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Une interview avec un des meilleurs interviewers de tous les temps : Neil Strauss

Dans le livre Everyone Loves You When You’re Dead qu’il a publié en 2011, Neil Strauss a fait la liste de quelques-unes des choses qu’il a accomplies au cours de sa vie : prendre une murge avec Bruce Springsteen, faire pleurer Lady Gaga, prendre des cours de scientologie avec Tom Cruise, avoir roulé une pelle à Julian Casablancas, prendre l’hélicoptère avec Madonna, et recevoir par un écrit un « va te faire foutre » de Phil Collins. Et ça, explique-t-il, c’est son boulot.

Plus généralement, son boulot est d’être le meilleur intervieweur de sa génération, rayon pop culture. Pendant 20 ans, Strauss s’est glissé sous la couette de quelques-uns des plus grands noms de Hollywood et du rock’n’roll, d’abord pour le New York Times puis pour Rolling Stone. David Bowie, Johnny Cash, Kurt Cobain et Britney Spears se sont tous livrés à lui. Il a écrit des livres avec Marilyn Manson, Mötley Crüe et Dave Navarro. Et ça en représente qu’une partie du CV de Neil Strauss.

Car l’auteur est sans doute plus connu encore pour son ouvrage The Game : Les secrets d’un virtuose de la drague (2005) et sa suite The Truth: An Uncomfortable Book About Relationships, publiée l’an dernier. The Game est à mi-chemin entre l’autobiographie et le manuel de développement personnel, sur le thème de la séduction. Dans ce livre, Strauss qualifie les femmes de « cibles » et fait entrer dans le langage courant des termes comme « negging » (du mot « neg », contraction de négatif) – une pratique de drague consistant à ébranler la confiance en soi de sa cible avec des remarques négatives pour arriver à ses fins. Son livre le plus récent, The Truth (non traduit en français) parle du combat qu’il a livré pour surmonter son infidélité. Ce qui l’a amené, entre autres, à dévoiler que son père était sexuellement attiré par les femmes handicapées.

Bien qu’au fond, ces deux ouvrages contiennent un message positif – que la clé du bonheur se trouve en soi, plutôt que dans des éléments extérieurs – ils ont, naturellement, polarisé l’opinion. Strauss a passé pas mal d’interviews à les défendre depuis. Mais ce qu’il raconte, au final, se trouve déjà dans ses livres.

C’est pourquoi j’ai préféré l’interroger sur son boulot d’intervieweur. Et ce que je voulais lui demander par-dessus tout, c’était de me raconter ce que c’était de boire du Jack Daniels avec Vince Neil à 8 heures du matin.


Noisey : On te considère généralement comme un des meilleurs intervieweurs de l’histoire du journalisme. Quel conseil peux-tu me donner pour mener cette interview de toi ?
Neil Strauss :
C’est très différent parce que lorsque je fais une interview, c’est habituellement un travail en profondeur : je vais passer deux semaines avec mon interlocuteur. Le vrai secret, c’est donc la préparation. Tout ce que je peux avaler sur le travail de l’artiste, je l’avale et je le digère. Je lis, j’écoute ou je regarde sa dernière production, et je fais au mieux pour avoir une idée de ce qu’il a fait auparavant. Je lis d’autres interviews, et je note la moindre question qui me vient à l’esprit. Puis il faut commencer la conversation avec les bonnes questions qui le mettront à l’aise, et lui feront comprendre que tu as saisi son travail. Donner le ton d’emblée et créer l’ambiance, c’est la clé.

Donc si je veux donner le ton, quelle devrait être ma première question ?
Et bien… je n’en sais rien. Dans ce cas, il me faudrait avoir fait toute cette préparation et y avoir déjà pensé. Or, je ne peux rien dire spontanément.

Bien vu. Alors tu voudras bien juger mon interview et me dire si j’ai assuré ?
Ok, ça marche, j’évaluerai ton bouot à la fin.

Question évidente : qui a été ton meilleur interlocuteur ?
Chuck Berry. C’est quand même un des types qui ont inventé le rock’n’roll, et il ne donne quasiment jamais d’interviews. On m’avait prévenu que je risquerais de prendre un avion uniquement pour obtenir cinq minutes de discussion. C’était très compliqué de gagner sa confiance, mais une fois que c’était fait – rien qu’en parlant – il m’a offert une des plus longues interviews qu’il n’avait jamais données en 30 ans. Il s’est entièrement ouvert, et on a pu discuter de tout : la musique, l’argent, son passé. On a abordé le thème du sexe et ça a duré une heure. Le fait d’être assis à côté d’une telle légende, avoir été invité chez lui, et discuter… C’était assez incroyable.

J’ai lu ce papier, oui. À la fin, il a demandé que vous restiez en contact. Est-ce que tu as l’habitude de devenir ami de ceux que tu interviewes ?
Très rarement. J’essaie de ne pas le faire. Je ne veux pas commencer une amitié avec quelqu’un qui a été le sujet de mon travail. Ma femme me demande toujours pourquoi je ne maintiens pas de relation amicale avec les gens sur qui j’écris et qui m’aiment bien, et je ne sais pas pourquoi.

Et inversement, tu t’es déjà trouvé en face d’un vrai connard ?
Je ne crois pas que quelqu’un ait déjà été vraiment con, ou un truc du genre mais… Arthur Lee du groupe Love – il est aujourd’hui décédé – est l’auteur d’un de mes albums préférés de tous les temps, et c’est une légende. Mais vers le début de l’interview j’ai dit quelque chose qui l’a irrité. J’ai mentionné une de ses chansons, lui disant qu’un ami à moi l’adorait, et qu’à chaque écoute il se demandait quelle drogue le groupe avait bien pu prendre pour l’écrire. La seule chose qu’il m’a répondue, c’est qu’il n’y avait aucune drogue, puis il m’a raccroché au nez. Et c’en était fini.

C’était donc ta pire interview ?
J’avais très peu de matière. Mais en réalité, une mauvaise interview peut donner un excellent article. Si quelqu’un est très évasif ou parle peu, tu devras quand même écrire quelque chose, et ça peut donner un article très révélateur. Comme quand j’ai interviewé The Strokes : Julian Casablancas n’arrêtait pas d’arrêter mon dictaphone et essayait de m’embrasser. Il n’a pas dit grand chose, et c’était peut-être une mauvaise interview, mais c’était au final un article génial, qui capturait quelque chose de lui.

Et dans le genre « j’emballe les Strokes », quel a été ton moment le plus rock’n’roll ?
Sans doute tout ce que j’ai fait pendant que j’écrivais l’autobiographie de Marilyn Manson avec lui [Mémoires de l’enfer]. Je faisais partie du groupe, je dormais dans leurs lits et partageais leurs chambres d’hôtel, leurs jacuzzis – je vivais avec un groupe de rock’n’roll, en somme. Lui, il est très intelligent et drôle. C’est aussi quelqu’un qui aime provoquer les problèmes. Je me souviens que Billy Corgan lui a donné son numéro de téléphone un soir, et le lendemain matin, il m’a avoué : « Il n’aurait jamais dû faire ça, il va recevoir un paquet de coups de fils bidons. »

À quoi ressemble ta journée-type quand tu vis littéralement avec ce genre de stars ? Tu as une méthode pour travailler ?
Non, je n’ai pas de méthode. J’essaie juste me glisser dans leur quotidien, de me faire oublier, et d’être le moins intrusif possible. J’observe, je traîne avec eux. L’idée est précisément de t’habituer à leur quotidien pour qu’ils soient à l’aise avec ta présence. Et ce n’est pas la même chose avec Lady Gaga qu’avec Mötley Crue ou Tom Cruise. Le plus important est de t’assurer d’être disponible lorsqu’ils sont prêts à parler, quel que soit le moment. Par exemple, Christina Aguilera est allée se mettre au lit au milieu de l’interview. Avant de partir, c’est moi qui l’ai bordée.

Quand tu es si proche de tes interlocuteurs, ça peut être compliqué de poser des questions délicates ?
Pas vraiment, parce que c’est la curiosité qui guide mes questions. Je essaie de ne jamais coincer quelqu’un, de le démasquer ou de l’humilier. D’ailleurs je ne pense pas que poser des questions délicates te donnera les réponses que tu attends, car si quelqu’un se sent jugé ou critiqué, il va se fermer. Donc, parfois, plus la question est délicate, plus la personne en face sera sur la défensive. Et ce n’est pas ce que je veux. Quand j’étais jeune, ma mère avait l’habitude de me confesser tous ses problèmes – mais j’étais vraiment trop jeune pour comprendre quoi que ce soit. J’en parle dans The Truth, et je pense que c’est ce qui m’a donné la capacité d’être très empathique et de ne pas juger. Je ne fais que recevoir ce qu’on veut bien me donner, et je crois que ça m’aide beaucoup.

Est-ce que tu t’amuses à chaque fois ?
Tout est marrant, en un sens. Mais je crois que mes missions préférées, c’était quand je devais aller retrouver des choses perdues ou des personnes disparues – comme ces artistes qui disparaissent de la circulation. Par exemple, interviewer Charles Gayle, ce musicien de free jazz, qui en Europe joue dans des festivals, mais à New York dort dans le métro. Ou retrouver Gary Wilson, un type qui a enregistré cet album magnifique dans les années 70 à l’âge de 24 ans – qui a inspiré Beck et d’autres artistes du genre – et qui a disparu juste après. Je l’ai pisté jusqu’à San Diego, où il vivait dans un appartement sans téléphone, travaillait la nuit dans une boutique de pornos, et il a donné sa première interview en 20 ans. Ce genre de choses me plait. J’adore obtenir l’histoire que personne n’a jamais entendue, plutôt que d’interviewer la personne que tout le monde connait déjà. Tu peux alors raconter quelque chose de nouveau, qui n’a jamais été dit ou publié.

J’ai aussi lu que tu avais déjà refusé des interviews avec des méga-stars.
Les interviews demandent une grosse préparation, et c’est un travail difficile. J’ai refusé certaines interviews parce que je ne voulais pas avaler toute la production artistique de quelqu’un dont je ne suis pas vraiment fan. Comme Mariah Carey. Ça aurait représenté tellement d’albums et de films…

C’est elle qui t’a personnellement sollicité ?
Je ne sais pas si c’était elle ou le magazine. Parfois, quand l’artiste est vraiment gros, il se peut qu’il sollicite directement l’intervieweur. Comme Tom Cruise, qui a dit que c’était à moi qu’il voulait parler. Je crois qu’il avait lu un de mes papiers, et l’avait bien aimé. Il y a aussi… Comment s’appelle-t-il déjà ? Taylor Lautner. Il m’a demandé parce qu’il avait apprécié l’article que j’avais écrit sur Zac Efron. Mais ce qui est drôle ici, c’est que lorsque j’avais interviewé Zac, je l’aimais vraiment bien et on s’est bien entendus, alors qu’avec Taylor, à qui je posais quelques questions difficiles, il me disait « Mais attends, Zac m’a dit que tu étais quelqu’un de sympa », et je lui ai répondu : « Je suis gentil mais, tu sais, c’est mon boulot de te poser ce genre de questions. »

Quelle est la meilleure réplique que tu aies pu entendre ?
Il y a cette phrase que Lionel Ritchie m’a dite, à propos de sa tendance à travailler très dur pour arriver au sommet. Il m’a demandé « Tu sais ce qu’il y a au sommet après le succès ? », ce à quoi j’ai répondu « Non, quoi ? ». Et lui de me confier : « Rien. Tout ce qui s’y trouve, ce sont les expériences que j’ai vécues pour y arriver. » Je pense que c’était de la pure sagesse. J’ai d’ailleurs consigné toutes mes citations préférées dans Everyone Loves You When You’re Dead. Je suis très fier de ce livre.

Et finalement, comment s’est passé notre interview ?
C’était bien. On a abordé beaucoup de choses. J’espère que ça donnera un bon article.


Colin Drury n’a roulé de pelle à personne durant cette interview. Il est sur Twitter.