L'homme qui voulait sauver la jungle guatémaltèque

FYI.

This story is over 5 years old.

Le numéro De l'autre côté du miroir

L'homme qui voulait sauver la jungle guatémaltèque

Roan McNab mène une guerre acharnée pour sauver une forêt tropicale des éleveurs, des fonctionnaires corrompus et des narcotrafiquants.

Photo d'ouverture : Roan McNab aide à ouvrir un sentier lors d'un raid contre des fermiers illégaux dans le nord du Guatemala. Toutes les photos sont de Santiago Billy.

Cet article est extrait du numéro « De l'autre côté du miroir »

Fin février 2016, le soleil se lève à peine quand une dizaine d'hommes quittent leur campement dans la forêt du nord du Guatemala et se mettent en route vers un no man's land situé plus à l'ouest. Ils cahotent sur la mauvaise route taillée à coups de machette dans la jungle épaisse, sous une canopée d'acajous et d'acacias drapés de lianes. Les oiseaux aux couleurs éclatantes et les mammifères de la forêt disparaissent au bruit des moteurs. Tandis qu'ils progressent, les hommes entendent la jungle s'éveiller aux cris des aras rouges et des singes hurleurs. Cela fait deux mois que l'été bat tous les records de chaleur et, au-dessus de leur tête, le soleil écrase une forêt prête à s'embraser. Sous la canopée, les feuilles mortes et les branches s'entassent sur les hautes racines des ceibas et sèchent comme du petit bois prêt à prendre feu à la moindre étincelle. Il y a des soldats, des gardes forestiers et des naturalistes, tous en poste au cœur de la Réserve de biosphère maya, une immense réserve naturelle guatémaltèque qui couvre de vastes étendues de la plus grande forêt tropicale d'Amérique après l'Amazonie. Leur mission : s'assurer que l'étincelle n'arrive jamais.

Publicité

À six kilomètres du campement, ils laissent leurs camions le long d'une large ligne de feu qu'ils appellent « le Bouclier ». L'autre côté de la ligne était autrefois le joyau des parcs d'Amérique centrale. C'est aujourd'hui un lieu où les gardes forestiers entrent la peur au ventre – ses espaces naturels sont colonisés par l'élevage illégal et le crime organisé. Ils se dirigent vers l'ouest dans le Parc national de Laguna del Tigre, ou Lac du Tigre, taillent leur chemin dans l'épaisse végétation qui jaillit parmi les plantes fourragères. De l'autre côté de la rivière, ils s'avancent hors du bois. Ils se retrouvent soudain dans un autre monde. Il n'y a plus de forêt, remplacée à perte de vue par des plaines calcaires brûlées par le soleil, hérissées de touffes de plantes de fourrage brésiliennes. Et là, dépassant légèrement des herbes, se dresse ce pour quoi ils sont venus.

Pour quelqu'un de l'extérieur, ça n'est peut-être pas grand-chose : une ligne de poteaux rudimentaires qui s'étend à l'infini sur la plaine. Mais pour l'un des hommes, plus grand que les autres, la signification de cette clôture ne fait aucun doute. Roan McNab est un homme châtain d'une cinquantaine d'années, originaire de Floride, qui a un faux air de Daniel Craig. Il dégage une force calme qu'un sourire en coin fissure parfois. Mais pour l'instant, il ne sourit pas. Il sait ce que la clôture veut dire : Ceci m'appartient. Je suis venu pour rester. Allez-vous-en.

Publicité

En tant que directeur de la mission locale de la Wildlife Conservation Society (WCS), McNab a passé dix ans à croiser le fer avec les barons fonciers illégaux du coin qui cherchent à s'approprier Laguna del Tigre, tout en cultivant soigneusement une alliance qui a non seulement permis de stopper leur avancée, mais les a bel et bien fait reculer. L'année précédente, une équipe constituée des gardes du parc et de la police forestière postée à l'ouest de La Corona, le campement de gardes le plus au nord du Bouclier, a coupé les barbelés, arrêté le dernier poseur de clôtures et l'a jeté en prison. Mais ils ont laissé cette ligne de poteaux qui se dressent contre le ciel comme autant de doigts d'honneur. À présent, alors que le soleil monte dans le ciel de février, McNab fait face à la saison des incendies la plus dangereuse qu'il ait connue. Au cœur d'un été déjà caniculaire, encerclé d'envahisseurs qui se massent contre le Bouclier avec leurs torches et leurs tronçonneuses, il est en sous-effectif et en retard. La clôture est une provocation qui ne peut être tolérée. Elle doit disparaître.

Un peu plus tôt dans la matinée, McNab a insisté pour que le sous-lieutenant guatémaltèque emmène ses cinq soldats armés de fusils d'assaut et aille arracher les poteaux. « Ahora es la hora. » Il est temps. Son espagnol est teinté d'un très léger accent traînant de Floride. Le sous-lieutenant a objecté que ses hommes étaient trop peu nombreux. La région est hostile. Bon, a dit McNab, allons au moins jeter un coup d'œil. Ils y sont à présent, ils s'approchent de la clôture. McNab observe les poteaux. Il laisse échapper un juron en espagnol. Entre les poteaux noircis par le feu, les barbelés qu'ils ont coupés ont déjà été remplacés. Le message est clair. Cette terre, dit celui qui a remis le fil barbelé, ne fait plus partie plus la forêt. Cette terre m'appartient. C'est le point le plus avancé d'une invasion qui a coupé en deux la plus grande réserve naturelle d'Amérique centrale et qui menace de détruire ce qu'il en reste.

Publicité

Le pire, c'est que les hautes herbes fourragères ont été soigneusement arrachées de chaque côté de la clôture pour laisser deux bandes vides d'un mètre de large. C'est un coupe-feu, conçu pour protéger la barrière de la phase suivante de la conquête des terres : un incendie qui traversera la prairie et dévorera la forêt, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles cultures. La clôture se dresse sous le soleil de plomb, elle délimite un terrain prêt à brûler et fait peser un danger réel sur la forêt que McNab aime tant.

Des soldats guatémaltèques et des membres de la Wildife Conservation Society traversent un champ de plantes fourragères brésiliennes.

À la différence des forêts nord-américaines qui prennent feu spontanément lorsqu'elles sont frappées par la foudre, la forêt maya, qui s'étend du Guatemala au Yucatán mexicain en passant par le Belize, ne s'embrase que pour une seule raison : les hommes. La forêt vit au rythme d'une tension éternelle : en hiver, les plantes poussent, et en été, elles meurent.

Ou elles brûlent. Encore aujourd'hui les paysans mayas utilisent le feu comme l'agriculture industrielle utilise des tracteurs. Le feu débarrasse la terre des mauvaises herbes et du chaume de l'année précédente et la prépare pour les semis de l'année suivante. Si un voyageur avait suivi, mille ans plus tôt, le même itinéraire que McNab à l'ouest du camp de la Corona, il aurait traversé un été embrasé de milliers de feux de champs de maïs qui nourrissaient la civilisation des plaines maya. Entre 250 et 900 après J.-C., ce qu'on appelle aujourd'hui la forêt maya ne comptait pas moins de deux millions d'habitants, soit dix fois plus qu'aujourd'hui. Ils ont défriché la forêt pour y faire pousser du maïs, y installer des bourgades commerçantes et de somptueuses cités sacrées. Ils ont construit des esplanades, des routes et des réservoirs d'eau.

Publicité

Puis la civilisation des plaines maya s'est effondrée dans une apocalypse de guerres et de sécheresses, et les feux ont cessé. La forêt a repris les villes. Les cerfs sont venus s'ébattre dans les prés qui ont recouvert les esplanades. Les crocodiles se sont chauffés au soleil le long des réservoirs mayas. Les arbres et les fougères ont englouti les pyramides, et les cités mayas ont disparu de l'histoire pendant plus de mille ans. À la fin du xix e siècle, les récolteurs de gomme venus des montagnes et du Mexique ont commencé à se déplacer vers la jungle, installant leurs campements sur les ruines des anciennes cités. En espagnol, on appelle invasores (« envahisseurs ») les colons installés sur les terres publiques, et les récolteurs de gomme n'étaient que les premiers d'une longue série d'envahisseurs. Dans leur sillage sont venus les archéologues, puis les colons qui ont défriché les forêts en déshérence pour y planter leur maïs. Et après eux, Roan McNab est arrivé.

McNab atterrit dans le nord du Guatemala en 1997. Le jeune homme de 33 ans est chargé par la WCS de mettre fin à son programme dans le pays. Il convainc pourtant ses supérieurs de le maintenir. Il est alors plus motivé par des envies d'exploration que par une quelconque passion environnementaliste. Bien que fils d'un zoologiste, il n'a jamais vraiment adhéré au dogme selon lequel les parcs naturels devraient refuser toute présence humaine. « J'ai toujours eu du mal à saisir le concept d'espace naturel vierge », dit-il. « Séparer l'humanité de la nature me semble être un exercice mental difficile. Chaque endroit du globe est désormais affecté par l'activité humaine. »

Publicité

Ce qui rend le projet guatémaltèque parfait. Sept ans plus tôt, en 1990, le gouvernement a déclaré le nord du pays, près d'un cinquième de la surface du territoire national, Réserve de biosphère maya. C'est un patchwork à l'américaine de parcs nationaux et de concessions de gestion censément durable, où les gens peuvent vivre de l'activité forestière.

Un panneau délimitant le territoire des éleveurs illégaux dans le Parc national de Laguna del Tigre.

McNab finit dans le village d'Uaxactun, une communauté d'un millier d'habitants qui vivent au milieu des observatoires et des palais de la ville maya du même nom. Depuis un siècle, les habitants d'Uaxactun vivent de la vente de bois et de la récolte de gomme à mâcher et, surtout, de xate, des pousses de palmes utilisées pour les compositions florales. Le gouvernement central menace alors de les expulser et de vendre leur concession à une société d'exploitation forestière. McNab a pour mission de les aider.

Sur le papier, on ne peut pas dire qu'il soit vraiment taillé pour le job. À son arrivée, il ne parle même pas espagnol. Il ne passe pas non plus inaperçu parmi les récolteurs de gomme et les coupeurs de xate d'Uaxactun, qui sont plutôt de petite taille et ont la peau sombre. Dans l'ambiance de suspicion qui règne à Uaxactun, me raconte un résident du nom d'Erwin Macz, alors que des factions se disputent sur l'avenir de la communauté, « les gens demandaient : "C'est qui ce gringo, d'abord ?" » Mais il gagne leur respect, il apprend lentement l'espagnol en passant par le langage des signes, les jurons et l'imitation. Il commence à faire preuve d' une habileté politique subtile, un doigté qui lui permet de prévenir les disputes et de faire avancer les négociations. Les membres de la communauté lui reconnaissent le mérite d'avoir joué un rôle décisif dans la négociation qui a sauvé Uaxactun. Au lieu d'être expulsée, la communauté a obtenu le droit de gérer sa propre exploitation forestière durable, la plus grande d'Amérique centrale. En envoyant Macz à New York pour commercialiser le bois de la communauté, McNab et la WCS ont aussi aidé à négocier les contrats grâce auxquels la communauté vend le bois récolté de manière durable à des clients tels que le zoo du Bronx.

Publicité

Pour quelqu'un de l'extérieur, ça n'est peut-être pas grand-chose : une ligne de poteaux rudimentaires qui s'étend à l'infini sur la plaine. Mais pour un homme, plus grand que les autres, la signification de cette clôture ne fait aucun doute.

McNab est également fasciné par la forêt maya, endroit où il est encore courant de trébucher sur des stèles recouvertes de lianes – des monuments en calcaire où sont sculptés les portraits de rois anciens – et de rencontrer les tertres imposants de cités perdues. Plutôt que de fermer le programme de la WCS, il convainc ses supérieurs de l'étendre. Il passe sa vie à arpenter le parc forestier en compagnie de guides locaux et d'amis, explore la réserve en 4 x 4, en bateau et à pied et vit des aventures dignes d'un roman pour enfants. Bien qu'il ne soit plus tout à fait dans la fleur de l'âge, ses yeux brillent encore quand il parle de la forêt maya, des cités inexplorées qu'elle abrite et des fois où il a bien failli y passer en suivant ses sentiers. Comme la fois où lui et Ramón Peralta, un vieux guide d'Uaxactun, sont tombés sur le site de fouilles de deux pilleurs de tombes en contrebas des pyramides de la capitale perdue El Mirador. Sur un coup de tête, ils ont suivi la piste des hommes jusqu'à un campement – et se sont retrouvés pris en embuscade, nez à nez avec les canons d'une paire de fusils de chasse tenus à l'autre bout par des bandits plutôt nerveux.

Publicité

Mais Peralta avait passé sa vie dans la forêt et il connaissait l'un des pilleurs, un caïd du coin qui se faisait appeler « El Diablo ». Il a tourné le dos aux fusils et les a mis au défi de tirer. El Diablo a baissé son arme. Quelques minutes plus tard, à la demande pressante de McNab, féru d'archéologie, les pilleurs montraient fièrement les poteries précolombiennes d'une valeur inestimable qu'ils avaient déterrées. Peralta et McNab ont eu de la chance. De retour en ville, ils ont entendu dire qu'El Diablo avait tué son copain pour prendre sa part du butin et l'avait enterré à la va-vite.

Tout à ces péripéties et autres diversions, McNab ignore pendant toute la fin des années 1990 le cancer qui se propage dans la réserve. Il sait qu'un flot ininterrompu de paysans des montagnes migre vers la réserve, coupant et brûlant les arbres pour installer leurs parcelles de maïs. Mais à l'instar de tous les défenseurs de l'environnement et des représentants du gouvernement dans le Nord du Guatemala, il n'y accorde pas grande attention. Il se concentre plutôt sur la préservation traditionnelle : le recensement des espèces en danger, l'élaboration de plans de gestion et la mise en place d'initiatives communautaires comme celle d'Uaxactun. Il ignore que la menace est plus grande qu'ils ne l'avaient imaginée.

C'est à l'été 2003 que tout change. Cette année-là, McNab amène des enquêteurs sur le site de nidification des aras rouges, à la lisière de Laguna del Tigre. À peine ont-ils commencé à compter les oiseaux qu'ils remarquent l'incendie qui couve dans le substrat au pied des arbres. Quand un incendie se déclare dans la forêt maya, il s'agit moins d'un enfer théâtral de hauts murs de feu que d'une progression furtive et implacable parmi les couches de feuilles mortes qui jonchent le sol, une avancée rampante qui éclaire les sous-bois et vient lécher les arbres. C'est difficile à détecter, difficile à pister et difficile à arrêter. À la grande horreur de l'équipe, les flammes se dirigent vers les nids des 200 derniers aras rouges du Guatemala.

Publicité

Il est tout de suite clair pour McNab et les biologistes de la WCS que s'ils continuent leur projet, le feu dévorera le site de nidification, ce qui signifierait l'extinction totale pour les aras rouges du Guatemala. Ils abandonnent toute prétention de recensement et commencent à tailler des coupe-feu dans les bois en flammes. Pendant un mois, ils livrent bataille sous les arbres. Ils dorment à même le sol, leurs vêtements trempés de sueur mélangée à la cendre, jusqu'à ce que l'été éclate enfin et que les pluies diluviennes noient les incendies.

Ramón Peralta, guide forestier expérimenté, discute avec McNab tandis qu'ils observent une zone que les éleveurs illégaux ont déboisée et brûlée.

Les feux de forêt de 2003 sont un choc terrible pour McNab et la WCS. Ils révèlent brutalement combien la forêt maya est vulnérable – et combien elle est mal comprise. L'incendie a touché un quart de la réserve et les fumées dégagées ont atteint l'aéroport de la lointaine Houston au Texas, à plus de 1 500 kilomètres au nord. Il se passe quelque chose de bien plus grave.

Mais quoi, au juste ? Le Conseil national des aires protégées (CONAP) entretient quelques postes dispersés aux confins de la forêt, à l'est de Laguna del Tigre. À la connaissance de McNab, personne n'a jamais osé parcourir à pied les distances qui séparent les postes. Les gardes forestiers de la CONAP qui s'aventurent sur les terres défrichées risquent l'enlèvement ou pire. L'été suivant, McNab, accompagné d'un groupe de gardes de la CONAP, part explorer la frontière. Ils marchent vers le sud, le long de la lisière de ce qu'il reste de forêt, à la limite ouest de Laguna del Tigre. Ils y trouvent une forêt entaillée de larges pistes défrichées par les envahisseurs. Ils traversent des sous-bois dont les troncs sont gravés des noms de spéculateurs fonciers. Ils découvrent des pistes d'atterrissage clandestines qui servent au transport de la drogue ainsi que des avions abandonnés.

Publicité

Plus frappant encore : ils découvrent des terres défrichées non pas pour les petites parcelles de maïs des paysans mais pour des domaines d'élevage qui s'étendent sur des centaines ou des milliers d'hectares. Près de 80 % de la forêt détruite dans le Parc national de Laguna del Tigre a été défrichée à une échelle industrielle, par des hommes travaillant ensemble pour couper la forêt, la brûler et grillager les nouvelles pâtures avec des fils barbelés. Dans un camp de travail abandonné, ils trouvent les lits de camp et les possessions de certains de ces hommes, ainsi que plusieurs rouleaux de fil barbelé neufs, preuve que ces ouvriers sont là pour défricher et grillager la forêt pour l'élevage. McNab et les gardes découpent les fils barbelés. « Et puis on a eu peur », raconte-t-il. « On a dû marcher toute la nuit. On a fini par camper dans un endroit sans aucun point d'eau. » À partir de la fin des années 1990, les fermiers et les éleveurs ont commencé à défricher la forêt et à y installer des clôtures pour en faire des pâturages pour le bétail. Mais au début des années 2000, c'est devenu une menace existentielle pour la région. La forêt a reculé devant la progression de ces éleveurs hors la loi que le Guatemala va bientôt connaître sous le nom de narco ganaderos, les « narco-éleveurs ». Au début des années 2000, les États-Unis ferment les routes maritimes des hors-bord qui transportent la cocaïne de l'autre côté de la Caraïbe et le trafic se déplace vers l'Amérique centrale. L'argent de la drogue se met à pleuvoir sur tout le Guatemala, et les trafiquants des provinces qui bordent la frontière est du pays croulent sous des sommes colossales qu'ils ne peuvent pas dépenser légalement. Mais avec du liquide, on peut acheter des terres bon marché dans la forêt le long la frontière mexicaine, où des centaines de points de passage sont laissés sans surveillance. Le liquide permet aussi d'acheter du bétail, qui peut traverser la frontière vers le Mexique.

Publicité

Salvador López, le directeur régional du CONAP pour la région du Petén, m'explique que ces narco-éleveurs viennent avec des hommes de main exiger des paysans colons qu'ils leur vendent leurs terrains. Ils sont connus dans le coin sous le nom de sombrerrudos (les hommes à grands chapeaux) parce qu'ils s'habillent comme des cow-boys. Ils sont très persuasifs. « Ils te disent : "Tu peux me vendre ta terre" », raconte López, « "ou bien je peux aussi négocier avec ta veuve''. » Ils assemblent ainsi de vastes domaines qui se mesurent en caballerias, l'ancienne unité de mesure espagnole qui équivaut à la surface maximum sur laquelle un homme à cheval peut travailler seul en une journée. Les éleveurs revendiquent de 10 à 15 caballerias. Certains, aux confins du parc, en possèdent 100.

C'est à cause du bétail que les éleveurs entrent en conflit avec McNab. En tant que directeur local de la WCS, McNab est chargé de protéger les derniers aras rouges du Guatemala. Or les aras creusent leurs nids dans l'écorce tendre des cantemos, des acacias qui poussent dans les sols bas et humides de Laguna del Tigre. Manque de chance pour les aras rouges et les autres espèces de Laguna del Tigre : leur habitat convient aussi parfaitement au bétail.

Ce que les narco-éleveurs ont trouvé dans le parc, comme McNab le réalise suite aux incendies, c'est une zone « protégée » sans protection effective. Le CONAP, qui est techniquement en charge de patrouiller dans la région, est constamment en sous-effectif et les ressources lui font défaut. Ses gardes forestiers disposent de quelques camions, tous dans un piètre état. Il n'y a jamais assez d'essence ou de nourriture pour des missions sérieuses. Les gardes de Laguna del Tigre sont peu nombreux, désarmés, démoralisés, et ils font face à un adversaire terrifiant. « J'ai compris qu'on pouvait recueillir d'énormes quantités de données biologiques », explique McNab. « Mais si on n'a aucun moyen de neutraliser les menaces les plus importantes qui pèsent sur nous, si on ne peut pas gérer les incendies, si on n'a aucun contrôle sur les individus puissants qui usurpent d'immenses étendues de terre, alors notre modèle de protection de l'environnement s'effondre comme une rangée de dominos. »

Publicité

Un ara rouge.

Le Bouclier est l'invention de McNab, un réseau de chemins et de coupe-feu de trois mètres de large et 50 kilomètres de long qui serpente à la lisière des forêts épargnées de Laguna del Tigre. Il s'agirait de protéger les parties intactes de la réserve contre les incendies qui s'étendent vers l'est. Mais la signification profonde de ce dispositif est la même que celle des fils barbelés : C'est notre terre. N'approchez pas.

Ce contrôle territorial repose sur un élément important : de nouvelles bases disséminées dans tout le parc, notamment le long du Bouclier. La Corona, le campement nord qui fait face à la ligne de barbelés, n'était au départ constitué que de quelques cahutes en nylon ou en chaume de palme, accessibles seulement après une marche difficile à travers la jungle étouffante. Mais au fil du temps, le CONAP et la WCS ont construit, tout près du site antique de Sacnite, un véritable complexe de baraquements. Ils ont taillé un étroit trocapas (un passage pour les camions) dans la jungle pour permettre à leurs pick-up d'accéder à la ligne de feu et faciliter les déplacements des défricheurs des coupe-feu, des gardes du parc et des soldats jusqu'à la ligne de front.

Un garde commente ainsi cette coopération entre les travailleurs de la WCS et les forces armées guatémaltèques qui les protègent sur le terrain : « C'est un peu comme si Greenpeace travaillait avec les Marines américains. » Dans l'ambiance de corruption et de faiblesse gouvernementale qui règne au Guatemala, McNab a discrètement fait de la WCS un élément clé de la campagne de réappropriation du parc. La WCS finance les campements permanents le long du Bouclier, paie pour les missions du CONAP, l'essence et la nourriture, et assure le transport des soldats et des gardes du parc vers le front avec ses propres camions. La WCS paie même les assurances vie des représentants du CONAP menacés par les narco-éleveurs. Et dans un environnement de constante instabilité politique, la WCS apporte une stabilité et une mémoire institutionnelle qui manquaient cruellement, sautant sur l'occasion d'embaucher les cadres les plus prometteurs des services du parc dès que leurs contrats prennent fin. Les administrateurs du CONAP dans la réserve me racontent qu'à partir de 2010, ils ne prennent plus la peine de réclamer des ressources à leur direction. Ils vont simplement voir la WCS.

Publicité

Et pendant ce temps-là, McNab continue de courir à droite à gauche, discute avec les nombreux acteurs récalcitrants, la police, la justice, l'armée, les gardes forestiers, les communautés, et monte des coalitions qui ont pour mission de reprendre des territoires. McNab, comme il sied peut-être à tout gringo au Guatemala, est modeste au point que sa réussite le met mal à l'aise. Mais plusieurs anciens hauts responsables du CONAP soutiennent que, sans lui et son Bouclier, les aras auraient disparu depuis belle lurette et les éleveurs seraient déjà en train de pénétrer dans le cœur vulnérable de la forêt.

McNab réalise que les défenseurs de l'environnement se trouvent face à un choix – soit ils continuent de compter la population d'aras rouges jusqu'à ce qu'elle tombe à zéro, soit ils trouvent un moyen de résister.

En février 2016, quelques semaines après que McNab a découvert que les barbelés ont été remplacés, je le retrouve dans les bureaux de la WCS à Flores. Il fait plus de 40 °C,, mais contrairement au reste de son équipe, McNab évite d'utiliser l'air conditionné. Tandis que j'essuie la sueur de mon visage, il regarde fixement une carte de ce Bouclier au succès tel que, ces dernières années, lui et son équipe ont même regagné du terrain. Dans le même temps, les communautés d'envahisseurs ont commencé à rendre spontanément des terres aux services du parc dans l'espoir de conclure un marché qui autoriserait les nouveaux villages à rester.

Publicité

Mais cette année-là, presque tout a mal tourné. Le président, Otto Pérez Molina, a démissionné et a été arrêté quand le procureur a découvert qu'il avait organisé un système de fraude massive par le biais du service national des douanes. Son successeur, Jimmy Morales, est un ancien humoriste sans expérience politique. Pire encore, LightHawk, les forces aériennes bénévoles sur lesquelles McNab s'appuyait pour repérer les invasions et les incendies, ferme son programme en Amérique centrale. Il devient aveugle juste au moment où les envahisseurs recommencent à bouger, remettent en marche leurs tronçonneuses et font sécher des feuilles de palme pour en faire des torches.

McNab pointe un endroit sur la carte où un groupe d'environ 30 familles de bûcherons bien financés jouent au chat et à la souris avec les gardes forestiers. Les derniers rapports laissent entendre qu'ils ont déjà déboisé 6 000 hectares. Et puis il y a la propriété entourée de clôtures qu'ils ont découverte la semaine précédente près de La Corona, usurpée par un obscur éleveur anonyme sur le territoire du parc national. Dans cette lente guerre d'usure, McNab tente de faire comprendre aux envahisseurs qu'il ne sert à rien d'essayer de s'approprier les terres du gouvernement.

« Nous ne voulons pas nous attaquer à de pauvres paysans. » Il montre du doigt la ligne de barbelés qu'il a dessinée sur la carte, en expliquant que ceux qu'il veut attraper, ce sont « de plus gros crocodiles, aux dents plus longues » : les hommes qui ont envoyé ces paysans ici.

Publicité

Dans la zone où les gardes ont découvert la clôture, il estime approximativement que, rien que pour les poteaux et les fils barbelés, un éleveur anonyme a dépensé des dizaines de milliers de dollars d'infrastructure pour s'approprier ces terres. La destruction de la clôture sert à envoyer un message clair : « Nous allons frapper là où ça fait mal : le portefeuille. » Son regard se durcit. Il penche son crayon sur le côté et tire un grand trait sur la carte qu'il a dessinée : les pâturages, la clôture. « Et puis on va les repousser. »

Des soldats examinent une clôture de barbelés.

Le lendemain matin, je pars au nord de Flores en compagnie de Luis Romero, un homme affable originaire du Petén. Il a d'abord été soldat puis directeur du Parc national et dirige désormais le programme de prévention des incendies de la WCS. Nous nous enfonçons dans la forêt au volant d'un pick-up vert, et nous emportons avec nous des réserves supplémentaires d'eau et d'essence pour les hommes en poste sur le front. Mais notre atout principal, c'est Romero lui-même : McNab l'a envoyé pour s'assurer que la clôture a bien été retirée. Les hommes, d'après Romero, ont souvent peur de passer à l'action.

Comme la plupart des gardes forestiers, Romero a grandi dans les forêts des environs de Flores. À présent, les traces de bétail sont partout, en violation flagrante de la loi. Nous remontons vers le Bouclier sur la route étroite qui traverse les concessions forestières protégées de La Pasadita, une petite ville sur la ligne de front de la lutte pour la forêt. Des bœufs Brahman bossus nous regardent passer depuis leur enclos. Après avoir été illégalement déboisées par les éleveurs, ces terres ont été ostensiblement « récupérées » par le gouvernement. Pourtant les envahisseurs les brûlent encore à chaque saison, en utilisant parfois des arbres tombés pour faire des ponts à travers les coupe-feu. Lorsque nous traversons ces communautés, Romero garde son chapeau baissé sur ses yeux pour dissimuler son identité. « La gente aqui es mala », dit-il. Les gens d'ici sont mauvais.

Publicité

Le succès du Bouclier a eu une conséquence inattendue : les gros éleveurs l'ont simplement contourné et font maintenant pression sur le flanc sud du parc. Ils y ont trouvé des concessions forestières gérées par les communautés, comme celle d'Uaxactun, dédiées à l'exploitation durable de la forêt. À la fin des années 2000, ils les achètent illégalement et défrichent la forêt.

Quand le CONAP découvre ce qui s'est passé, il se tourne vers le gouvernement, avec l'aide de la section juridique de la WCS, pour réclamer l'expulsion des envahisseurs. Les résultats sont mitigés. À l'automne 2015, une opération de plus de 1 000 policiers est acheminée avec pour mission d'expulser un gros éleveur du nom de Maynor Palma. Loin au sud des terres de Palma, les policiers trouvent la route bloquée par des villageois qui ont enflammé des pneus. Les policiers, dépourvus d'armes conformément à la loi guatémaltèque, s'avancent pour dégager la voie. Et ils tombent dans un piège. Tandis qu'ils s'avancent, des balles de gros calibre déchirent leurs rangs, probablement tirées par les hommes de main d'un des amis éleveurs de Palma. Les policiers s'enfuient sous les balles tirées depuis les ranchs qui bordent la route. 14 policiers sont blessés et un véhicule du gouvernement est incendié.

Romero s'enfuit avec les autres. La résistance des villageois lors de cette attaque est de fort mauvais augure. « Nous nous attendions à tout sauf à ça. Nous ne venions pas pour nous en prendre à la communauté. » Ils apprennent plus tard que Palma et ses amis ont convaincu les paysans que s'ils partaient, ils seraient les suivants sur la liste. Suite à l'attaque, le gouvernement réagit. L'ami de Palma, le meneur présumé, est arrêté peu de temps après lors d'un contrôle de police. Palma, ébranlé, retire son bétail de la terre qu'il occupe. Personne ne sait où il l'a emmené. Nous bringuebalons sur les trocopas pendant six longues heures qui nous laissent le dos en compote et arrivons enfin à la base de La Corona, un petit groupe de constructions en bois au bord d'un lac stagnant. Romero interpelle les gardes forestiers qui rentrent au campement, « Hey, socio », puis il fait signe à un petit homme sec en treillis. « Sergent-major ! » Le sergent lui fait signe en retour. Membre de la redoutable unité kaibil, il s'est battu contre des rebelles de la jungle lors de la guerre civile au Guatemala ainsi que lors des campagnes de l'ONU au Congo. Sa présence est une aubaine pour McNab. Quand le commandant de l'armée locale a refusé de lui fournir des soldats pour poursuivre les bûcherons, McNab s'est rendu à Guatemala City, a fixé un rendez-vous avec le chef d'état-major de l'armée et a obtenu des hommes affectés à la base pour six mois – un luxe inimaginable pour les gardes forestiers habitués à être cruellement désarmés face aux envahisseurs. Je m'endors cet après-midi-là, bercé par le bruit de leurs tronçonneuses.

Publicité

La machette et les jumelles de McNab posées sur un arbre alors qu'il attend un bateau qui doit arriver sur le San Pedro.

Nous traversons le Bouclier et pénétrons sur les terres déboisées. C'est un peu comme si on était transporté tout à coup dans l'Ouest du Texas en plein été, comme si on passait d'Apocalypto à No Country for Old Men.

Au bord d'un champ de canne à sucre, les soldats entourent deux adolescentes en haillons. Ce sont des Mayas Kekchi venues des montagnes avec leurs parents défricheurs, qu'on a probablement abandonnées là en sachant que les gardes forestiers ne leur feraient rien. L'une des deux taille machinalement un arbre tombé avec l'arrière de sa machette. Un garde de la WCS leur demande où sont leurs parents. Elles ne répondent pas. À qui appartient cette terre ? « À ma mama », répond la fille. Tchac, tchac, tchac. « L'armée va venir ici », dit le soldat. « C'est une zone récupérée. Nous allons l'utiliser comme base. Imagine le coût et le temps que ça va prendre pour refaire pousser ce que tu es en train de taper. » Les filles restent muettes. « Vous devez partir. Vos bêtes sont là-bas. Partez s'il vous plaît. Vous ne pouvez plus revenir. »

De retour à Flores, McNab attend de voir comment les envahisseurs vont réagir au raid. En retirant les poteaux de la clôture, il a clairement provoqué les éleveurs.

Les filles sellent leurs chevaux et nous les suivons vers l'ouest jusqu'à ce que nous arrivions à la clôture qui bâille à travers la plaine. Les hommes s'abritent dans la moindre tache d'ombre tandis qu'ils aiguisent leurs tronçonneuses. Personne n'a emporté de cisailles, si bien qu'ils doivent utiliser le plat de la lame de leurs machettes pour casser le fil. Je demande : « Qu'est-ce que vous allez faire avec le fil ? » Le sergent kaibil lève la tête. « On le laisse ici, comme ça, ils ne pourront pas dire qu'on est des voleurs. »

Le premier à couper les barbelés est Ronnie, un garde du parc. Il découpe les poteaux avec une satisfaction sinistre. Peu de temps après la création du Bouclier, un groupe d'une vingtaine d'envahisseurs à cheval l'ont capturé avec deux camarades alors qu'ils taillaient des coupe-feu. Les envahisseurs ont ligoté les gardes « comme des bœufs » et les ont emmenés à La Florida, une des « colonies » illégales sur les terres défrichées, où une foule s'était rassemblée. Un homme en fauteuil roulant a sorti un bidon d'essence. Les villageois ont d'abord envisagé de les brûler vifs, avant de finalement les traquer à coups de pistolet jusqu'à ce qu'ils tombent d'épuisement. Les envahisseurs leur ont fait signer une déclaration de soutien à leur occupation des terres et les ont renvoyés. Cette fois-ci, Ronnie a des armes avec lui.

Vers midi, tout est calme quand une voix s'élève : des cavaliers à l'horizon. Les tronçonneuses s'arrêtent, les hommes blêmissent. « Je crois qu'ils essayent de nous encercler », dit le sergent kaibil. Il se hisse sur des barbelés et se tient en équilibre dessus comme un oiseau, en se retenant au canon d'une carabine tendue par l'un de ses hommes. Mais les cavaliers qui sont après nous, si tant est qu'ils le soient, ne se montrent pas. La destruction de la clôture prend trois journées éreintantes. Un matin, je m'esquive et marche jusqu'aux ruines de Sacnite avec Peralta, le guide d'Uaxactun qui a sauvé McNab des pilleurs de tombes. Les pyramides sont maintenant des collines, les esplanades des parcs ouverts où les singes hurleurs poussent des cris et fourragent dans la canopée. Les acacias sont dispersés entre les ruines, les motifs irréguliers de leurs écorces font un écho irréel aux visages anciens qui nous regardent depuis les stèles mayas – et dans les arbres, nous apercevons les visages curieux des aras rouges.

Des bœufs Brahman sur une pâture illégale.

De retour à Flores, McNab attend de voir comment les envahisseurs vont réagir au raid. En retirant les poteaux de la clôture, il a clairement provoqué les éleveurs. Que vont-ils faire ? Quand je lui demande, il hausse les épaules. « Ça ne doit pas nous empêcher d'agir. L'inquiétude mène à la paralysie. » La réponse ne se fait pas attendre. Une semaine après la mission de destruction de la clôture, des hommes armés encerclent des gardes forestiers en train de débroussailler des coupe-feu, les retiennent prisonniers un moment et les forcent à signer une lettre déclarant leur soutien à l'occupation des terres par les envahisseurs. Même si les gardes s'en sortent sains et saufs, l'incident met en évidence les menaces qui pèsent encore sur le parc.

Il y a tout de même des évolutions encourageantes. Environ une semaine après le raid, une vieille femme maya fait son apparition dans les bureaux de la WCS et se présente comme la chef de la colonie d'envahisseurs à La Florida. Elle y vit depuis 17 ans avec ses enfants et souhaite passer un marché. « Nous n'avons nulle part d'autre où aller », dit-elle.

McNab la traite avec courtoisie. Il a lui aussi besoin de passer un marché. Il y a maintenant 33 colonies à Laguna del Tigre, en grande majorité illégales. « On ne va pas pouvoir expulser tous ces gens de la réserve, donc comment faire en sorte que tout le monde soit gagnant ? Pensez à cette famille de paysans qui installait la clôture. Ce n'est pas une situation très enviable. Est-ce que ce ne serait pas mieux s'ils pouvaient vivre de l'agriculture en sécurité, avec de vrais droits fonciers ? »

Il considère que la solution serait de combattre le crime organisé tout en parvenant à la paix avec les paysans qui souhaitent suivre de bonnes pratiques environnementales en échange d'un endroit où vivre, comme c'est le cas à Uaxactun. Il y a du mouvement sur ce front-là aussi. En mars 2016, un procureur fédéral inculpe plusieurs membres du clan Mendoza, une famille puissante dans le crime organisé local, pour s'être emparés de pâturages appartenant à des paysans. La WCS et ses partenaires espèrent aider à renforcer la démocratie locale. Par exemple, ils offrent des tickets de bus aux groupes communautaires pour qu'ils puissent se rendre à Flores et harceler leurs représentants sur des questions comme, mettons, les installations de captages des eaux qu'on leur a promises pendant les élections.

Il y a une autre bonne nouvelle : McNab a un avion. Il a convaincu un pilote en mission médicale à Cuba de faire un détour par le Guatemala avec son élégant avion quatre places. Le 9 avril 2016, lui, McNab et moi avons survolé la réserve. Après avoir pris de l'essence dans un hangar de l'armée plein à craquer de DC-3 et de Cessna confisqués aux trafiquants, nous volons au-dessus de Flores et des plaines de Laguna del Tigre en flammes sous nos pieds. Nous traversons la réserve et planons le long des falaises de calcaire qui déchirent la forêt comme les proues de navires colossaux.

Quelques années plus tôt, un vol comme celui-ci a aidé McNab à convertir un évêque sceptique qui croyait, jusqu'à ce qu'il voie par lui-même, que la forêt servait à loger les paysans dans le besoin. Et les dégâts sont considérables : Laguna del Tigre est désormais un territoire peuplé, les lacs et les rivières ont maintenant une teinte ocre. Nous volons si bas que le pilote automatique nous crie de reprendre de l'altitude, nous survolons des clairières jonchées d'arbres renversés comme des allumettes, et d'énormes ranchs curieusement dépourvus de bétail. Et partout au-dessous de nous, des feux brûlent. « C'est une vraie plaie quand ils font ça », s'énerve McNab en pointant du doigt une colline érodée. « Ça va mettre 200 ans à repousser. Ça va s'éroder jusqu'au calcaire. » Il montre les arbres abattus au-dessous de nous. « Non mais ils vont tout brûler ! Fais-moi un demi-tour à 360°, aussi serré que tu peux. » Ce sont les paysans qu'il traque depuis quelque temps. « C'est donc là qu'ils se cachent. C'est là qu'on va tendre notre piège. »

Nous montons en flèche au-dessus de la forêt épargnée, un tapis de verdure soufflant et écumant de rage contre les flammes qui dévorent la plaine. Donnez-lui quelques étés sans incendies, et la forêt repoussera et submergera à nouveau les plaines, comme elle a englouti les cités mayas. Nous volons au-dessus des temples gratte-ciel de la métropole d'El Mirador, couverts d'arbres jusqu'au sommet. « Regarde ça, dit McNab. Le New York des Amériques à l'époque de Jésus-Christ. » Et regarde maintenant. Deux millions de personnes ont vécu là et, en un clin d'œil géologique, la forêt est revenue. Nous décrivons un petit cercle au-dessus du temple le plus haut, la terre s'étend en contrebas, verte et intacte, les réservoirs et les routes antiques à peine visibles sous l'épaisse forêt. « Bon, dit finalement McNab, on rentre sur la terre du feu. » Et nous virons vers l'ouest, en direction de la fumée qui s'élève en colonnes sous le soleil couchant.