelles Riek Machar.
À notre arrivée à Malakal, les rebelles célèbrent joyeusement leur victoire et rangent leur butin dans les campements. Photos par Tim Freccia.

Après notre trajet en bateau, nous avons besoin de trouver un moyen de transport entre Nasir et Malakal - un voyage en ligne droite de moins de 200 km mais qui nous prendra toute la journée. C'est un nouveau trajet de brousse pénible. On aperçoit quelques véhicules pillés, mais ce ne sont pas des vans d'ONG ; ceux-ci ont en effet été réquisitionnés pour le grand assaut de Malakal.

Un journaliste local, Ruot, a entendu dire que nous nous dirigions vers Malakal et propose de nous y conduire. Nous partons à 6 heures du matin sur les routes de terre, à travers les forêts et les arbres épineux. À l'approche de Doma, nous décidons de nous arrêter un moment. Nous nous cachons dans une église. Le pasteur nous salue. Aimable, il nous raconte qu'une garnison vient de passer sur la route pour Malakal. Il y a du mouvement ; cela signifie que nous nous rapprochons. Nous remercions le pasteur et retournons à notre voiture.

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Peu après, nous arrivons devant ce qui ressemble à un mirage : une route, abandonnée il y a bien longtemps en pleine construction, à 25 km environ au sud de Malakal. Des tas de terre datant de l'époque où elle était pavée sont toujours là, et des arbres ont poussé par-dessus. Au moment où nous entrons dans la ville, une longue file de soldats et de civils se dirige dans la direction opposée. La route s'élargit à l'approche de la base rebelle. Nous passons près d'un tank abandonné. Des soldats nous dépassent à toute vitesse au volant de vans Toyota qui appartenaient autrefois à des ONG.

Nous nous garons dans un chantier réquisitionné par les rebelles. Autour de nous, d'énormes pelleteuses sont garées en rang et un groupe d'hommes se repose sous un arbre. Nous sommes à la recherche du général Gathoth Gatkuoth, l'ancien commandant de la région ; c'est l'homme auquel Machar a confié la mission de reprendre Malakal.

Ce port, situé au bord du Nil, est un point stratégique. En bordure du grand marais, il relie la région pétrolière au Nord. Les rebelles peuvent également y recevoir l'aide de Khartoum - à condition qu'ils l'acceptent.

Gatkuoth et ses hommes sont ravis de nous rencontrer. Il a une grande annonce à faire, mais il doit d'abord se donner une allure officielle et attacher ses épaulettes.

Après s'être arrangé, il revient pour nous faire part de la nouvelle : « À 7 heures ce matin, après un bref combat, la résistance a pris le contrôle de Malakal. Ils ont repoussé les forces gouvernementales au Nord, les obligeant à fuir par la rivière. »

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Le général ne connaît pas encore le nombre de victimes. Il maintient qu'il n'y a plus de civils dans la ville, puisqu'elle a été rasée pour la troisième fois. Il prévoit de continuer vers le nord et de prendre le contrôle de la région pétrolière. Gatkuoth liste les points de discorde entre Machar et Kiir - il exige la fin de la corruption, du tribalisme, et ainsi de suite - et exprime sa reconnaissance envers « l'Armée blanche » qui a remporté une victoire aujourd'hui.

Très peu de journalistes ont accompagné l'Armée blanche au combat. Les seules données extérieures sur cette armée consistent en quelques documents universitaires qui la décrivent comme une foule informe et dévastatrice capable d'une grande violence.

Puis au bout d'un moment, comme répondant à l'appel, l'Armée blanche fait son apparition.

Une horde de vieux véhicules d'ONG arrive, soulevant des nuages de poussière. Surexcités par l'adrénaline, les soldats font un retour en force du champ de bataille. Ils crient et ils hurlent sur le toit et à l'intérieur des véhicules. Ils ne portent pas d'uniforme particulier mais ont tous des bandeaux rouges confectionnés avec des bouts de tissu. Ils ont entre leurs mains des armes rouillées, leurs ongles sont peints et tous portent des tongs et des T-shirts sales. Il semblerait qu'il y ait des blessés à l'intérieur des véhicules : du sang coule des portières.

Ils s'arrêtent brusquement. Des dizaines de soldats sortent en masse des vans. Beaucoup d'entre eux ne sont que des enfants. Ils portent des carcasses d'animaux sur leurs épaules, des sacs à dos, des bidons à eau vides.

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Nombre d'entre eux sont blessés. Certains ont été touchés au visage, d'autres à la poitrine ou au niveau des bras et des jambes. Ils sont confiés à un homme en blouse, et s'assoient patiemment dans le bâtiment étouffant qui leur sert de clinique. Il n'y a pas de matériel médical. Les combattants nous demandent des antidouleurs. Tim Freccia tend à un homme une boîte de pilules de morphine, et l'homme s'étonne lorsqu'il comprend qu'il a le droit de garder la boîte entière.

Chaque groupe arrive avec ses propres histoires. Les premiers sont fous de joie : ils déclarent avoir tué plus de vingt hommes. Les suivants sont en colère, car les hommes à leur côté ont refusé de tenir leur ligne pour échapper à la violence des combats. Des hommes sur le toit de la clinique brandissent leurs lance-roquettes pour poser sur les photos. Les fenêtres de leurs camions sont brisées et des impacts de balles ornent les carrosseries. D'autres hommes soutiennent qu'ils ont entendu des hélicoptères de combat ; ils sont certains que les Ougandais tenteront de reprendre Malakal cette nuit. Tandis que les groupes se succèdent pour déposer leurs blessés, il semble de plus en plus clair que la seule chose qu'ils aient en commun, c'est l'euphorie de la victoire.

Gatkuoth affirme que 35 000 membres de l'Armée blanche combattent actuellement 10 000 hommes des forces armées sud-soudanaises. On estime qu'ils ne sont réellement que quelques milliers - il serait donc plus avisé de diviser les nombres que l'on nous rapporte par dix.

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Un camion à benne arrive, rempli de rebelles encore plus blessés que les précédents. Ils ont les yeux injectés de sang et ont l'air épuisés. Leur corps n'est pas recouvert de cette cendre anti-insectes qui a donné son nom à l'Armée blanche, mais plutôt de poussière : ils viennent de rouler deux heures depuis les lignes de front. Un homme au T-shirt trempé de sang fixe le ciel, hébété. Un autre respire avec difficulté en serrant les dents. Personne ne crie, personne ne pleure, personne ne se plaint. Tous les blessés attendent leur tour en silence.

Lorsque Ruot, le journaliste, se présente afin de se documenter pour son article, son employeur lui conseille de ne pas rester ici : « C'est trop dangereux. » Ruot nous dit qu'il doit retourner à Nasir pour la nuit. Frustrés mais pragmatiques, nous nous résignons à l'accompagner sur le chemin du retour. Le lendemain matin, nous trouvons de nouveaux combattants en partance pour Malakal. Nous les suivons.

Pillard ou sauveur ? Un soldat de l'Armée blanche emporte avec lui son pactole de guerre.

Nous nous dirigeons à toute allure vers ces sombres panaches de fumée qui ressemblent à des brasiers.

Des camions Toyota transportant des blessés passent près de nous bruyamment, soulevant des nuages de poussière dans leur sillage. À l'intérieur, des rebelles s'accrochent à la vie. Des voitures renversées ornent la route. Leurs pare-chocs défoncés montrent qu'elles se sont aventurées hors des sentiers battus. Certaines ont déjà été dépouillées de leurs pneus.

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Dans Malakal, le paysage est surréaliste. Les scènes de chaos se succèdent : des bâtiments en flammes, le bruit constant des coups de feu, l'explosion des lance-roquettes - et les cris incessants. Les rebelles sont partout, ils errent dans la ville, transportant avec eux des biens pillés ou brûlant des maisons pour débusquer l'ennemi. Certains acceptent d'être pris en photo, d'autres sont furieux en voyant l'appareil de Tim. Il n'y a aucune organisation, aucune structure - simplement des combattants qui vagabondent et des cadavres encore tièdes. Presque la moitié de Malakal a été brûlée. On nous raconte que les troupes de l'APLS se sont repliées vers le fleuve afin de trouver des bateaux. Certains se sont noyés. Les rebelles ont tué beaucoup d'entre eux dans les marécages en bordure du Nil, mais ils ne se soucient pas de savoir combien.

Tandis que nous traversons la ville à la recherche d'un quelconque dirigeant rebelle, nous constatons que chaque maison est occupée par une douzaine de combattants. Ils nous montrent où se trouve le général. Les femmes et les enfants sont rassemblés en groupes et cherchent un moyen de s'enfuir. L'atmosphère de la guerre est palpable - les soldats de l'APLS ont fui, laissant à l'Armée blanche la liberté de se venger sur les civils.

Nous passons un portail et découvrons notre général, tout sourire, à l'intérieur d'une maison en terre. Gatkuoth discute de la situation avec un groupe d'officiers. Parmi eux se trouve le commandant des opérations de l'Armée blanche, Odorah Choul, touché au bras gauche. Il porte un béret vert avec un insigne représentant un cobra.

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Gatkuoth est heureux de nous revoir. Il nous prévient que des mercenaires rôdent dans Malakal. Ils ont été recrutés par des groupes rebelles du Nil Bleu et du Darfour.

Je lui demande si ses hommes et lui se sont heurtés aux troupes ougandaises durant les affrontements à Malakal.

"Non, mais si on trouve un soldat ougandais, on le capturera pour vous communiquer son identité."

Le général a durci sa position depuis la veille. Il exige de Salva Kiir qu'il « quitte ses fonctions de président et paie 50 000 dollars pour chaque Nuer qu'il a tué ». Le président ougandais, Museveni, doit également être tenu pour responsable ; sinon, prévient le général, cette guerre se propagera dans le pays entier, voire au-delà. Il m'explique que son plan consiste à s'emparer des régions pétrolières, de vider les lieux, d'annuler tous les contrats, et de redistribuer les profits aux Nuers, car ce pétrole leur appartient. « Tous les contrats seront annulés, ils sont le fruit de la corruption ! »

Nous déclarons au général que nous aimerions jeter un coup d'oeil dans la ville, mais il nous met en garde contre les snipers cachés en haut des bâtiments. Il nous montre la route principale à quelques mètres et nous dit qu'un homme s'est fait tirer dessus à cet endroit.

Malakal en feu. Tandis que certains hommes violent, brûlent, massacrent, d'autres dansent ou cherchent de l'eau.

Si l'on cherchait un endroit et un épisode représentatifs de la véritable nature de la guerre, ce serait Malakal ce soir. Des milliers de jeunes hommes ivres de violence en train de célébrer leur victoire, brûlant et pillant des maisons, tout en posant pour des photos.

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Les récits personnels des combattants rendent compte de la soif de vengeance surréaliste qui règne chez les rebelles. Après la fuite des soldats de l'APLS vers le fleuve - et le carnage qui s'en est suivi - l'Armée blanche est allée d'une maison à l'autre afin de tuer, violer et piller les derniers habitants. Les soldats ennemis ont été brûlés vifs. Certains ont été transpercés d'un coup de lance au niveau du rectum. Je remarque que l'une des voitures n'a pas encore été volée : les clés sont sur le contact. « J'ai tué le chauffeur », me dit un rebelle.

Cette soif de sang qui règne parmi l'Armée blanche dérange certains rebelles. James, un jeune homme de 27 ans qui étudiait la biologie avant de rejoindre l'Armée blanche, résume ainsi sa nouvelle vie : « Avant, je faisais des études ; aujourd'hui, je tue des gens. »

Si l'on va au-delà des discours paisibles tenus par Machar sous son arbre, Malakal n'est finalement qu'un moyen de se venger de ce qui s'est passé 650 km plus loin, à Djouba. L'Armée blanche représente l'abjection humaine, tout ce dont le monde occidental ne veut plus entendre parler, mais qui se passe pourtant ici et maintenant.

Machot cherche à replacer ce chaos dans son contexte. Il nous rappelle que de nombreux Nuers étaient venus ici afin de protéger leurs familles de la violence des Dinkas, qui s'était propagée au sein même des camps de l'ONU. Cela ne justifie tout de même pas le comportement des combattants à bandeau rouge, lesquels sauraient à peine dire s'ils sortent gagnants ou non de cette bataille.

Ici, plusieurs groupes d'hommes sèment le trouble. Certains se rassemblent pour mettre le feu à des maisons de paille, même si personne ne riposte. Machot nous explique qu'ils ont brûlé les maisons afin que les gens qui s'y trouvent « se rendent ». Je lui fais remarquer que les seuls hommes présents ici sont ceux de Machar, l'Armée blanche et des morts. Ce qu'il voit le gêne, c'est évident. Sa mission de sauvetage du Sud-Soudan a été tuée dans l'oeuf. Au crépuscule, l'archétype de la scène de guerre est total : l'horizon bleu nuit, la ligne rouge flamboyante des maisons en feu ; on dirait un tableau de l'enfer. Des centaines de jeunes hommes errent dans la ville, tirent çà et là, jubilent. Mais il ne reste plus personne à tuer et rien à piller. Des milliers de balles fournies par Khartoum volent au-dessus de nos têtes, et des dizaines de roquettes explosent dans la nuit, illuminant le ciel. On ne manque pas de munitions ici. Les balles des mitrailleuses tracent des arcs de fumée verte autour de nous.

Dans la cour du baraquement du général, des soldats déplient leurs sacs de couchage au milieu des douilles qui jonchent le sol. On nous invite à séjourner chez Gatkuoth. C'est un logement sûr en apparence mais qui deviendrait le lieu le plus dangereux de la ville si les Ougandais décidaient de s'emparer de son réseau de communication par satellite.

À 22 heures, les effets de l'adrénaline s'estompent, les coups de feu se taisent, et les flammes des maisons en feu dansent déjà avec moins de vigueur.

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