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FRANCE

Épisode #5 : Prière de ne pas ouvrir avant 100 000 ans

VICE News vous propose une plongée en cinq épisodes dans le projet d’enfouissement de Bure, à 500 mètres sous le sol dans un laboratoire de test, et à la surface avec les opposants, les partisans et la population locale.
Dans les couloirs du laboratoire souterrain de l'Andra (Solenn Sugier)

Certains y voient une poubelle nucléaire qui va nous empoisonner, d'autres le seul moyen de traiter les déchets radioactifs. VICE News vous propose une plongée en cinq épisodes dans le projet d'enfouissement de Bure, à 500 mètres sous le sol dans un laboratoire de test, et à la surface avec les opposants, les partisans et la population locale.


Tous les épisodes de notre reportage sont à retrouver ici : DANS LE VENTRE NUCLÉAIRE DE BURE

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Créer des chats qui deviennent fluorescents et changent de couleur lorsqu'ils se retrouvent au contact de la radioactivité. Cette idée, saugrenue en apparence, a pourtant été l'une des pistes proposées pour transmettre aux générations futures la mémoire des sites de stockage souterrains de déchets radioactifs. Appelés « radiochats » (ou « ray cats »), ces animaux ont été imaginés dans les années 1980 par des sémioticiens, des spécialistes des systèmes de signes qui permettent aux individus de communiquer.

En 2015, ce projet a inspiré un jeune réalisateur français, Benjamin Huguet, dans le cadre du concours « Regards sur les déchets radioactifs » organisé par l'Andra, l'agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs qui gère le projet Cigéo à Bure. Il en a fait un documentaire qui dévoile comment ces drôles de chats imaginaires ont finalement gagné la culture populaire en apparaissant dans des chansons ou sur des t-shirts.

L'idée était d'utiliser le chat, animal historiquement symbolique et sacré, pour porter un message capable d'être transmis à travers les générations.

La gestion des déchets radioactifs pose en effet des défis temporels qui dépassent l'imagination de l'homme. Le projet Cigéo, qui prévoit d'enfouir ces déchets à environ 500 mètres sous le sol, doit ainsi contenir des colis radioactifs durant 100 000 ans. Si l'on se plonge 100 000 ans en arrière, les hommes de Néandertal vivaient sur Terre et chassaient les mammouths.

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Comment préserver le souvenir de tels sites durant des millénaires ? C'est une des questions à laquelle tente de répondre le « programme mémoire » de l'Andra. Une « solution de référence » a été développée et est déjà mise en place pour le centre de stockage en surface de la Manche, qui contient des déchets faiblement et moyennement radioactifs.

Ces déchets, moins dangereux que ceux prévus pour Cigéo, ne sont pas enfouis sous terre. Le centre a été doté d'une couverture étanche en 1997. Il se présente sous la forme d'une butte recouverte de gazon. Pour ce type de centre en surface, la réglementation oblige à préserver la mémoire pour au moins 300 ans après la fermeture. Pour le stockage géologique profond, comme Cigéo, l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN) prévoit la conservation de la mémoire durant 500 ans.

Papier permanent et disque en saphir

Les archives du centre de déchets de la Manche constituent un ensemble de plus de 11 000 documents, principalement imprimés sur du « papier permanent ». Ce type de papier a été développé aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. Fabriqué à partir de cellulose pure, il ne contient aucun produit additif et il peut ainsi être conservé plusieurs siècles. Mais son nom est trompeur. Il n'a rien d'éternel. « Il peut brûler, et il est sensible à l'eau et aux rongeurs », précise Patrick Charton, responsable du programme mémoire de l'Andra.

Une autre piste de support est à l'étude : le disque en saphir synthétique industriel, dont la durée de vie est comprise entre 1 et 4 millions d'années. Un prototype réalisé pour l'Andra est visible dans l'espace technologique du laboratoire.

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Prototype de disque en saphir (via Andra).

Sur ce disque, d'une vingtaine de centimètres de diamètre, peuvent être gravées jusqu'à 40 000 pages d'informations. Celles-ci sont lisibles à l'oeil nu ou grâce à une loupe. Ce dispositif permet de ne pas utiliser de machine ou de système numérique, qui peuvent rapidement devenir obsolètes.

« Il n'y a pas de solution miracle », explique Patrick Charton. « C'est plutôt un cocktail de solutions. » Il s'agit aussi d'une collaboration internationale. Un groupe de travail sur ce sujet a été créé au sein de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économique). Les experts de chaque pays échangent sur leurs propres méthodes, en partenariat avec des historiens, des archéologues ou encore des linguistes.

Basak Saraç-Lesavre a récemment soutenu une thèse de doctorat en sociologie à l'École des mines consacrée au problème des déchets radioactifs aux États-Unis. Elle évoque l'une des méthodes étudiées par les spécialistes pour transmettre des messages aussi universels et durables que possible — tout en sachant qu'une telle mission est impossible à accomplir totalement.

« À la suite de Fukushima, les experts américains qui font partie du groupe de l'OCDE ont mis au débat la présence de marqueurs anciens en pierre [appelés « tsunami stones »], âgés d'une centaine d'années, qui indiquaient qu'il ne fallait pas construire des habitations proches de la mer dans la zone qui a été touchée par le tsunami. Le groupe d'expert a cherché à comprendre si, comment, et pourquoi les messages sur ces marqueurs ont été suivis ou non par la population locale », raconte la chercheuse.

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« Chacun des dispositifs développés engendre donc de nouvelles questions qui repoussent chaque fois les limites des connaissances, des expériences et des institutions existantes », explique-t-elle.

Le message en lui-même pose de nombreux problèmes, à commencer par la langue à employer. Les archives du centre de la Manche sont uniquement retranscrites en français. « Ce que l'on appelle la « mémoire détaillée » compte 500 000 pages. Ça serait trop coûteux à traduire », explique Patrick Charton. « En revanche, nous avons créé une « mémoire de synthèse » pour les riverains, de 169 pages. Elle sera traduite en plusieurs langues, dont des langues mortes encore enseignées, comme le latin et le grec. »

Les experts mènent aussi un travail international pour réfléchir à un document d'une quarantaine de pages, indépendant de la culture du pays, qui serait présent sur chaque site de stockage dans le monde. « Nous envisageons des messages encore plus condensés, avec peut-être des pictogrammes », continue le responsable du programme. « Des plaques équivalentes à des pièces de monnaie pourraient être placées dans les dix premiers centimètres du sol. Ce dispositif sera testé sur plusieurs générations, dans plusieurs pays. »

Les riverains et les artistes sollicités

Tous ces messages doivent aussi être confiés à des relais capables de les conserver et de les transmettre. Un exemplaire des archives du centre de déchets de la Manche est ainsi stocké aux Archives nationales de France. Mais aucune institution humaine ne peut survivre 100 000 ans. L'Andra mise alors sur les riverains pour faire vivre cette mémoire, via des associations par exemple.

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Des groupes de riverains ont notamment sollicité l'Andra pour qu'elle conserve des articles de presse relatifs au projet Cigéo. « C'est une chose à laquelle nous n'avions pas pensé », consent Patrick Charton. « Nous avons sélectionné des articles, favorables ou non, sur les grands événements du centre. »

Mais cette implication de la population a aussi comme conséquence de déléguer la gestion de la mémoire du site aux futures générations, selon Basak Saraç-Lesavre : « Cigéo rend les générations à venir responsables de contribuer à transmettre cette mémoire aux générations suivantes », analyse-t-elle. « La responsabilité des générations présentes de gérer leurs propres déchets va forcément déborder sur les générations à venir. »

Une consultation artistique

L'Andra sollicite aussi des artistes. Élise Alloin, plasticienne, a été l'une des lauréates du prix de l'agence pour la mémoire des sites d'enfouissement nucléaires, un concours lancé en 2015.

« Mon projet consistait en une projection plane, en surface, de ce qu'il y avait au sous-sol », nous a expliqué l'artiste. « Je demandais aussi à ce qu'on monte un projet en surface avec les habitants, pour créer un dessin autour de la notion d'éternité. On aurait alors construit le site d'enfouissement à partir de ce dessin. Ainsi, je retournais la façon dont on impose ce projet aux gens. »

La radioactivité est au coeur du travail de la plasticienne. « Ces sites sont une source de réflexion inépuisable pour moi. Je veux sortir du rapport polémique et offrir un espace d'une autre nature, pour penser », développe-t-elle.

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Une photo qu'elle a prise dans le laboratoire de l'Andra fera partie de sa prochaine exposition à Stuttgart. « Ce laboratoire est un drôle d'espace, qui n'est pas habitable. On est en train de construire une tombe en fait. Ce sont des travaux pharaoniques, comme si la société décidait de construire des installations pour son dieu électricité. »

Vue aérienne du laboratoire de l'Andra (via Andra).

L'artiste a été déçue par la finalité du concours de l'Andra. « On a proposé une visite du laboratoire aux artistes primés mais aucune rencontre, aucune discussion », raconte Élise Alloin. « C'était superficiel. C'est comme s'ils nous demandaient des idées et qu'ils les gardaient sous le coude.

« Ils n'ont pas mesuré la force des projets artistiques au même titre que les projets scientifiques », estime-t-elle.

« 2 à 3 millénaires. Ça sera déjà pas mal. »

L'Andra considère néanmoins que la conservation de la mémoire au-delà de 500 ans n'est pas essentielle à la sûreté du site Cigéo. Pour l'agence, il s'agit davantage d'une demande de la société civile. « Si l'Andra et les installations en surface finissent par disparaître, ce n'est pas gênant », lance Patrick Charton. « Il n'y a pas de forages en aveugle à 500 mètres sous terre. »

Les scientifiques imaginent ainsi différents scénarios, évoluant selon le niveau d'intelligence présumé des futurs hommes. « S'ils sont aussi intelligents que nous, ils feront des investigations avant de creuser des trous », continue le responsable du programme mémoire. « S'ils sont beaucoup plus intelligents, ils auront des moyens d'investigation encore plus sophistiqués. Et s'ils sont moins intelligents, ils n'auront pas de moyen de creuser des trous. »

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« On cherche à tout prix à garder la mémoire, mais il serait extrêmement prétentieux de dire qu'elle sera préservée dans 100 000 ans », conclut Patrick Charton. « Mon but est d'atteindre 2 à 3 millénaires. Ça sera déjà pas mal. »


Tous les épisodes de notre reportage sont à retrouver ici : DANS LE VENTRE NUCLÉAIRE DE BURE


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