FYI.

This story is over 5 years old.

Broadly DK

Une brève histoire du lien entre la mode et la mort

Accessoires empoisonnés, corsets trop serrés ou robes teintes à l’arsenic – nombre de femmes ont péri dans leur quête de beauté.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR
Photo via Getty
Photo via Getty

BroadlyCet article a été initialement publié sur Broadly.

En 1995 paraissait dans le New Yorker la série photographique In Memory of the Late Mr. and Mrs. Comfort, de Richard Avedon. Ce soi-disant shooting de mode mettait en scène une mannequin (Nadja Auermann), vêtue de somptueux vêtements, dans divers scénarios : en train de balayer, de poser devant un appareil, d'embrasser son partenaire. Le piège ? Son partenaire n'était autre qu'un squelette. Lui aussi habillé, ses costumes pendaient maladroitement sur sa cage thoracique et un chapeau était posé sur son crâne avec une élégance désinvolte. Cette série était à la fois dérangeante et profondément belle – la vie et la mort s'y côtoyaient littéralement dans un mélange de chair, d'os et de tissus.

Publicité

Il s'agissait là d'une analyse intelligente de la fascinante relation entre la mode et la mort. Les vêtements restent collés à la peau tout au long de notre vie, et continuent d'exister longtemps après que notre cadavre est décomposé. Pas étonnant, donc, qu'on ait conscience de leur statut de memento mori.

Mais le rapport des vêtements avec la mort est plus compliqué qu'il n'y paraît, et dépasse le simple cadre du rappel de la vanité inhérente des êtres humains : au fil des années, les vêtements ont provoqué des décès avec une régularité surprenante. Comme le souligne Alison Matthews David, historienne de l'art, dans Fashion Victims: The Dangers of Dress Past and Present, « les vêtements, censés protéger notre chair fragile du danger, échouent souvent de manière spectaculaire à cette tâche importante ».

Si les mots « vêtements dangereux » nous font aussitôt penser aux corsages ou aux pieds bandés – puissants symboles de la restriction féminine et des dommages physiques infligés par la quête de la beauté – leur histoire est en réalité longue et variée. Le livre de Matthews David décrit un nombre important de décès liés au port de vêtements, allant des longs châles qui étranglent la personne qui les porte (un sort subi par beaucoup, dont la danseuse Isadora Duncan) aux talons hauts qui provoquent des accidents de voiture, en passant par les jupes fourreau qui offrent une mobilité réduite et entraînent des conséquences pouvant aller du préjudiciable (tibias meurtris) au fatal (noyade).

Publicité

« A cutting wind, or the fatal effects of tight-lacing », bande dessinée satirique datant de 1820 environ. Via Wikipedia

L'idée de vêtements mortels existe depuis des millénaires – depuis la robe empoisonnée de Médée – mais l'un des cas les plus célèbres remonte XIXe siècle, dans le Blanche-Neige des frères Grimm. Quand la méchante reine de l'histoire, poussée par la jalousie, ne parvient pas à étouffer sa belle-fille avec un corset trop serré, elle penche pour une autre méthode : « Et, avec son art de sorcière, elle fabriqua un peigne empoisonné. »

Tout comme la véritable reine du XVIe siècle Catherine De Medicis, accusée d'avoir empoisonné des gants parfumés, la méchante reine transforme des accessoires en armes : « À peine avait-elle entré le peigne dans les cheveux de sa victime, que le poison commença à agir, et que la jeune fille tomba raide par terre. » En fin de compte, ça ne fonctionne pas ; il faudra la fameuse pomme pour venir à bout de Blanche-Neige. Mais l'image est frappante, et l'idée selon laquelle les vêtements ont la capacité de nuire s'adapte parfaitement à l'exploration de la vanité et à l'obsession du visuel.

La reine rend visite à Blanche-Neige et lui offre des accessoires potentiellement fatals. Peinture de Franz Jüttner via Wikipedia

Passons au vingtième siècle et à une tout autre histoire – une légende urbaine, en l'occurrence – célèbre en Amérique. Jan Harold Brunvald, folkloriste, expose les grandes lignes de la version la plus commune : « Une jeune femme met une nouvelle robe pour aller danser. Plusieurs fois au cours de la soirée, elle se sent faiblir et se fait escorter dehors pour prendre l'air. Finalement, elle tombe malade et meurt dans les toilettes, écrit-il. L'enquête démontre que la robe a provoqué sa mort. En effet, elle avait servi de robe funéraire pour une autre jeune fille, avant d'être retirée du cadavre et retournée en boutique. Le formaldéhyde que la robe avait absorbé à partir du cadavre a pénétré les pores de la danseuse. »

Publicité

Comme dans Blanche-Neige, la peur (voire le sentiment d'horreur) repose sur l'idée que des vêtements peuvent, de manière invisible – et imprévisible –, faire du mal. Ils sont pourtant censés nous protéger, nous tenir chaud, parer nos corps – pas le contraire.

Aussi intéressants que soient ces contes, un des exemples d'empoisonnement les plus parlants n'a pas été causé par de la malveillance (ou par les vêtements d'un cadavre), mais par un pur défaut de production. Dans Fashion Victims, Matthews David raconte comment, à la fin du XVIIIe siècle, l'hydrogénoarsénite de cuivre est devenu un pigment populaire pour la teinture des vêtements. Aujourd'hui, un de ses ingrédients cruciaux – l'arsenic – est considéré comme mortel. D'abord appelé « vert de Scheele » puis « émeraude », cette substance affreusement verdoyante était mortelle pour ceux qui la manipulaient.

« La valse de l'arsenic : la nouvelle danse de la mort. » Illustration via National Geographic

Les effets secondaires de cette substance allaient des plaies jusqu'à, dans de nombreux cas, la mort. Les ouvriers qui produisaient ces articles, dont la plupart étaient des femmes, ont énormément souffert. Si ces décès ont fait les gros titres (et, comme le rappelle David, l'objet d'un reportage frappant du Dr A.W. Hoffman paru dans le Times, intitulé « La danse de la mort »), les conditions de travail dangereuses étaient encore largement ignorées. De même, le processus de fabrication des chapeaux – qui impliquait de brosser un mélange de mercure et d'acide sur des peaux d'animaux – a entraîné chez les ouvriers une horrible gamme de symptômes physiques et psychologiques (ce qui aurait inspiré le personnage du Chapelier fou dans Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll).

Publicité

Pourquoi ces exemples sont-ils si fascinants ? Pourquoi sommes-nous attirés par ces histoires franchement horribles ? Est-ce parce qu'elles mêlent le macabre à l'esthétique ? Les décès entraînés par une robe de bal ou une belle coiffure sont-ils plus intéressants, moins prosaïques, que les autres ? Ou bien est-ce leur côté genré : le phénomène séculaire selon lequel, note David, la faute est attribuée au « désir de nouveauté irrationnel des femmes plutôt qu'aux intérêts économiques des hommes » ? Après tout, poursuit-elle, l'establishment médical n'a pas tardé à blâmer les femmes pour « des risques sanitaires causés par des problèmes plus vastes. »

Une crinoline en flammes, via Wikipedia

En 1958, un reportage du New York Times évoquait « la moyenne de trois décès par semaine dus à une crinoline, ce qui devrait effrayer même les membres plus irréfléchies du beau sexe ; et les rendre, tout au moins, attentives à leurs déplacements et à leur comportement. Espérons que ça les dissuade d'adopter une mode si périlleuse. » La mode de la crinoline était une menace bien réelle – et a, entre autres, coûté la vie aux deux demi-sœurs d'Oscar Wilde, Emily et Mary. Reste que les victimes étaient toujours tenues pour responsables de leur sort. Leur frivolité, disait-on, leur avait coûté la vie.

Mais comme le démontrent les nombreux empoisonnements au mercure, les dangers de la production de vêtements pesaient aussi bien sur les hommes que sur les femmes au sein de la classe ouvrière. Que ce soient des peignes qui explosent à haute température, des produits chimiques toxiques qui noircissent les ongles et font tomber les dents, ou des jupes trop longues qui se prennent dans les machines, tous ces incidents évoquent une même réalité : la souffrance des ouvriers de l'industrie textile.

Quand le poète et philosophe Giacomo Leopardi a écrit un dialogue entre la Mode et la Mort en 1824, il a imaginé que la première racontait à la seconde : « Nous avons pour nature et coutume communes de sans cesse renouveler le monde. » Ce renouveau incessant a des conséquences ; si les tentatives d'assassinat via des accessoires toxiques peuvent susciter l'attention, l'histoire des vêtements mortels est révélatrice d'une industrie non réglementée et d'un monde en quête perpétuelle de « nouveauté » – et ce, quel qu'en soit le prix.